Une approche des mobilités par les trajectoires de vie
Encadré 8 : Définition des notions utilisées
Cela inclut donc l’installation ou la réinstallation dans la communauté. L’installation en double résidence est considérée comme un changement résidentiel avec maintien de la résidence antérieure.
Cycle migratoire : étape des grands flux migratoires d’une population donnée prise à l’échelle de la communauté ou de la région.
Destination migratoire : destination vers laquelle s’opère un changement de résidence hors de la communauté. Le nouveau lieu relevant d’une installation en double résidence est également considéré comme une destination migratoire.
Double résidence : fait d’avoir, simultanément, deux lieux habituels de résidence dont un dans la communauté.
Durée migratoire : durée de chaque événement migratoire de l’individu. Elle s’exprime en années.
En situation de double résidence, nous avons considéré la durée migratoire équivalente à 50%.
Pour les individus nés en dehors de la communauté, on considère les événements migratoires à partir de leur première installation dans la communauté.
Migration passive : en opposition à la migration autonome, la migration passive correspond aux migrations de l’enfance, lorsqu’un enfant suit son/ses parents sur leur lieu de migration, ou lorsqu’un adulte suit son conjoint.
Migration (ou mobilité résidentielle) : changement de localité de résidence pour une durée de 6 mois au moins hors de la communauté.
Mono résidence : fait d’avoir un seul lieu de résidence.
Récurrence des destinations : elle peut être définie par deux indicateurs : le nombre d’événements migratoires comptabilisés dans une destination ou le nombre d’individus ayant fréquenté une destination.
Récurrence des lieux de migration : il s’agit du nombre de fois qu’un lieu a été fréquenté par l’individu au cours de sa trajectoire de mobilité résidentielle.
Résidence : lieu où l’on a coutume d’habiter.
Retour résidentiel : changement de résidence impliquant un retour dans la communauté.
Trajectoire de mobilité résidentielle : succession dans le temps et dans l’espace des lieux de résidence au cours du cycle de vie de l’individu (de la naissance jusqu’à la date de l’entretien). L’échelle de lieu considérée est celle de la localité.
4.1.1. Intensité et rythmes de mobilité
Au sein de l’échantillon enquêté, l’analyse temporelle des événements de la mobilité résidentielle concerne les 139 individus qui ont une expérience migratoire (cf. tableau 24), individus que nous nommerons les « migrants ». Nous analyserons l’intensité et les rythmes de mobilité des individus migrants par communauté, puis nous caractériserons cette mobilité par âge et par genre.
Tableau 24 : Migrants et non migrants par communauté (170 individus)
San Juan Chilalo Otuyo Candelaria Palaya Total
Nombre d’individus enquêtés ayant
une expérience migratoire (migrant) 40 31 25 25 18 139 Nombre d’individus enquêtés sans
expérience migratoire (non migrant) 16 6 4 2 3 31
Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008.
4.1.1.1. Des différenciations par communauté
Appréhendée à l’échelle des communautés, l’analyse des mobilités résidentielles prend en compte deux types d’indicateurs : ceux relatifs à l’âge (âge moyen des migrants et âge moyen au moment de la première migration) et ceux relatifs aux effets de temporalité, à savoir l’intensité migratoire moyenne, la durée migratoire moyenne et la durée migratoire cumulée sur le cycle de vie (tableau 25).
Tableau 25 : Caractéristiques temporelles moyennes des événements migratoires des individus par communauté (sur un total de 139 individus)
San Juan Chilalo Otuyo Candelaria Palaya Moyenne
Âge des individus migrants 41,8 45,5 58,2 48,3 54,0 48,3 Âge de la première migration 16,7 15,3 18,2 15,6 16,0 16,4
Intensité migratoire* 3,2 3,2 2,5 3,8 3,3 3,2
Durée migratoire (années)** 4,3 6,6 12,1 4,8 7,2 6,1 Durée migratoire cumulée (%)*** 32,7 40,3 51 35 40,6 39
* Nombre d’événements migratoires de l’individu au cours de son cycle de vie
** Durée de chaque événement migratoire
*** Part du temps passé en migration sur le cycle de vie Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008.
Notre échantillon de migrants est caractérisé par un âge moyen de 48 ans, allant de 42 ans à San Juan à 58 ans à Otuyo. L’âge moyen du premier départ en migration est de 16,4 ans pour l’ensemble des migrants, avec de faibles écarts entre les communautés (le plus fort écart est de 3 ans entre Chilalo et Otuyo). Précisons que le calcul de l’âge moyen du premier départ en migration écarte huit individus qui ont effectué leur première migration après leur installation tardive dans la communauté (ce qui surévaluerait artificiellement les moyennes). De façon générale, la première expérience migratoire intervient très tôt dans le cycle de vie des individus, ce qui s’explique certes par la migration passive (enfants qui suivent leur parents) mais aussi, comme nous le verrons, par des migrations précoces liées à la recherche d’un travail ou à la scolarisation.
