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232. Petits arrangements locaux pour accepter l’impensable

Si le délit de démocratie montre une fragilité profonde vis-à-vis de l’extérieur, les réseaux de villes sont aussi menacés de l’intérieur, par ceux-là mêmes qui les ont créés. En effet, nées d’une réaction, combinée à une intuition politique, ces expériences ne sont pas toujours totalement intégrées par les élus qui les ont portées. Pour faire à nouveau référence à Giddens (1987), ces fragilités témoignent d’une conscience pratique qui n’a pas totalement pénétré la conscience discursive ; ou peut-être, de la conscience que ce changement de registre est politiquement trop risqué pour être verbalisé dans une forme de revendication. C’est ainsi qu’au détour de petites phrases ou de questionnements quasi existentiels on voit émerger des situations paradoxales qui révèlent la difficulté pour les acteurs publics locaux d’ouvrir leur spatialité au

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registre réticulaire incarné par ces expériences.

Devant cet inconnu que l’élu ne maîtrise pas vraiment et qu’il a même du mal à penser parfois, il se réfugie dans le connu représenté par son territoire et sa territorialité. Ces petits arrangements sont destinés à faire accepter aux citoyens et aussi, peut-être surtout, à accepter eux-mêmes ce qu’ils ne parviennent pas à penser.

• « Le réseau de villes sera celui des habitants ou ne sera pas » Cette petite phrase figure en lettres capitales dans un courrier, daté du 27 novembre 1992, adressé aux acteurs locaux pour les inviter à une réunion publique qui s’est tenue le 18 décembre de la même année à Tarbes. Si cette lettre est signée par les trois maires, cette phrase est le leitmotiv principal du maire de Tarbes. Elle renvoie en fait au délit de démocratie présenté plus haut. Raymond Erraçarret, maire communiste de la préfecture des Hautes-Pyrénées, est idéologiquement très attaché à la participation citoyenne dont son parti s’est fait le chantre. Il a conscience que cette politique des réseaux de villes, pilotée par les édiles des villes-centres, échappe complètement à la population tant en termes de lisibilité qu’en tant que scène du débat social. Il ressent vis-à-vis de cette situation un certain malaise même si son intuition politique le pousse dans ce sens. En écrivant ces mots, il cherche à rassurer et à se rassurer. Il recadre cette expérience dans ce qu’il estime être audible par les citoyens. Cette attitude est louable dans la mesure où, par là, il entend rester fidèle à ses principes. Pourtant elle révèle un paradoxe profond puisque les principes au fondement du réseau de villes : électivité, souplesse, discontinuité, sont totalement en phase avec la « société des modes de vie » telle que la décrit Jean Viard (Viard, 2011), une société qui a totalement intégré le registre réticulaire dans sa spatialité. Les Béarnais et les Bigourdans se meuvent dans ce système spatial, jouent avec un ensemble de ressources éclatées au sein de cet espace élargi qui enserre une partie de leurs spatialités réticulaires. Mais jouer sur ce registre est vécu par l’acteur politique comme une mise en danger par défaut de légitimité et renvoie à l’incapacité à penser l’espace autrement qu’en aire.

• « Pau est leader du réseau de villes Pau-Tarbes-Lourdes » Dans le même esprit d’affichage auprès des citoyens, de l’autre côté de la frontière régionale, le maire de Pau joue sur une autre corde qui révèle à peu près la même chose. La petite phrase titre est tirée de la lettre adressée aux Palois par André Labarrère avant les élections municipales de 1996. Au moment où il remet son mandat en jeu sur son territoire, il éprouve le besoin de légitimer le réseau de villes par le leadership qu’y exerce sa cité. Or associer le leadership à ce genre d’expérience, fondée sur l’horizontalité des rapports, est incongru et pourrait laisser penser que le maire de Pau n’a pas compris ce qu’il était en train de construire. Mais il faut sans doute accorder à André Labarrère un peu plus de subtilité politique et chercher l’explication de cette phrase dans le doute qui l’habite au moment de justifier cet « investissement » auprès des habitants de son territoire qu’il sait peu informés de l’expérience. En écrivant cela, à l’inverse de son homologue tarbais, il ne fait pas de leur implication un objectif, mais il veut tout de même leur montrer qu’en assurant le leadership de l’opération ce sont bien les Palois qui récolteront les fruits de la coopération. Ainsi, le maire de Pau, au moment de revenir aux affaires territoriales essaie de rassurer son territoire en montrant que le réseau de villes joue pour lui. S’il s’agit bien d’un jeu politique, d’une rhétorique totalement maîtrisée par ce personnage rompu aux joutes locales, il témoigne tout de même du doute qui accompagne le

