Une approche des mobilités par les trajectoires de vie
Carte 19 : Polarisations migratoires en 2008 des municipes de l’Altiplano Sud
Au final, certains lieux comme Uyuni, Oruro et La Paz/El Alto sont communs à l’espace migratoire régional et national des cinq communautés étudiées. Mais la configuration spatiale différenciée des aires des destinations obéit, en toute logique, aux effets de localisation, de proximité et d’accessibilité des lieux qui sont inscrits, dans certains cas, dans une forte tradition historique comme pour les migrations vers le Chili. Ces spécialisations ou filières migratoires aux échelles locales, comme nous le verrons plus loin, sont aussi à mettre en relation avec les formes d’insertion professionnelle des migrants dans les lieux de destination.
Il est possible dès lors, en croisant nos données d’enquêtes avec celles de J. Parnaudeau pour les municipes de Llica, Salinas et Tahua (Parnaudeau, 2006) et celles de l’INE (voir chapitre 2), d’avoir une vision plus large et plus complète des polarisations migratoires par grandes zones pour l’ensemble de l’Altiplano Sud (carte 19). Donnant lieu à une configuration en étoile, les aires migratoires de chaque grande zone de l’Altiplano Sud (repérée par rapport à sa position au salar d’Uyuni : nord, est, sud et ouest) ont chacune leur axe de polarisation préférentielle.
Schématiquement, le nord et l’est du salar sont orientés vers les villes de l’intérieur de la Bolivie, tandis que la frange frontalière ouest et sud est orientée vers le Chili (depuis les années 2000 pour le sud et plus anciennement pour l’ouest du salar).
Carte 19 : Polarisations migratoires en 2008 des municipes de l’Altiplano Sud
Élaboration propre à partir de différentes sources : enquêtes par entretiens 2007/2008 ; Parnaudeau, 2006 et INE, recensement 2001.
4.1.2.2. L’attraction croissante de la ville
Appréhendées sur le temps des cycles de vie des populations, les trajectoires de mobilité résidentielle des populations de cette région sont donc marquées par une relative dispersion des lieux de destination, guidée cependant par des logiques de proximité spatiale et des effets de filières géographiques préférentielles. Dans ce contexte, qu’en est‐il de la différenciation entre destinations rurales et urbaines ? Voit‐on apparaître des filières plus urbaines, ou d’autres plus rurales, selon les communautés ? Les individus, dans leurs parcours migratoires, ont‐ils une pratique exclusive ou préférentielle de la ville ou alors de la campagne ? Ou combinent‐ils les deux types de destinations ? Enfin, voit‐on apparaître, au cours des dernières décennies, un changement dans les types de destination : la ville devient‐elle de plus en plus attractive ? Nous utilisons ici la définition statistique de l’urbain, à partir du critère des 2000 habitants.
Nous présentons dans la figure 28 la répartition des destinations urbaines et rurales par communauté recensées, comme dans nos analyses précédentes, sur l’ensemble des 139 trajectoires migratoires des individus enquêtés. Aucune des communautés étudiées ne montre de filière préférentielle, soit vers l’urbain, soit vers le rural. On observe, au contraire, une répartition égale entre les deux types de destination.
Figure 28 : Caractère urbain ou rural des destinations migratoires par communauté de 1934 à 2008 (sur l’ensemble des migrants enquêtés par communauté)
Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008.
Cela étant, l’espace migratoire des populations de l’Altiplano Sud s’est reconfiguré au fil de l’histoire régionale et nationale. Les cycles se sont succédés, certaines destinations ont disparu tandis que d’autres sont apparues. Ces évolutions sont lisibles dans les trajectoires de la mobilité résidentielle à partir d’une analyse de la succession des destinations migratoires régionale, nationale ou internationale, que nous avons réparties en grandes périodes (voir en annexe 18 les figures qui restituent le détail des destinations par période).
La figure synthétique ci‐dessous (Fig. 29), qui considère le nombre cumulé d’événements migratoires recensés dans les trajectoires individuelles, montre une forte croissance des destinations urbaines en l’espace d’un demi‐siècle, allant de pair avec le processus d’urbanisation du pays qui démarre dans les années 1950 ; tandis que la part des destinations rurales est de presque 50% sur la totalité des événements migratoires recensés entre 1934 et 1970, elle n’est plus que de 20% sur la période 2000‐2008.