L’intensité migratoire des individus enquêtés, c’est‐à‐dire le nombre d’événements migratoires au cours du cycle de vie, nous aide à définir le degré de mobilité de l’individu. Le nombre d’événements migratoires est compris entre 1 et 10, avec une moyenne de 3,2 (tableau 25).
La distribution de l’intensité migratoire est très variable selon les communautés (tableau 26).
Otuyo, Chilalo et Palaya présentent le même profil avec une majorité d’individus (autour de 55%) ayant effectué une ou deux migrations au cours de leur cycle de vie. Dans le cas de Palaya, cependant, notons une part importante des migrants (28%) ayant changé plus de six fois de résidence au cours de leur vie. Les communautés de San Juan et de Candelaria présentent un profil opposé aux précédentes, puisque seulement 32% et 35% ont migré une ou deux fois, la très grande majorité ayant effectué trois migrations et plus.
La durée migratoire moyenne (en années) des événements de la mobilité résidentielle, soit le temps de résidence moyen pour chaque destination, est de 6,1 ans pour l’ensemble de l’échantillon, mais la communauté d’Otuyo se démarque avec une durée moyenne de 12,1 ans (tableau 25). Ce critère de la durée est à mettre en parallèle avec l’intensité migratoire c’est‐à‐
dire que, dans cette communauté, les individus réalisent peu de migrations mais chaque événement est long. À l’inverse, les individus des communautés de San Juan et de Candelaria présentent des durées migratoires moyennes faibles (4,3 et 4,8 années) avec des intensités migratoires importantes, ce qui reflète une tendance à migrer plus souvent mais pour des durées plus courtes.
Le dernier indicateur utilisé pour qualifier les temporalités migratoires est celui de la part du temps passé en migration dans le cycle de vie (tableau 25). La moyenne pour la totalité des individus migrants est de 39%, avec des variations de 32,7 à 51% selon les communautés, ce qui signifie dans tous les cas de longues expériences migratoires, surtout si l’on considère l’âge moyen de 48 ans des individus migrants. Pour les individus d’Otuyo, la moyenne s’élève à 51%
soit la moitié du cycle de vie passé en migration.
Au final, on observe une assez nette différenciation de l’intensité et la temporalité des mobilités résidentielles entre les communautés et ce, en fonction de leur localisation dans la zone d’étude.
Dans la communauté située la plus au sud, celle de San Juan, la tendance est à une première migration tardive qui donne lieu, ensuite, à une forte fréquence migratoire mais pour des durées de séjour assez courtes. Une plus faible intensité des événements migratoires mais une durée longue des séjours caractérisent, en revanche, les communautés de la zone Intersalar situées plus au nord, celles de Chilalo, d’Otuyo et, dans une moindre mesure, de Palaya.
L’analyse des aires de migration résidentielle (cf. paragraphe 4.1.2.) apportera quelques éléments d’explication de cette différenciation entre nord et sud du salar. Par ailleurs, il est intéressant de noter que dans la communauté située le plus à l’est, à proximité des voies de circulation et de l’axe Uyuni‐Oruro, on migre jeune, de façon plus intense et pour des durées
relativement courtes. Cette communauté rurale, plus connectée à l’espace régional, est donc celle où la « turbulence » des mobilités résidentielles est la plus marquée. Cette différenciation entre les communautés de l’Altiplano Sud est importante à retenir dans la mesure où, comme nous le verrons plus loin, ces communautés ne s’inscrivent pas toutes de la même manière dans le cycle du boom de la quinoa.
4.1.1.2. Des migrations sans distinction de genre, qui interviennent tôt dans le cycle de vie
L’intensité et les temporalités migratoires ne varient pas seulement en fonction des communautés et de leur localisation mais également des profils démographiques, en particulier selon l’âge et le sexe des migrants.
La prise en compte de l’âge dans l’analyse des temporalités migratoires est un point fondamental puisqu’elle reflète l’inscription des pratiques dans le temps des cycles de vie des individus. Nous présentons dans le tableau 27 les caractéristiques temporelles des événements migratoires des individus par classe d’âge. Nous distinguons les « jeunes » ‐ entre 19 et 30 ans ‐, la classe d’âge intermédiaire ‐ de 31 à 55 ans ‐, et enfin les individus âgés de plus de 56 ans.
