Une approche des mobilités par les trajectoires de vie
Type 4 : Alternance résidentielle entre communauté et lieux de migration
4.2. Mobilités professionnelles
4.2.1. Un panel d’activités
L’activité professionnelle considérée est celle que l’enquêté déclare lui‐même exercer sur son lieu de migration, caractérisée par le secteur de l’activité principale et la catégorie professionnelle de l’individu. Compte tenu des activités recensées, le secteur primaire est représenté par l’agriculture et la mine ; le secteur secondaire par le bâtiment, l’artisanat et le textile et enfin, dans le secteur tertiaire, on trouve les activités de commerce, la restauration, le service domestique, le transport, l’administration, l’éducation, la santé et l’armée. Quant à la catégorie professionnelle de l’individu, nous distinguons d’une part le « salariat informel » qui regroupe l’ensemble des emplois relevant du secteur informel (sans contrat et non déclaré), ce type d’emploi peut être journalier, hebdomadaire, mensuel ou annuel. Nous distinguons d’autre part, les emplois de « fonctionnaire et assimilé » pour lesquels les salariés ont des contrats et des emplois stables. Une troisième catégorie est celle d’« indépendant » qui regroupe les individus qui travaillent pour leur propre compte.
La trajectoire de mobilité professionnelle considère les changements de secteur d’activité et de statut mais pas les changements d’employeurs. L’activité professionnelle de l’individu est analysée de façon à la fois diachronique et synchronique. Dans le premier cas, nous parlons de poly‐activité, définie comme la succession d’activités différentes au cours du cycle de vie et qui fait donc référence à la trajectoire professionnelle. Dans le deuxième, la pluriactivité est définie par la combinaison d’activités au cours d’une même année.
4.2.1. Un panel d’activités
Le tableau suivant (tableau 35) restitue les activités professionnelles ou autres (scolarité, service militaire) citées par les individus migrants au cours de leur trajectoire sur leur lieu de migration (soit 139 individus), ainsi que le pourcentage d’hommes et de femmes qui les ont pratiquées (voir en annexe 19 le détail des activités). Les activités citées dans les 139 trajectoires, correspondant à des événements migratoires survenus entre 1939 et 2008, sont au nombre de 45.
Nous les avons regroupées en 16 types d’activités.
Pour le secteur de l’éducation, nous avons distingué les enfants qui sont scolarisés à l’école primaire et au collège/lycée, des étudiants qui suivent des études supérieures (post‐baccalauréat ou baccalauréat technique dans un établissement pour adultes). Sous l’appellation générique d’« administration », nous avons regroupé les activités assimilées aux fonctionnaires de l’État, c’est‐à‐dire les infirmiers, professeurs, policiers et employés administratifs.
Parmi les activités exercées sur les lieux de migration, les plus citées par les hommes sont le salariat informel dans les mines (43,7% des hommes), dans l’agriculture (31%) et dans le bâtiment (28,7%). Quant aux femmes, qui participent depuis les années 1970 à l’obtention de revenus des ménages, la moitié ont été employées domestique au cours de leur vie77 et 36,5%
ont eu un commerce ou un restaurant à leur propre compte. Les autres activités se rencontrent dans des proportions moins importantes et sont exercées indifféremment par les hommes ou par les femmes.
77 L’activité d’employée domestique recouvre les employées de jour (cama afuera) et les employées qui vivent chez leurs employeurs (cama adentro).
Agriculture Salariat informel 31,0 5,8
Indépendant 10,3 13,5
Mine Salariat informel 43,7 0,0
Secteur II
Bâtiment Salariat informel 28,7 0,0
Indépendant 5,7 0,0
domestique Salariat informel 0,0 50,0
Administration Fonctionnaire et
assimilé 16,0 0,0
Éducation Études supérieures 17,2 7,7
Scolarisation 26,4 21,2
Armée Service militaire 39,1 0,0
Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008.
La différenciation des activités professionnelles par communauté permet de détecter l’existence éventuelle de spécialisations ou niches professionnelles sur les lieux de migration. Nous tenons compte à nouveau de l’ensemble des activités pratiquées au cours des trajectoires.
Considérons tout d’abord les activités exercées par les hommes (tableau 36). Dans trois communautés, San Juan, Chilalo et Candelaria, le travail dans les mines est le plus souvent cité.
Il est suivi, selon les cas, soit par le bâtiment (Chilalo), soit par l’agriculture (San Juan et Candelaria). À Palaya, à l’inverse, le travail dans l’agriculture arrive en première position, tandis que le secteur minier est très peu cité par les migrants. Arrivent ensuite l’emploi dans l’administration, les services de commerce et de restauration qui tiennent une place relativement importante. Le profil d’Otuyo est plus spécifique puisque le secteur tertiaire est dominant, en particulier le travail dans le transport, le commerce et la restauration.