Candelaria San Juan Chilalo Palaya Otuyo Moyenne Nombre de
et ce, sur un pas de temps décennal, nous constatons une augmentation continue du nombre des destinations jusqu’en 1980, suivi d’une réduction significative dans les années 2000 qui retombe au niveau des années 1960. Par ailleurs, une répartition pratiquement égale entre destinations rurales et urbaines se maintient, avec cependant une légère tendance à la baisse du nombre de destinations rurales dans la dernière décennie. Ce constat, qui vient largement nuancer le précédent, traduit le fait que ce n’est pas en termes de nombre de lieux pratiqués que la part des migrations rurales diminue, mais en termes de fréquence de la mobilité. Autrement dit, les migrations vers l’urbain cumulent plus d’événements migratoires que les destinations rurales73.
Figure 30 : Évolution du nombre de destinations en fonction de leur caractère urbain ou rural par période (pour l’ensemble de l’échantillon, 139 individus)
Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008.
Enfin, à l’échelle des individus migrants (tableau 30), seulement 11,5% des individus ont une expérience exclusivement rurale contre 46% seulement en milieu urbain. Les autres migrants (42%) ont combiné au cours de leur trajectoire destinations rurales et urbaines. Une très grande
73 Il faut tenir compte également du fait que certaines localités rurales, du fait de leur croissance démographique, ait
pu passer dans la catégorie de l’urbain, ce dont ne tiennent pas compte les données présentées ici.
majorité de l’échantillon a donc une expérience migratoire en milieu urbain. Notons simplement que Palaya, la plus excentrée à l’ouest, est la communauté où les migrations sont le plus tournées vers le rural.
Tableau 30 : Part des destinations urbaines et rurales dans les expériences migratoires (en % des migrants enquêtés par communauté)
San Juan Chilalo Otuyo Candelaria Palaya Total
Expérience uniquement rurale 12,5 3,2 4,0 8,0 38,9 11,5 Expérience uniquement urbaine 37,5 71,0 52,0 40,0 22,2 46,0 Combinaison des expériences
urbaines et rurales 50,0 25,8 44,0 52,0 38,9 41,7
Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008.
Cette tendance globale à l’urbanisation des destinations migratoires concerne aussi bien les échelles régionale et nationale, qu’internationale. Nous pouvons distinguer, d’un côté, les destinations migratoires qui se sont maintenues depuis les années 1950 et, de l’autre, celles qui ont disparu depuis une dizaine d’années. Ces dernières concernent en particulier les localités minières en Bolivie et au Chili. À l’échelle régionale (c’est‐à‐dire les départements d’Oruro et de Potosi), la part des migrations vers les centres urbains a connu une croissance surtout à partir des années 1970. Hors de ces départements, les destinations en Bolivie qui émergent également à cette même période concernent les capitales départementales (La Paz, Cochabamba, Santa Cruz). En revanche, les destinations rurales hors de la région, comme les Yungas ou le Chapare 74, ne sont plus des pôles migratoires, notamment depuis les années 2000. À l’échelle internationale, les villes du Chili deviennent des pôles migratoires surtout depuis les années 1990, alors que la migration vers l’Argentine a eu tendance à diminuer depuis les années 2000.
L’attraction de plus en plus marquée de la ville tient à plusieurs facteurs. Tout d’abord, la croissance urbaine en Bolivie, au Chili ou en Argentine a signifié l’ouverture de nouveaux bassins d’emploi pour les populations de l’Altiplano Sud. En deuxième lieu, la ville attire les ruraux par le mode de vie et de consommation qu’elle propose. Ce phénomène est généralisé dans tous les pays du Sud lorsque le pays s’urbanise, et il atteint aujourd’hui les zones rurales périphériques de la Bolivie, y compris les espaces marqués par les cultures indigènes aymara et quechua. Enfin, lorsqu’une filière géographique s’initie, il est fréquent que la migration se diffuse rapidement au sein de la communauté grâce aux réseaux sociaux de parenté, de compérage ou de voisinage. En effet, il est communément admis que la décision du lieu de migration n’est pas simplement guidée par l’opportunité d’un emploi mais aussi par l’activation des réseaux sociaux (Locoh, 1991 ; Ceriani et al., 2004). D’après T. Locoh : « on émigre hors d’un lieu de résidence, rarement hors d’une famille. […] Une migration est donc rarement un départ « à l’aventure ». Presque toujours la famille a déjà des représentants dans une zone d’accueil et l’on enverra le candidat de préférence là où il y a une possibilité d’accueil, une « tête de pont » de la famille. Dans l’amortissement des coûts liés à des migrations, les réseaux familiaux vont donc jouer un rôle clé, en l’absence quasi générale de structures institutionnelles. L’hébergement à l’arrivée, la recherche d’un emploi sont des domaines où les solidarités familiales sont les plus sollicitées » (Locoh, 1991 : 280‐
281). De leur côté, G. Ceriani et al. écrivent : « ce ne sont pas forcément les qualités intrinsèques du lieu qui les attirent [les migrants], comme le fait que l’économie y soit florissante ou qu’il y ait besoin de main‐d’œuvre, mais ce sont les liens qu’ils ont avec d’autres migrants sur place qui vont déclencher la
74 Les Yungas sont les vallées chaudes et humides qui se situent au nord‐est de la Paz, à la retombées des Andes. Le
Chapare se situe dans la partie orientale du département de Cochabamba, en direction de la ville de Santa Cruz.
migration. Ce n’est que dans une deuxième phase qu’ils vont prendre la mesure des opportunités et contraintes du lieu en question et mettre en place des stratégies pour s’y adapter » (op. cit., 2004 : 246).