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changement de registre en termes d’efficacité politique.

Ces deux exemples sont tirés d’une expérience, Pyrénées Métropole, qui n’a pas survécu bien longtemps aux errements de la politique qui la portait. Peut-être faut-il voir dans ces doutes, émis par les principaux protagonistes que j’avais considérés comme « partagés » (Tesson, 2000), les marques de sa fragilité et peut-être même les causes profondes de sa disparition.

•« Pendant un an, on était sur le 50e anniversaire du

débarquement, maintenant on relance le réseau de villes »

Un autre élément de fragilité est contenu dans cette autre petite phrase prononcée par le directeur de cabinet du maire de Caen en réponse à ma question concernant la mise en sommeil du réseau de villes Normandie Métropole. Nous sommes en août 1994 et alors que mes sollicitations régulières n’avaient pas porté leurs fruits, le cabinet du maire de Caen acceptait enfin de me recevoir alors même que je partais pour un « tour de France des réseaux de villes », sur mon terrain de thèse. On peut comprendre cette phrase comme l’aveu que le réseau de villes n’est pas une priorité pour les acteurs locaux. Dès que des causes supérieures, considérées comme telles, entrent en jeu, le dossier du réseau de villes est le premier à disparaître de l’agenda. Il faut voir dans cette histoire une fragilité du réseau qui ne parvient pas à s’imposer comme une priorité. Pourtant cette éclipse temporaire correspond finalement assez bien aux principes du registre réticulaire. En effet, la souplesse des liens construits dans la discontinuité spatiale et leur caractère non exclusif autorisent l’éphémère et la discontinuité temporelle. Dans un parallèle avec les spatialités individuelles, cette situation n’est pas sans rappeler celles qui marquent la vie des individus. Si l’on prend l’exemple d’un couple hypermobile dont la spatialité éclatée dessine un archipel complexe au sein d’un espace très vaste, fait de points d’accroche urbains au sein d’une agglomération et de multiples points épars liés à une fonction récréative très développée, que se passe-t-il lorsqu’un enfant arrive au sein du ménage ? La spatialité du couple va nécessairement changer. Il est probable que les bribes de territorialités vécues dans la proximité de leur lieu de résidence, jusqu’ici fractionnées et minimalistes, se densifient et, à l’inverse, que de nombreux liens faibles structurant leurs réticularités soient mis en sommeil ou mobilisés de façon différente. La famille va être amenée à déterminer des priorités spatiales qui peuvent conduire à un investissement du registre territorial et à une mise entre parenthèses d’une partie des réticularités. Ce sont les pulsations de la vie qui poussent les individus à faire des choix. Le maire de Caen se retrouve finalement dans une situation identique, il doit faire le choix entre l’animation du réseau de villes, qui joue l’ouverture réticulaire, et la célébration de la mémoire du territoire, qui de plus rejoint la mémoire d’une nation tout entière. Le dossier réseau de villes est le premier à disparaître parce qu’il n’est pas considéré comme essentiel, il n’est pas du côté du besoin primaire, là où l’on trouve les compétences traditionnelles des territoires institués : ramassage des ordures, action sociale, police, instruction des documents d’urbanisme…

