Le bouleversement des systèmes agraires lié au boom de la quinoa
Encadré 6 : Transformations paysagères ‐ Altiplano Sud
3.3. Des systèmes de production en forte mutation
producteur cultivant des terres prêtées ne soit pas ayant droit et n’ait pas dʹobligation dans la communauté ; 4) en programmant ou non les lieux de culture (système d’assolement par mantos) ; 5) en acceptant ou non la possibilité d’agrandir le foncier familial. Autrement dit, l’institution communautaire intervient dans certains moments de la décision agricole familiale.
Au final, le boom de la quinoa est un vecteur de changement important des dynamiques foncières : nouvelles appropriations et distribution de la ressource, reformulation des modes et des règles d’accès à la terre, nouveaux rapports sociaux intra et interfamiliaux, ajustement des processus de décision, etc. Dans ce contexte, les conflits sur la terre, certes inhérents à toute société agraire, ont pris aujourd’hui un nouveau tournant et se manifestent aussi bien au sein des communautés quʹentre elles.
Les conflits sur les limites de territoire entre communautés sont historiques et récurrents. Ils ont toujours fait partie de la vie quotidienne des communautés, car sans reconnaissance juridique officielle, ces limites doivent sans cesse être réaffirmées par les autorités. Toutefois, ces tensions ont pris une autre envergure et ce sont aujourd’hui les terres de culture qui sont les plus fortes sources de tensions. Le point de friction tient en particulier au franchissement des limites de communauté par des agriculteurs qui investissent par défrichage le territoire d’une communauté voisine.
Au sein des communautés, les tensions naissent de la quasi‐saturation du foncier communautaire à la suite notamment d’appropriations jugées abusives. L’enjeu est crucial puisque la nouvelle structure agraire, qui se met en place aujourd’hui, fixe le patrimoine foncier des générations à venir. À ce titre, les tensions entre producteurs résidents permanents sont moins importantes que celles qui opposent permanents et migrants. Mais c’est un point qui sera abordé plus en détail dans le sixième chapitre. Enfin, les conflits sur la ressource foncière, même si le fait n’est pas nouveau, concernent également les terres de pâturage et l’accès des animaux à ces espaces. Les conflits opposent ainsi éleveurs et cultivateurs (tous les éleveurs sont cultivateurs mais tous les cultivateurs ne sont pas éleveurs) dans une situation où les terres de pâturage ont drastiquement diminué et les terres de culture ne sont pas protégées. De fait, les troupeaux font parfois des dégâts dans les cultures, objet de conflits récurrents. Dans ce contexte, les instances communautaires ont bien du mal à intervenir dans le règlement des conflits puisqu’elles n’ont pas arbitré la répartition des terres nouvellement conquises et n’en ont pas fixé les règles au départ.
3.3. Des systèmes de production en forte mutation
Nous avons vu que le boom de la quinoa est en partie lié à la mécanisation de certaines opérations faisant partie de l’itinéraire technique60. Observe‐t‐on une homogénéisation des pratiques et des systèmes de production ? L’agriculture de l’Altiplano Sud se résume‐t‐elle actuellement à la seule culture de quinoa, laissant à la marge l’élevage et les cultures irriguées ?
3.3.1. Des pratiques agricoles centrées sur la culture de quinoa 3.3.1.1. Des itinéraires techniques qui s’adaptent à la mécanisation
Malgré l’adaptation de la quinua real aux conditions climatiques locales, sa culture est fortement dépendante des ressources en eau disponibles. Les précipitations annuelles ne sont pas
60 L’itinéraire technique est entendu comme « la suite logique et ordonnée des opérations culturales appliquées à un couvert
végétal cultivé en vue d’une production » (Sebillotte, 2006).
suffisantes pour permettre un cycle de culture de quinoa chaque année dans une parcelle donnée. Dans la zone d’étude, la culture de quinoa ne peut se faire qu’après une période de jachère dont la durée minimum est d’un an, période au cours de laquelle les précipitations accumulées auront permis la recharge de la réserve en eau du sol. Le cycle complet de développement de la culture se fera alors en utilisant deux années complètes de précipitations (Joffre et Acho, 2008). Le cycle de culture comprend donc la jachère courte plus la culture proprement dite. Il faut donc distinguer l’année de repos nécessaire pour accumuler l’eau et les jachères plus longues qui ont pour but de reconstituer la fertilité du sol (Hervé, 1994 ; Hervé et al., 1994).
Ces conditions, auxquelles s’ajoutent celles du cycle végétatif naturel de la plante, imposent un calendrier agricole qui s’étend sur deux ans entre les premières opérations culturales et la récolte finales (figure 25).
Figure 25 : Calendrier de mise en culture d’une parcelle de quinoa
Source : élaboration propre d’après entretiens.
Le défrichage consiste à éliminer la végétation native sur les parcelles qui n’ont jamais été cultivées ou qui n’ont pas été cultivées pendant de nombreuses années. Il se réalise en hiver (juin et juillet), soit manuellement lorsque la végétation native est très haute, soit de manière mécanisée. Pour de bons rendements, le défrichage s’effectue une à deux années avant la mise en culture mais l’on rencontre de plus en plus de mise en culture l’été suivant le défrichage.
Le labour consiste à retourner la terre sur sa partie superficielle, ce qui permet de décompacter la terre pour que l’humidité puisse être bien absorbée. Le labour est réalisé pendant la saison des pluies permettant selon les dires des producteurs de « faire pénétrer l’humidité ». Le labour se réalise traditionnellement à la main avec des outils tels que la taquisa et la liukana. Mais depuis l’introduction du tracteur et la charrue à disque, le labour est mécanisé sur l’ensemble des parcelles dont le relief le permet (plaine ou faible pente). (Voir Encadré 7 p. 124).