Le réel tournant en Bolivie se situe dans les années 1950 mais s’amplifie à partir des années 1970. Aujourd’hui, les jeunes vont préférentiellement en ville : « Une façon de comprendre ces phénomènes est de prendre en compte le changement de conception du niveau de vie familial produit à partir de l’émergence de l’État‐nation en 1952. Depuis lors, le niveau urbain est conçoit comme optimal, entendu comme celui dans lequel la famille dispose de certaines facilités technologiques et qui a accès à l’éducation, la possibilité d’épargne et l’accumulation, etc. Ce changement, opéré dans la conception du niveau de vie, a entraîné une estimation d’insuffisance de la production agricole pour atteindre ce niveau de vie posé comme modèle » (Madrid Lara, 1998 : 94).
De fait, le mode de vie et le statut social des urbains sont plus valorisés que ceux des ruraux75. Nous avançons aussi l’idée que la ville, avec son anonymat, peut représenter une échappatoire aux pesanteurs de la vie communautaire en milieu rural, où le contrôle social est fort, et offrir une plus grande indépendance individuelle. Comme l’indique M. Stock, « la mobilité participe d’un processus d’individualisation, c’est‐à‐dire d’autonomie par rapport aux autres membres de la société. Le modèle de l’habiter polytopique pourrait donc correspondre à la formule suivante de l’individualisation géographique : s’impliquer ailleurs, se distancier chez soi » (Stock, 2006 : 8).
4.1.2.3. Récurrence de lieux ?
Après avoir repéré, au niveau des communautés, les effets de filières géographiques dans les pratiques de la mobilité résidentielle, nous proposons d’interroger la récurrence des lieux de migration dans les trajectoires individuelles. Les individus ont‐ils, au cours de leur trajectoire de vie, l’habitude d’un ou plusieurs lieux de migration ?
L’indicateur relatif au nombre de destinations fréquentées au cours de la trajectoire de l’individu complète l’analyse de la différenciation des systèmes de mobilité par communauté.
La figure 31 permet de voir, pour l’ensemble des individus enquêtés, les effets de récurrence des lieux de migration. Nous croisons ici deux indicateurs, celui de l’intensité migratoire (nombre d’événements migratoires) et le degré de diversité des destinations migratoires (nombre de destinations distinctes). Nous constatons que le nombre de destinations augmente de façon pratiquement linéaire avec le nombre d’événements migratoires, ce qui illustre une forte dispersion des destinations par individu, et donc une faible habitude d’un même lieu de migration au cours du cycle de vie.
75 À ce propos, M. Bey (1997 : 389) indique pour le Pérou que « le savoir lié à la maîtrise de lʹagriculture, qui fondait le
pouvoir des anciens, se trouve détrôné par des connaissances livresques et universelles, qui placent la ville au centre du pouvoir.
La communauté se trouve désormais en peine de retenir ses jeunes, nʹayant à leur offrir quʹun enseignement de deuxième ordre et, plus tard, des activités paysannes, objet de mépris dès lʹécole primaire ».
Figure 31 : Intensité migratoire et nombre de destinations des 139 migrants
Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008.
Pour compléter et clore l’analyse, le calcul de l’indice de dispersion par individu (nombre de destinations divisé par l’intensité migratoire) permet de rendre compte des habitudes de lieux de migration. Plus la valeur est faible, plus l’habitude est forte, et inversement. Les résultats par communauté sont indiqués dans la figure 32. Otuyo et Chilalo sont les communautés où la récurrence des lieux de migration est la plus marquée, ce qui est largement moins probant dans le cas de San Juan et de Candelaria. Ces données viennent confirmer les effets de différenciation entre les communautés situées plus à l’intérieur, au cœur du Périsalar, et celles localisées sur la bordure sud et ouest du salar d’Uyuni, à plus forte proximité des axes de communication.
L’accessibilité des lieux joue ainsi un rôle primordial dans la diversification de l’espace migratoire.
