Carte 2 : Les grandes régions naturelles de Bolivie
1.2. Éléments d’une démarche autour de l’étude des mobilités spatiales dans ses liens avec les dynamiques rurales ses liens avec les dynamiques rurales
1.2.3. De la nécessité de prendre en compte les effets de circulation et de connexion entre les lieux de la mobilité
pas possible localement devient pluri‐localisée (Lamarche, 1994 ; Colin et al., 1997 ; Gastellu, 1997 ; Guétat‐Bernard, 1998 ; Hamelin, 2004 ; Laurent et Remy, 2004). Cela sous‐entend donc que les populations pratiquent des mobilités spatiales de type circulaire, de plus ou moins longue durée, pour réaliser des activités et cela sans changer définitivement de résidence.
Ainsi, dans le champ du rural au Sud, les organisations réticulaires liées aux mobilités sont depuis longtemps observées en Asie du sud (Landy, 1993 ; Hoffman, 1994 ; Racine, 1994 ; Bruslé, 2006), en Amérique Latine (Cortes, 1998, 2002 ; Léonard et al., 2004 ; Quesnel, 2004) ou en Afrique (Lesourd, 1997 ; Guétat‐Bernard, 1998). Ces travaux interrogent les formes de peuplement, le maintien des densités rurales et la transformation des systèmes productifs, mais également les solidarités familiales qui organisent une dispersion sans pour autant entraîner une fragmentation des territoires.
1.2.3. De la nécessité de prendre en compte les effets de circulation et de connexion entre les lieux de la mobilité
Notre positionnement théorique autour du dépassement du mythe de la sédentarité rurale, tel que précédemment évoqué, nous conduit à prendre en compte les effets de circulation et les relations complexes qui se nouent entre les lieux dans les processus de mobilité spatiale. En réponse à cette exigence, nous nous fixons un certain nombre d’objectifs.
1.2.3.1. Appréhender les différentes formes de mobilité
Il convient donc, en premier lieu, d’appréhender les différentes formes de mobilité à commencer par les mobilités résidentielles des individus, cʹest‐à‐dire celles qui impliquent un changement de résidence ou plus exactement un changement du système résidentiel (Dureau, 2002). Il est intéressant d’aborder aussi, dans ce cadre, la circulation comme substitut au changement de résidence. Car celui‐ci se fait selon des modalités diverses en fonction de la destination (interne ou internationale) et de la distance parcourue, de la durée, de la fréquence et peut, du même coup, adopter des formes circulaires dès lors que le changement de résidence est réversible et conduit à une nouvelle installation au lieu d’origine, ou à un dispositif de double résidence. Par ailleurs, les mobilités quotidiennes (ou régulières), celles qui guident les pratiques spatiales et les activités courantes liées au travail, à la consommation, à l’éducation et la sociabilité notamment, font également partie des flux circulatoires qui rythment le quotidien des familles. Ces mobilités sont constitutives des espaces ruraux dits périphériques comme ceux de l’Altiplano Sud, dans la mesure où les populations ne disposent pas des équipements et des infrastructures « de la modernité », ce qui les rend particulièrement dépendants à d’autres lieux, en particulier aux bourgs ou centres urbains à proximité.
Ainsi, tout au long de ce travail, nous utiliserons le critère de la résidence dans l’analyse des mobilités ‐ car c’est le critère de présence et d’action territoriale qui reste le plus probant ‐ mais nous considèrerons également les circulations entre les lieux qui n’impliquent pas de mobilité résidentielle. Les dispositifs de circulation, souvent plus « légers » à mettre en œuvre que les changements résidentiels, sont aussi plus variés et donc plus difficiles à saisir. Nous utiliserons le terme de mobilités circulaires pour désigner l’ensemble des mobilités spatiales qui n’impliquent pas nécessairement de changement résidentiel mais qui, dans tous les cas, intègrent le lieu d’origine dans les trajectoires de va et vient. La compréhension de ces systèmes complexes de mobilité visera à éclairer les fonctions de chaque lieu et leurs modes d’articulation, ainsi que les organisations familiales et communautaires autour de l’agriculture et du développement territorial.