Si l’on y regarde de plus près, ce comportement est donc totalement en phase avec le registre réticulaire et pourrait donc être rangé dans la catégorie des arguments permettant une compréhension de l’ouverture réelle de l’acteur politique local à la réticularité. Néanmoins, on peut considérer que la mise en sommeil du réseau montre aussi que cette ouverture ne parvient pas à être considérée comme une priorité et que le défaut de maîtrise et d’expérience concernant ce registre de spatialité peut très facilement conduire à l’oubli. Une fois enfoui sous la pile des

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dossiers prioritaires, celui-ci peut ne jamais refaire surface. C’est pourquoi j’avais mis en lumière très tôt le rôle de l’animateur du réseau, un individu pour lequel le réseau de villes serait la priorité et qui pourrait faire perdurer la mémoire et assurer sa pérennité minimale. Car il s’agit bien d’assurer sa pérennité, non pas dans sa forme puisqu’il peut éventuellement changer de géométrie et d’objectifs, mais dans son esprit. Le déficit démocratique repéré plus haut, la difficulté des élus à s’approprier ce mode de faire et leur doute relativement à son efficacité politique, l’importance permanente des dossiers quotidiens, plus « territoriaux » sont autant d’obstacles à son installation dans les registres mobilisables. L’animation autonome permet de maintenir le réseau de villes dans l’agenda politique pour assurer la veille des projets lancés et en susciter de nouveaux.

•La géométrie variable vécue comme une trahison

Parmi les principes qui structurent le registre réticulaire de spatialité figure la géométrie variable des alliances. Si l’on garde la référence à la définition que donne Salvador Juan (1991) du réseau social comme « communauté potentielle d’action », on peut imaginer la possibilité pour les villes de nouer des liens non seulement éphémères, mais aussi non exclusifs. Pourtant, si l’on excepte le

réseau de villes très singulier baptisé « Oise la vallée46 », animé par une structure de type Agence

d’urbanisme, peu d’expériences ont tenté la géométrie variable dans le périmètre des partenariats. Le seul exemple observé concerne une fois de plus les acteurs engagés dans l’association AIRE 198. Tout d’abord, la ville de Poitiers a tenté de compléter son alliance avec Niort, Angoulême et La Rochelle en s’associant de manière ciblée avec Limoges d’une part, et d’autre part, dans une approche plus locale, avec Châtellerault. Mais cette diversification des partenariats n’a pas rencontré l’enthousiasme des partenaires. De leur propre aveu, cette ouverture de certains vers d’autres alliés a été ressentie par les autres partenaires comme une infidélité, voire une trahison. Si l’on peut accepter que certains projets spécifiques ne concernent qu’une partie de membres du réseau, il est bien difficile de supporter l’idée qu’un des membres cherche un partenaire à l’extérieur. Quelque part, cette réticence fait apparaître le réseau originel comme une entité qui se pérennise et abandonne par là une partie de sa souplesse réticulaire pour tendre vers un fonctionnement… territorial. On peut y voir une analogie avec une certaine vision du couple et du mariage. Le mariage, ou du moins la pérennisation d’un couple, représentent culturellement une forme de territorialisation des modes de vie, l’obligation faite au couple marié de vivre sous le même toit en est une traduction. Mais au-delà de la loi, une fois en couple il n’est plus question de chercher dans son carnet d’adresses la personne avec laquelle je vais pouvoir sortir pour voir tel film au cinéma. Le choix est fait, imposé par le « territoire » dessiné par votre couple, et il ne reste plus qu’à convaincre celui ou celle dont vous avez épousé le destin et le quotidien. L’évolution de notre être en couple moderne peut aussi être comprise comme l’intégration, dans le couple, du registre réticulaire de spatialité. À partir du moment où le réseau de villes se transforme en mariage, la géométrie variable potentielle est ressentie comme une infidélité. Mais l’association ultérieure de La Rochelle et Rochefort témoigne sans doute d’une lente évolution vers l’acceptation de la variabilité de la géométrie des alliances.