Tableau 27 : Caractéristiques temporelles moyennes des événements migratoires des individus selon l’âge (sur un total de 139 individus)
Classes d’âge
Caractéristiques [19 ; 30] [31 ; 55] [56 ; + [ Toutes classes Âge de la première migration 15,0 16,6 16,5 16,4
Intensité migratoire 2,8 3,3 3,1 3,2
Durée migratoire (années) 3,2 4,9 9,3 6,1
Durée migratoire cumulée (années) 9,2 16,4 29,2 19,7 Durée migratoire cumulée (%) 37,2 38,0 45,5 38,9 Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008.
La tendance globale est une hausse des valeurs de tous les indicateurs avec l’âge, ce qui correspond à une logique attendue : plus l’individu est âgé, plus la probabilité d’avoir migré est forte. Il convient cependant de relever les comportements particuliers des jeunes générations.
En ce qui concerne l’âge moyen à la première migration, les résultats présentent une certaine homogénéité entre les différentes tranches d’âge avec, cependant, une plus grande précocité du premier départ pour les jeunes générations. Par ailleurs, on aurait pu s’attendre à des écarts plus importants entre les trois tranches d’âge concernant les valeurs de l’intensité migratoire, qui sont très proches dans le cas des deux dernières tranches d’âge, et à peine plus faible pour la jeune génération. De même, il est logique de constater que la durée migratoire cumulée, ainsi que la part du temps passé en migration, croît avec l’âge. En revanche, le fait que la durée migratoire moyenne (temps moyen du séjour migratoire) soit plus faible dans le cas des jeunes générations indique des pratiques migratoires différenciées.
Autrement dit, il est relativement paradoxal de constater que les plus jeunes sont pratiquement aussi mobiles que leurs aînés (selon le critère du nombre d’événements migratoires au cours de leur vie) avec, parallèlement, une durée moyenne des séjours migratoires moins importante. Il est difficile de dire si nous avons là un effet générationnel lié au cycle de vie, mais auquel cas, la tendance devrait précisément être l’inverse puisque, comme l’ont montré certains travaux, la phase « initiatique » de la migration correspond généralement à des migrations de longue durée pour ensuite passer à des migrations circulaires de durée plus courte dès lors que l’expérience et la maîtrise des lieux sont plus effectives (Cortes, 2000). L’autre hypothèse serait celle d’un
changement plus structurel dans les modes de migrer, c’est‐à‐dire le passage à des migrations circulaires, plus fréquentes et de courte durée, facilitées par le développement des transports ou, comme nous verrons, suscitées par le boom de la quinoa.
Nous abordons, en deuxième lieu, la différenciation des pratiques migratoires selon le sexe dont les données sont présentées dans le tableau 28.
Tableau 28 : Caractéristiques temporelles moyennes des événements migratoires des individus selon le sexe (sur un total de 139 individus)
Sexe
Caractéristiques Hommes Femmes
Âge des individus migrants 50,8 44,2 Âge de la première migration 16,2 16,7
Intensité migratoire 3,6 2,6
Durée migratoire (années) 5,9 6,7 Durée migratoire cumulée (%) 39 38,7 Source : A. Vassas Toral, enquêtes par entretiens 2007/2008.
En préalable, il convient de rappeler que la composition de notre échantillon n’est pas égalitaire entre hommes et femmes qui sont respectivement 99 et 71 individus dans l’échantillon complet, avec 37% de femmes parmi les 139 individus migrants, ce qui indique l’importance non négligeable des migrations féminines. Les indicateurs temporels de la migration montrent une relative homogénéité entre les sexes, même si nous notons quelques écarts. L’âge de la première migration (autour de 16 ans et demi) et la part du temps passé en migration au cours du cycle de vie (autour de 39%) sont quasiment équivalents entre hommes et femmes. Les quelques écarts concernent l’intensité migratoire : les hommes pratiquent en moyenne une migration de plus que les femmes et la durée migratoire est un peu plus faible chez les hommes.
Si les femmes apparaissent un peu moins mobiles que les hommes (en termes de nombre d’événements migratoires), l’homogénéité des données démontre, d’une part, que la migration n’est pas seulement une affaire d’hommes, modèle pourtant relativement classique dans les campagnes au Sud. Il est probable, d’autre part, que les migrations prennent un caractère plus familial qu’individuel. C‘est un point sur lequel nous reviendrons dans l’analyse plus fine des trajectoires de mobilité.
4.1.2. Les contours géographiques de la mobilité résidentielle
Appréhendée sur le temps des cycles de vie, et donc sur les expériences cumulées des changements résidentiels, la géographie migratoire des populations rurales de l’Altiplano Sud peut être définie à partir de trois critères : l’aire et les échelles de la mobilité, la nature des lieux de destination (rural ou urbain) et, enfin, la récurrence des destinations comme indicateur des effets de filière.