1.2.3.2. Élargir le spectre des acteurs en présence
Appréhender les mobilités sous le double prisme des migrations et des circulations suppose, en deuxième lieu, d’élargir le spectre des acteurs en présence. Nous avons vu que, pour observer les dynamiques qui animent les territoires ruraux, il ne suffisait pas de raisonner en termes de population permanente et d’activité locale. Intégrer à l’analyse la population originaire des zones rurales qui vit et travaille ailleurs, qui fait des va et vient, qui s’identifie au lieu, qui transfère de l’argent vers ces lieux, autrement dit saisir les connexions externes de ce territoire, s’impose comme un autre élément de notre démarche. Si le terme de migration connote l’absence et la rupture, celui de circulation évoque plutôt le mouvement, l’alternance, la double présence. Donc l’étude des systèmes de mobilité spatiale incite à aborder les lieux mais aussi les individus « migrants et non migrants ». Autrement dit, nous considèrerons les résidents des communautés rurales qui pratiquent des circulations en dehors pour divers motifs et selon des temporalités variées. À leur tour, les non résidents dans les communautés sont appréhendés comme des acteurs circulants dès lors qu’ils reviennent dans leur communauté d’origine pour des motifs et selon des temporalités variés. Une dernière catégorie d’acteurs concerne les individus qui pratiquent la double résidence, leur circulation articulant au moins deux lieux de résidence.
Pour analyser les reconfigurations locales de lʹorganisation territoriale, nous tiendrons compte alors des systèmes de décision dans la mise en valeur des ressources naturelles et humaines, en termes d’interdépendances (Marshall et al., 1994) et d’interactions sociales (Olivier de Sardan, 2001). Ce sont, du même coup, les effets de complémentarité ‐ et pas seulement d’opposition et de concurrence ‐ entre ces différentes catégories d’acteurs qui nous intéresseront. Ces effets de complémentarité ont d’ailleurs été largement mis en évidence dans le cas des migrations internationales, où le sédentaire est un maillon de l’organisation de la migration (Potot, 2005) et où « la probabilité de mobilité des sédentaires est élevée sʹils sont en contact étroit avec des migrants » (Brulhardt et Bassand, 1981 : 508). Pour nous, il s’agit bien d’examiner les complémentarités constituées autour de l’activité agricole en analysant les arrangements qui permettent la mobilité individuelle et ce, dans le cadre familial et collectif. Si l’agriculture est une porte d’entrée pour l’analyse, elle nous amènera à qualifier les types de relations dans d’autres domaines, par exemple la vie de la communauté, les activités du quotidien, les moments de sociabilité et de festivité… mais aussi les actions pour la communauté conduites depuis l’extérieur (envoi d’argent, hébergement de membres de la communauté, etc.).
1.2.3.3. Saisir les logiques sociales de la mobilité et les formes d’ancrage territorial
Notre démarche suppose, en troisième lieu et de façon corolaire, d’appréhender les logiques sociales et la dynamique des espaces de vie des familles rurales12. Saisir les dynamiques territoriales nécessite en effet une approche socio‐géographique du rôle des acteurs, de leurs logiques, de leurs expériences, de leurs stratégies et de leurs représentations dans la construction des territoires (Gumuchian et al., 2003). De même, observer les phénomènes en termes de mobilité conduit à appréhender la dimension spatio‐temporelle du mouvement des individus et leurs « pratiques spatiales multipolaires » (Dureau, 2002 : 359). Dès lors qu’un individu est mobile, il pratique différents lieux, et comme l’indiquent G. Capron et al. (2005 : 313) « tout voyageur transporte ses valises, idéelles ou matérielles ». Si la mobilité spatiale est dans un
12 Nous empruntons la définition de la notion d’espace de vie à G. Di Méo (2000 : 38) lorsqu’il écrit « [l’espace de vie] se confond pour chaque individu avec lʹaire de ses pratiques spatiales. Il correspond à lʹespace fréquenté et parcouru par chacun avec un minimum de régularité. [...] Lʹespace de vie rend compte dʹune expérience concrète des lieux, indispensables à la construction du rapport qui se tisse entre la société et son espace ».
sens premier un déplacement dans l’espace, elle engendre aussi d’autres déplacements. En effet,
« penser la mobilité, ce n’est pas uniquement envisager un mouvement spatial, mais c’est aussi considérer le déplacement de différentes formes de capital ou de dispositions sociales attachées à un individu ou à un groupe autant qu’à un lieu » (extrait de l’appel à communication pour le colloque « Mobilité sociale‐mobilité géographique : les enjeux socio‐spatiaux de la mobilité ? »13).
Les pratiques des individus sont donc associées à de multiples lieux ‐ la « poly‐topicité » selon M. Stock (2006) ‐ pour divers motifs, accordant ainsi une fonction ou plusieurs fonctions à chaque lieu. La multiplicité des espaces s’accompagne de la complémentarité de leurs fonctions complexes où peuvent se mêler les diverses fonctions qu’elle peut remplir : revenu monétaire, sécurité domestique par le biais de l’auto consommation de denrées et de ressources diverses, insertion dans des réseaux permettant une mutualisation élargie des risques (sécurité sociale, échange de nourriture...), épargne, contribution à la construction d’une identité sociale, etc. ».
Les mobilités spatiales peuvent prendre des formes distinctes en termes de temporalité et leurs modalités auront des conséquences variables sur le système familial et les dynamiques territoriales. L’individu et sa famille choisissent une modalité de mobilité plutôt qu’une autre selon leurs objectifs et projets mais aussi en fonction de contraintes sociales et spatiales.