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• « Et si l’on créait un SIVOM ? »

Mais la territorialité ne rattrape pas le réseau de villes uniquement de manière incidente et extérieure, elle s’invite parfois au sein même de la structure lorsqu’il s’agit de réaliser des actions. L’absence de compétences reconnues de ces structures associatives induit une incapacité d’action. Pour agir, les réseaux de villes sont obligés, la plupart du temps, de trouver des partenaires compétents auxquels ils vont confier la maîtrise d’œuvre du projet. Ces partenariats retrouvent le territoire puisqu’il existe peu de structures compétentes qui échappent à la logique territoriale. Cette situation est souvent difficile à accepter par les acteurs politiques impliqués dans le réseau puisque cela signifie que les retombées médiatiques et donc politiques des projets leur échappent. Comment revendiquer une réalisation pourtant essentielle pour le développement alors que je n’en suis pas le porteur officiel ? Ceci explique la faiblesse du nombre de réalisations concrètes à mettre à l’actif des réseaux de villes. Ainsi, alors que les maires de Pau, Tarbes et Lourdes ont milité, dans le cadre du réseau de villes Pyrénées métropole, pour l’arrivée d’une IRM à l’hôpital de Pau, la victoire ne peut pas leur être créditée tant ce sujet ne relève pas de leur compétence. On va louer le travail des directeurs des hôpitaux, celui des conseils généraux… On peut comprendre que les élus en ressentent une certaine frustration.

C’est la raison pour laquelle il est parfois arrivé que les élus soient tentés par une structuration plus aboutie qui leur aurait permis de bénéficier des retombées des projets lancés en en assumant la maîtrise d’œuvre. Dans ce cas, lorsqu’ils cherchent la forme juridique appropriée, ils retombent irrémédiablement sur le territoire. C’est ainsi que les élus du Triangle, alors qu’ils réfléchissaient sur la question touristique, et sur ses ressources potentielles, se sont aperçus que ces dernières se trouvaient pour l’essentiel en dehors de leurs territoires et de leurs compétences. Le lac du Der, les forges rurales et le patrimoine bâti de l’interstice échappaient à leur capacité d’action. Pourtant, ils considéraient que la promotion d’un patrimoine transrégional avait du sens et ils souhaitaient s’en saisir. On peut discuter sur l’opportunité pour un réseau de villes de se saisir de cette question dont le caractère territorial est assez marqué, mais ce n’est pas la question qui m’intéresse ici. La première idée qui a traversé l’esprit des élus a été le SIVOM. En effet, en entraînant les autres élus dans l’aventure et en constituant un SIVOM pour assurer la gestion de cette promotion touristique « transfrontalière », ils maîtrisaient politiquement le projet et pouvaient en recueillir les dividendes politiques. Mais, par là, ils transformaient le réseau de villes en territoire, ils abandonnaient la réticularité pour revenir à la territorialité.

Cette option, choisie par le Triangle, pourrait avoir un sens et révéler une capacité d’adaptation, une tactique (Certeau, 1990) rusant avec le propre de l’autre, territorial. Mais il est bien difficile de faire cette lecture ici tant il semble que ce qui a piloté cette solution est bien le réflexe territorial, la quête du connu pour se rassurer face à l’impensable. Le site Internet du Triangle ne masque d’ailleurs pas cette territorialisation du réseau : « le territoire du triangle est un territoire de fait »47. Cela s’affiche jusque dans l’URL choisie : « www.territoire-triangle.fr ». La solution réticulaire aurait été d’organiser la porosité des territoires existants en accompagnant la mise en cohérence de la gestion et de la promotion des ressources touristiques locales par les structures existantes comme cela s’est fait en Poitou-Charentes, pour les ressources touristiques et événementielles des agglomérations.

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Cette anecdote témoigne du réflexe territorial qui reste moteur de l’action publique. D’une part, la première solution est toujours le territoire, d’autre part, lorsqu’on tente d’aborder la question sur un autre registre, le registre territorial revient sur la table à la moindre difficulté, au moindre doute ou dès que la frustration politique est trop forte.