Tableau 36 : Activités professionnelles exercées par les hommes au cours de leur trajectoire migratoire (en % du nombre d’hommes migrants par communauté)
Activité citée au moins une
fois au cours de la trajectoire San Juan Chilalo Otuyo Candelaria Palaya
Agriculture 36,0 13,3 50,0 45,8 72,7
Mine 48,0 46,7 16,7 62,5 18,2
Bâtiment 32,0 60,0 16,7 41,7 9,1
Textile et artisanat 22,0 20,1 25,0 4,2 18,2 Commerce et restauration 12,0 26,7 41,7 33,4 36,4 Service automobile et transport 28,0 13,3 66,6 4,2 9,1
Administration 8,0 13,3 8,3 16,7 45,5
Études supérieures 20,0 6,7 0,0 20,8 36,4
Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008.
Les secteurs d’insertion professionnelle des femmes sur les lieux de migration sont plus réduits puisque seulement 8 types d’activités sont représentés contre 13 chez les hommes (tableau 37).
Ce chiffre cache des disparités puisqu’à San Juan, 80% des femmes ont pratiqué le service domestique pour seulement 5 types d’activités recensés. À Chilalo, 7 activités sont citées avec une prédominance du commerce indépendant dans une proportion quasi équivalente au service domestique. À Otuyo, parmi les 4 activités citées, le commerce indépendant est également plus cité que le service domestique, tandis que le secteur secondaire (textile et artisanat) est absent. Enfin, à Palaya, 6 activités sont citées par les femmes migrantes, dont très majoritairement également le commerce ou la restauration. Il est paradoxal de constater dans cette communauté, en revanche, qu’aucune femme n’ait déclaré avoir fait des études sur le lieu de migration. Car c’est précisément à Palaya où les hommes partent le plus pour étudier.
Tableau 37 : Activités professionnelles exercées par les femmes au cours de leur trajectoire migratoire (en % du nombre de femmes migrantes par communauté)
Activité citée au moins une
fois au cours de la trajectoire San Juan Chilalo Otuyo Palaya
Agriculture 13,3 25,0 7,7 42,9
Textile et artisanat 6,7 25,0 0,0 28,6 Commerce et restauration 20,0 50,1 53,9 85,7 Service domestique 80,0 43,8 30,8 42,9
Études supérieures 6,7 12,5 7,7 0,0
NB : À Candelaria, nous avons rencontré une seule femme migrante mais qui n’a pas exercé d’activité professionnelle.
Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008.
On observe donc une certaine différenciation des activités exercées en migration avec, par communauté, des activités de « prédilection ». Ainsi, beaucoup d’hommes de Palaya sont professeurs ruraux ; à Candelaria, on rencontre de nombreux mineurs, employés agricoles et maçons ; à Otuyo et Chilalo, l’activité de construction pour les hommes et celle de commerce pour les femmes prédominent, alors qu’à San Juan beaucoup d’hommes sont employés dans les mines et les femmes travaillent comme employées domestiques. On peut faire l’hypothèse ici, qu’au‐delà du rôle de la proximité, ce sont les réseaux intracommunautaires, familiaux et de parenté élargie, ainsi que l’effet de mimétisme, qui expliquent ces spécialisations par communauté.
Les lieux de migration, tout comme les formes d’insertion dans le marché de l’emploi, tant du point de vue du secteur d’activité que du statut, ont cependant fortement évolué au cours des cinquante dernières années. En considérant la totalité des activités citées pour toutes les trajectoires, la figure 38 montre que, sur la période 1938‐2008, le secteur primaire a chuté au profit du secteur tertiaire (hors scolarisation et études supérieures), celui‐ci devenant prédominant à partir des années 1970. Pour les activités du secteur secondaire, leur importance a varié au cours du temps, avec une valeur minimale dans les années 1970, puis à nouveau croissante pour atteindre plus de 20% dans les années 2000. Enfin, l’éducation concerne toujours entre 10 et 25% des individus, quelle que soit la période. La tendance est donc à une tertiarisation des activités sur les lieux de migration, signifiant aussi une moindre pénibilité du travail, ce dont témoignent les migrants.
entre 44 et 66% selon les périodes, représente toujours la majorité des emplois, ce qui est un indicateur de la forte précarité du travail sur les lieux de migration. Parallèlement, la proportion des salariés permanents (fonctionnaires ou assimilés) ne connaît gère d’évolution et reste inférieure à 10%. En revanche, les individus qui pratiquent leur activité de forme indépendante sont toujours plus nombreux, pour atteindre 40% dans les années 2000. Bien qu’il soit difficile de le vérifier en l’état de nos données, la hausse du nombre des travailleurs indépendants peut traduire une amélioration des conditions de travail, une certaine ascension sociale et probablement de meilleurs revenus dans les formes d’insertion professionnelle des migrants.
Figure 40 : Évolution du statut professionnel sur les lieux de migration (en % des individus ayant exercé une activité au cours de la période, sur un total de 139 individus)
Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008.