Considérant les individus comme des acteurs ayant leur rationalité et leur liberté d’action ‐ certes limitée ‐, et ayant des projets et élaborant des stratégies pour y parvenir, nous faisons l’hypothèse, à l’instar de M. Stock (2006 : 11) que : « pour chaque projet, pour chaque tranche de vie, les individus tendent à choisir le lieu adéquat par l’adoption de stratégies migratoires ou circulatoires ».
Par ailleurs, dès lors que nous distinguons diverses formes et modalités de mobilités, il convient d’observer la manière dont elles s’articulent entre elles, la manière dont elles font système, l’une amenant l’autre, et finissant parfois par se substituer à elle. On verra, par exemple, que les visites sporadiques d’un migrant résidant de longue date en dehors du village peuvent évoluer en une circulation plus soutenue pour renouer avec l’activité agricole ; ou qu’une mobilité quotidienne (ou régulière) pour l’éducation des enfants, qui amène parfois à fréquenter un lieu nouveau, peut conduire à y installer sa résidence. M. Stock (2006) comme d’autres (Brulhardt et Bassand, 1981 ; Barbary et al., 2000), indiquent que l’on doit étudier les « interdépendances entre les différents mouvements […] ne plus penser les différentes circulations et migrations séparément, mais de façon articulée » (Stock, op. cit. : 4).
La circulation est parfois définie comme une « résistance de la paysannerie à la modernité » (Dureau, 2002 : 358), ou comme un « substitut à la migration définitive » (Dupont et Dureau, 1994 : 802), dès lors que la pluri‐localisation participe de la reproduction économique et sociale des familles rurales. De même, selon H. Domenach et M. Picouet (1995 : 115) : « dans les milieux particulièrement hostiles, au climat rude, les sociétés se sont structurées lentement autour dʹune gestion parcimonieuse des ressources naturelles, adoptant des systèmes socio‐familiaux où la migration joue le rôle déterminant ». E. Chia et al. (2006) parlent de leur côté d’exode rural saisonnier, conjoncturel ou structurel des ruraux qui se partagent entre villes et campagnes. Ainsi, en milieu rural, le départ d’un membre de la famille est souvent pratiqué comme une stratégie d’affrontement et d’évitement du risque climatique et des aléas économiques. Les rythmes de circulation entre
13 Université de Strasbourg‐MISHA, 26 et 27 mai 2011.
lieux d’origine et de destination peuvent prendre des formes et des rythmes extrêmement variables, depuis les absences saisonnières de très courte durée jusqu’à des changements de résidence pour une longue période mais avec maintien de retours fréquents au village pour y poursuivre des activités sociales ou économiques.
Par ailleurs, on l’a dit, si des individus peuvent être acteurs d’un espace sans y résider, c’est qu’ils sentent une appartenance, un attachement fort à cet espace, une identification à un territoire sans y être présents en permanence. Il convient, en d’autres termes, d’engager une réflexion sur les modes de territorialisation des individus, repositionnés dans le contexte familial et communautaire, de manière à mesurer la force des liens et de l’identification au lieu d’origine. Sur ce point, nous adhérons à l’idée que le lieu d’identification n’est pas immuable, ni unique et qu’il peut être pluriel (Stock, 2006) ou encore réversible si l’on considère qu’il peut varier au cours de l’existence de individu. Considérer cette dimension s’impose d’autant plus dans une société à « individus mobiles » (Stock, 2005), en particulier pour les migrants/circulants dont on suppose qu’ils sont, au côté des « sédentaires », des acteurs à part entière des transformations spatiales. Ainsi les trajectoires résidentielles et professionnelles, ainsi que les formes d’identification, d’appartenance et d’investissement social sont autant d’indicateurs de ce que nous appellerons le « centrage » territorial (voir chapitre 5). En se positionnant du point de vue du devenir des espaces d’origine, la notion de centrage répond à cette exigence de vouloir saisir la fonction et le sens donnés aux lieux, la manière dont les populations manipulent et investissent l’ici et le là‐bas ; la façon qu’ils ont, comme nous le verrons, « de partir sans partir, et d’être ailleurs tout en étant là ».
Au final, nous chercherons à identifier l’ampleur, les directions et les rythmes des mobilités spatiales, et plus encore la pratique des lieux et la manière dont ces derniers sont articulés par les effets de circulation. Les mobilités circulaires impliquant un réseau de lieux temporairement pratiqués, on abordera aussi indirectement le système de valeurs des sociétés qui s’expriment au travers des lieux de projections et d’investissements. Dans le contexte du boom de la quinoa, notre démarche cherche à tester les appartenances rurale ou urbaine, ou peut‐être des formes plus hybrides dès lors que les populations gardent à la fois un pied en ville et un autre à la campagne.