4.1.2.1. Aires et échelles de la mobilité résidentielle
L’aire des destinations migratoires, pour l’ensemble des 139 individus migrants enquêtés a été réalisée à partir du recensement de toutes les destinations des individus ayant rythmé leur trajectoire résidentielle. Deux indicateurs de spatialisation sont considérés : a) le nombre d’individus ayant fréquenté au moins une fois le lieu au cours de leur trajectoire, b) le nombre de fois que le lieu est cité. Pour le premier indicateur, les résultats détaillés sont donnés sous forme de tableau en annexe 16 et sont repris dans des tableaux synthétiques plus loin dans cette partie. Le deuxième indicateur (nombre d’événements migratoires par destination) est pris en compte dans la carte 13.
Les migrations internes à échelle régionale correspondent à des lieux de destination localisés au sein des départements d’Oruro et de Potosi. Les destinations urbaines70 les plus fréquentées sont les villes d’Uyuni (premier pôle parmi toutes des destinations migratoires), Oruro (pôle arrivant en deuxième position), Potosi et Challapata ainsi que le centre minier d’Atocha ; Llica est la seule destination rurale relativement fréquentée.
Au niveau national, trois destinations urbaines sont dominantes : La Paz et sa ville satellite d’El Alto que nous avons regroupées en un seul pôle (situé en troisième position pour l’ensemble des trajectoires), puis viennent par ordre d’importance décroissante, les villes de Cochabamba et de Santa Cruz. Les destinations rurales ne concernent que quelques individus.
À l’échelle internationale ne sont représentatives que certaines destinations dans les pays frontaliers (Chili et Argentine) avec deux exceptions au Brésil. De par sa proximité, le Chili est la destination internationale la plus largement représentée. La croissance économique de ce pays (plus tardive que celle de l’Argentine) s’est traduite, en effet, par une accélération des départs à partir des années 1990 (Hernández González, 1997 ; Gavilán Vega et Tapia Ladino, 2006)71. D’abord temporaires et rurales, les migrations et les activités vont changer de nature au fur et à mesure de la croissance et des besoins en main‐d’œuvre du pays. Les destinations deviennent alors plus urbaines (Iquique, Calama, Antofagasta), ce que reflète les trajectoires de mobilité des paysans de l’Altiplano Sud. En comparaison avec d’autres régions en Bolivie (Potosi, Tarija, Cochabamba…), les populations de l’Altiplano Sud sont en revanche beaucoup moins tournées vers l’Argentine où nous observons seulement quelques destinations urbaines (Buenos Aires et Mendoza principalement). La migration des Boliviens vers l’Argentine, en effet, a fait l’objet de nombreux travaux du fait à la fois de son amplitude et de son ancienneté72. Le pays ayant connu une phase de forte croissance économique à partir des années 1950, et notamment un développement de l’agriculture intensive dans les régions du nord‐ouest, la main‐d’œuvre bolivienne, peu coûteuse, est recrutée pour les travaux agricoles sur les exploitations de canne à sucre, de fruits, de tabac (Foucher, 1977 ; Reboratti, 1988 ; Celton, 1995 ; Llanque, 1999 ; Hinojosa Gordonava et al., 2000). Avec l’intensification et la capitalisation des systèmes agricoles argentins à partir des années 1970, une minorité de la population de l’Altiplano partira travailler dans le bâtiment, les ateliers de couture ou les exploitations maraîchères à Buenos Aires, secteurs qui ont attiré en revanche de nombreux Boliviens
70 Nous utilisons ici le critère de l’INE pour lequel une ville est définie par le seuil de 2000 habitants.
71 Selon le recensement chilien de 2002, environ 11 000 Boliviens résident au Chili, troisième nationalité en provenance de l’Amérique du Sud après les Argentins et les Péruviens. Ces données, de toute évidence, sous‐
estiment l’importance des migrations boliviennes dans la mesure où elles ne tiennent pas compte des migrants en situation irrégulière.
72 Selon le recensement de population argentin de 2001, environ 240 000 Boliviens résideraient en Argentine. Mais, selon la plupart des estimations, le nombre de résidents de nationalité ou d’origine bolivienne en Argentine serait de plus d’un million.
originaires des autres régions de Bolivie (Benencia et Karasik, 1995 ; Cortes, 2008 ; Sassone, 2008). Autrement dit, sur l’Altiplano Sud, la migration internationale se cantonne à ces deux pays frontaliers et, qui plus est, aux espaces à proximité du haut plateau bolivien.
Carte 13 : Aire des destinations migratoires des 139 individus enquêtés dans cinq