Finalement, l’évolution des activités pratiquées en migration est marquée par une diversification au cours du temps, mais aucune activité ne disparaît pour autant. Certes, le travail dans les mines et l’agriculture connaît un net recul. En effet, si l’activité minière était
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prépondérante entre 1930 à 1970, elle devient très secondaire à partir de 1986 au moment de la privatisation d’une grande partie des mines du pays. L’emploi agricole a également tenu une place importante jusque dans les années 1970 alors qu’il n’est plus très significatif aujourd’hui.
À ce titre, on trouve peu d’agriculteurs indépendants sur les lieux de migration, ce qui signifie que les populations de l’Altiplano Sud n’ont guère profité des fronts de colonisation agricole des terres basses dans le pays.
Si l’on tient compte seulement des activités pratiquées en migration au moment de l’enquête, c’est‐à‐dire lors de la dernière période 2000‐2008, le commerce indépendant est devenu l’activité phare (plus d’un quart des migrants citent cette activité), suivi par le salariat informel dans les secteurs du textile et de l’artisanat (14%) et, pour les femmes, par le travail domestique (11%).
Pour les hommes le salariat permanent dans l’administration, le salariat informel dans le bâtiment ou le service automobile demeurent des débouchés importants (entre 6 et 10% des hommes migrants au cours de la période ont pratiqué ou pratiquent encore l’une de ces activités).
La migration, comme déjà dit, est souvent liée à la recherche d’un meilleur revenu. Pour les jeunes générations de migrants, cependant, les conditions d’emploi sont souvent très précaires et le travail finalement peu rémunéré au regard du temps consacré. Au bas de l’échelle, on trouve en effet les emplois des jeunes gens qui, souvent, partent chez un parent pour une première expérience migratoire. T. Locoh (1991 : 283) signale que « bien souvent le migrant, s’il est jeune et peu formé deviendra une aide‐familiale ou l’apprenti de celui qui l’héberge, statut précaire où, pour le prix de l’hébergement on est corvéable à merci. Les filles sont particulièrement destinées à ce statut ». Les jeunes filles des communautés de l’Altiplano Sud, qui partent comme employée domestique chez une tante ou une marraine, se trouvent précisément dans cette situation, ainsi que les garçons qui travaillent comme aide maçon chez un oncle ou un cousin. Leur salaire est symbolique mais, en compensation, ils ont parfois la possibilité d’étudier ou de se former à un métier.
Le salaire minimum en Bolivie, en 2007, était d’environ 50 euros par mois pour un travail non qualifié et déclaré, supposant des conditions et un temps de travail réglementaires. Sur l’Altiplano Sud, comme dans de nombreuses régions en Bolivie, la plupart des activités pratiquées sur les lieux de migration ne sont pas déclarées, et si les migrants se considèrent souvent comme des travailleurs « journaliers », assumant ainsi des conditions précaires et de forte pénibilité, c’est que les gains d’un travail non déclaré sont souvent plus élevés. Pour les adultes, le salaire d’un maçon ou de tout autre travailleur non qualifié est de 2 à 5 euros/jour (soit 50 à 125 euros/mois). Les conditions de travail sont variables, certains sont logés et nourris.
En revanche, ceux qui sont embauchés dans de grandes entreprises (en général des entreprises étrangères), reçoivent un salaire plus élevé ; selon nos enquêtes, les opérateurs travaillant dans la mine d’Apacheta, par exemple, sont payés entre 250 et 400 euros/mois. Souvent, monter sa petite entreprise, que ce soit dans le commerce, la mécanique ou le bâtiment, reste l’activité la plus rémunératrice même si elle n’est pas toujours régulière. Enfin, pour les diplômés, le salaire d’un professeur rural se situe autour de 200‐250 euros/mois, ce qui est supérieur au salaire d’un ouvrier mais inférieur à celui d’un entrepreneur. Si les enseignants bénéficient d’une retraite et de certains bonus, ils ont la plupart du temps une autre activité en dehors de l’éducation.
Les mêmes emplois à l’étranger sont bien mieux payés qu’en Bolivie. Pour exemple, une employée domestique à La Paz gagne 45 euros/mois contre 110‐120 euros au Chili. Pour les entrepreneurs indépendants dans le bâtiment, la règle est la même : en Bolivie, ils peuvent gagner entre 650 et 800 euros/mois alors qu’en Argentine ou au Chili les gains mensuels peuvent atteindre 1 200 à 2 000 euros. Si ce différentiel de salaire est attractif, il s’accompagne cependant de difficultés de vie à l’étranger. En effet, le statut de la plupart des Boliviens au
Chili est illégal puisqu’ils migrent avec des visas de touristes valables pour trois mois ne donnant pas le droit d’exercer une activité professionnelle, et que leur migration se prolonge bien souvent après l’expiration du visa. Ils travaillent donc sans contrat et sont souvent surexploités au regard des salaires locaux déclarés. S’ajoute à cela la très forte discrimination des Chiliens envers les Boliviens.