1.2.3.4. La mobilité comme ressource ?
La mobilité peut être appréhendée comme une ressource et ce, à plusieurs niveaux. D’une part, la mobilité spatiale implique la pratique de divers espaces (les lieux de vie), chacun pouvant constituer une ressource et donc être mobilisé pour diverses activités individuelles, familiales et collectives14. Par ailleurs, la mobilité comme pratique spatiale peut être appréhendée comme une compétence et donc se révéler être en elle‐même une ressource que mobilise l’individu, la famille ou la collectivité. Enfin, la mobilité implique une dispersion spatiale des individus, de la famille ou de la collectivité qui peut se révéler être une ressource à son tour. Ainsi, la mobilité serait un « capital » (Allemand, 2004 ; Ceriani Sebregondi, 2007) et même un « capital spatial » (Levy, 2003) défini comme « l’ensemble des ressources, accumulées par un acteur, lui permettant de tirer avantage, en fonction de sa stratégie, de l’usage de la dimension spatiale de la société » (op.cit. : 158).
Ces approches rejoignent celle d’E. Ma Mung (1999) qui insiste sur le fait que la dispersion spatiale des éléments familiaux peut, elle‐même, constituer une ressource dès lors qu’elle permet de réaliser des actions difficiles à exécuter autrement. Dans cette optique, la mobilité est susceptible de participer à la résilience sociale et économique des territoires ruraux. Si l’on
14 « La mobilité des membres dʹune même famille ou d’un même village sʹorganise aujourdʹhui autour dʹune multiplicité de sites,
chacun de ceux‐ci constituant une ressource en terme de travail, dʹaide et dʹinformation » (Quesnel, 2001 : 29).
considère en effet que la mobilité des populations fait partie intégrante du système de gestion territoriale, qu’elle est un constituant des dynamiques productives et des processus socio‐
spatiaux, elle n’agit pas nécessairement comme un élément perturbateur et déstructurant des économies familiales et des logiques communautaires de lʹespace dʹorigine. Elle peut au contraire s’articuler à des formes d’optimisation et, dans le contexte du boom de la quinoa, enclencher ou accompagner des processus d’innovation sociale (gestion de l’absence ou du retour des migrants par exemple) ou technique (par le biais des remises de la migration et de leur investissement dans l’achat de matériel agricole par exemple). Concevoir la mobilité comme ressource permet alors de saisir les interférences entre mobilités et dynamique territoriale en tenant compte de la complexité des interactions sociales et économiques qui se jouent aux échelles locales.
1.2.3.5. Articuler les échelles spatiales et temporelles d’observation
Notre approche des dynamiques territoriales, et des liens qui se nouent entre mobilités, transformations agricoles et gestion des ressources, repose sur le croisement de plusieurs échelles spatio‐temporelles et l’analyse de leurs formes d’articulation.
Dans la mesure où nous souhaitons mettre en lumière l’inscription spatiale des mobilités et des activités, nous aborderons l’échelon du local par l’individu et le groupe familial (Hervé et al., 2002) mais aussi par la communauté qui demeure une structure fondamentale de l’organisation territoriale des sociétés andines (Urioste, 1992). Quant aux échelles supra‐locales (régionale tout autant que nationale et internationale), elles sont incontournables puisque le système local est connecté aux territoires de la mobilité, et sʹinscrit plus largement dans la mondialisation des échanges.
Il s’agit également de considérer différentes échelles temporelles : le temps long de la transformation de ces sociétés rurales, le temps moyen des biographies familiales et des cycles de vie des individus, et enfin, le temps court des rythmes annuels de la vie des familles et des communautés rurales dans la conduite des activités productives et sociales.
Enfin, il est fort probable que les mobilités opèrent de manière variable selon les contextes locaux. Elles peuvent produire, dans certains cas, de l’individuation, de la différenciation voire de l’inégalité, et dans d’autres cas, parfois dans un même lieu, un rééquilibrage des disparités locales (Cortes, 2002). Concernant les questions foncières, par exemple, on peut voir apparaître des situations de blocage et de conflit, mais également de consensus et de transferts positifs pour la viabilité des systèmes productifs. Dans le cas des sociétés rurales andines, historiquement identifiées à la terre, ces situations sont des révélateurs incontournables des changements qui touchent aussi bien les pratiques culturales que décisionnelles et relationnelles. Ainsi, pour rendre compte de la diversité des situations (mais aussi de leurs traits communs), nous procèderons à une analyse des transformations locales dans plusieurs communautés rurales de l’Altiplano Sud, réparties sur le pourtour du salar d’Uyuni ‐ le Périsalar ‐, où les formes d’intégration de la production de quinoa dans le marché mondial connaissent des stades et des rythmes différenciés.