San Juan Chilalo Otuyo Candelaria Palaya Total
%
(n = 34) (n = 23) (n = 17) (n = 23) (n=12) (n = 109)
4.1.3. Enchaînement des lieux résidentiels : typologie des trajectoires résidentielles
Après avoir vu les contours géographiques de la mobilité résidentielle, nous focalisons notre attention sur la dynamique spatio‐temporelle des trajectoires résidentielles. Quelle est la logique de succession des lieux de résidence au cours des cycles de vie ? De quelle manière les individus enchaînent‐ils leurs lieux de résidence et ont‐ils une habitude de migration circulaire entre la communauté et l’ailleurs ? Quelles sont les durées d’absence au lieu d’origine ? En somme, peut‐on dégager des profils types des trajectoires migratoires ?
4.1.3.1. Les différentes trajectoires résidentielles
La construction de la typologie des trajectoires résidentielles, comprenant la totalité des individus enquêtés qu’ils aient eu ou non une expérience migratoire, adopte comme critère principal la place de la communauté d’origine dans la succession des lieux de résidence.
Comme nous l’avons vu dans le tableau 26, les individus ont vécu entre un et dix événements migratoires. La dynamique des systèmes résidentiels peut correspondre à différentes configurations. Ceux qui ont un seul événement migratoire peuvent résider aujourd’hui, soit dans leur communauté d’origine, soit dans un autre lieu. Ceux qui ont au moins deux événements migratoires peuvent avoir enchaîné des résidences dans différentes destinations en dehors de leur communauté, ou bien avoir alterné des phases de résidence dans leur communauté et à l’extérieur.
À partir de ce critère de la place de la communauté d’origine dans les trajectoires résidentielles, nous avons identifié quatre types de trajectoires résidentielles pour l’ensemble des 170 individus enquêtés : ceux qui n’ont jamais quitté leur résidence dans la communauté, ceux qui ne sont jamais revenus résider dans la communauté après en être partis, ceux qui ont alterné résidence dans la communauté et migration, et enfin ceux qui ont effectué un seul retour résidentiel dans leur communauté après une expérience migratoire.
La typologie, dans le détail, donne lieu aux profils suivants :
Type 1 : Les individus qui n’ont jamais quitté leur résidence dans la communauté depuis leur première installation. Dans tous les cas, ils sont tous résidents en 2008 dans leur communauté.
Nous avons identifié deux sous‐types selon le moment de l’installation dans la communauté : Sous‐type 1.1. : Individus nés dans la communauté et qui n’ont jamais quitté leur résidence dans celle‐ci. Ce sous‐type inclut des individus migrants qui ont pratiqué la double résidence au cours de leur trajectoire76.
Sous‐type 1.2. : Individus nés en dehors de la communauté, venus ensuite s’y installer et ne l’ayant jamais quitté depuis.
Type 2 : Les individus qui sont partis et ne sont jamais revenus résider dans la communauté (tout au moins jusqu’en 2008 à la date des enquêtes) ; aucun individu de ce type ne réside donc dans la communauté en 2008.
Type 3 : Les individus qui, après un ou plusieurs événements migratoires, sont revenus résider dans leur communauté et n’en sont plus repartis. Ils sont donc tous résidents dans la communauté en 2008.
76 Si la pratique de la double résidence suppose une mobilité résidentielle, nous considérons qu’il ne s’agit pas d’un
changement de résidence mais d’un élargissement de l’espace résidentiel, n’impliquant pas le départ de la communauté.
Sous‐type 3.1. : Absence courte (6 mois à 3 ans).
Sous‐type 3.2. : Absence moyenne (4 à 9 ans).
Sous‐type 3.3. : Absence longue (plus de 10 ans).
Type 4 : Les individus qui ont pratiqué l’alternance résidentielle avec leur communauté, à partir de l’âge de 18 ans. L’alternance signifie que l’individu adulte a quitté au moins deux fois sa communauté pour partir en migration. Ces individus ne résident pas nécessairement en 2008 dans la communauté, ce qui était le cas de 20 migrants sur 38 migrants.
communauté Total Total Absence 6 mois à 3 ans
Nous verrons, en premier lieu, les deux premiers types qui sont les plus simples, puis nous nous attarderons davantage sur les types 3 et 4, plus complexes et intéressants à analyser.
Afin de visualiser les formes spatio‐temporelles que prennent l’agencement des résidences et la place de la communauté dans les trajectoires, nous avons schématisé dans les figures qui suivent les trajectoires résidentielles selon l’âge de chaque individu, en indiquant la durée de chaque événement résidentiel et sa localisation selon la nomenclature simplifiée : régionale, nationale et internationale.
Type 1 : Les individus qui n’ont jamais quitté leur résidence dans leur communauté depuis leur