Le semis se réalise avec des graines conservées de la récolte précédente ou bien échangées avec d’autres producteurs, l’achat de graines sélectionnées restant très marginal (Baudouin‐Farah, 2009). Le semis se réalise soit de façon manuelle en poquet, avec la taquisa, selon une profondeur variable (la profondeur de semis dépend du seuil d’humidité observé par le cultivateur), soit de façon mécanisée depuis l’introduction du semoir (ce semis se fait en ligne, avec des espacements et une profondeur réguliers). On semait traditionnellement diverses variétés sur une même parcelle mais aujourd’hui la diversité a tendance à se réduire dans les parcelles de culture commerciale. Le semis de la quinoa commence à la mi‐août pour se terminer à la fin octobre. Mais en fonction de l’état de la première levée et des effets du vent qui peut recouvrir les plantules de sable, un nouveau semis, parfois deux re‐semis peuvent être nécessaires, en général réalisés à la main en octobre et novembre, et parfois jusqu’en décembre.
Le seul engrais utilisé est d’origine animale (fumier de lama ou de mouton) mais l’apport n’est pas systématique. Il peut être incorporé lors du semis (pour le semis manuel directement dans le poquet et sinon, en semis mécanisé, l’engrais est mélangé aux semences) ou être incorporé lors du labour pour les parcelles qui sont travaillées au tracteur.
Juin Juil. Août Sept. Oct. Nov. Déc. Janv. Fév. Mars Avril Mai Juin Juil. Août Sept. Oct. Nov. Déc. Janv. Fév. Mars Avril Mai Juin
Post récolte Récolte
Soins aux cultures
Défrichage Labour Semis et resemis
Année n Année n+1 Année n+2
Le désherbage n’est nécessaire que dans les parcelles de montagne cultivées manuellement, les adventices ne se développant pas dans les parcelles cultivées au tracteur. Dans la montagne, un ou deux désherbages rapides doivent être effectués au moment des pluies.
Les ravageurs de la culture de quinoa sont de deux types : les grands ravageurs (oiseaux, rongeurs) et les insectes. Pour protéger la culture des grands ravageurs, les producteurs abritent physiquement les plants grâce à des plantes épineuses locales. Les attaques d’insectes (larves de papillons et autres) se sont multipliées ces dernières années dans la plaine et des traitements sont désormais nécessaires. Il s’agit soit de traitements phytosanitaires chimiques classiques, soit de « piégeages » par la lumière ou des phéromones, soit encore de lʹépandage de répulsifs concoctés à partir de plantes sauvages locales. Ces deux dernières modalités sont les seules autorisées par la certification biologique.
La maturation des plantes d’une parcelle donnée est rarement uniforme, et c’est pourquoi une récolte optimale se réalise en plusieurs fois, selon le degré de maturation des grains. Mais cette pratique est le plus souvent abandonnée au profit d’une récolte en un seul passage, seule option possible dans les parcelles de grande extension. La récolte se faisait encore récemment par simple arrachage des plants mais la technique de la coupe à la faucille ou au rotofil, plus respectueuse de la structure et des ressources du sol, se répand de plus en plus. La récolte est d’abord entreposée sur la parcelle elle‐même, le temps que les plantes sèchent complètement.
La phase de post‐récolte comprend ensuite plusieurs opérations avant l’obtention finale du grain propre : le battage, le tamisage et le vannage, et enfin la mise en sac. Le battage, qui consiste à séparer les graines de la paille se faisait traditionnellement ‐ et aujourd’hui encore pour les parcelles inaccessibles au tracteur ‐ à la main, à l’aide d’un grand bâton de bois.
Aujourd’hui, là où le tracteur ou d’autres véhicules à moteur ont un accès, le battage se fait par le passage répété des épis sous les roues des engins. Le tamisage et le vannage se font traditionnellement à la main, sous le vent, mais des machines de plus en plus performantes sont maintenant utilisées, allant jusqu’à permettre une mise en sac par grosseur de grains. Notons, enfin, que la mise en sac représente un quintal volumétrique, soit 46,8 kg environ.
Parmi toutes les opérations culturales, certaines sont particulièrement cruciales, au regard d’un calendrier à respecter. Le labour est une tâche exigeant une attention particulière, car elle ne peut sʹeffectuer quʹau milieu de la période des pluies. Or celle‐ci, non seulement n’est pas fixe (les première pluies peuvent avoir lieu début décembre ou début janvier), mais elle est aussi de courte durée (un à trois mois au maximum). Le labour est donc souvent une véritable « course » contre le temps et, du même coup, la disponibilité d’un tracteur pour ceux qui n’en n’ont pas est un facteur limitant. Les tractoristes n’apprécient pas le minifundio. En effet, il nʹest pas rentable pour eux de se déplacer pour labourer seulement un hectare, contrairement à de grandes superficies de 10 à 50 hectares. Dans l’organisation de leur temps de travail, ils donnent donc la priorité aux grands propriétaires, ce qui introduit dʹemblée des rapports inégalitaires au sein des communautés dans les capacités d’usage et de gestion de la terre. Notons cependant que le réseau familial et l’échange de services sont, pour lʹagriculteur, une bonne garantie pour que sa parcelle soit labourée à temps. En effet, un tractoriste ira toujours labourer les parcelles de son père dans le temps imparti même sʹil ne sʹagit que de deux hectares.
La récolte est également une tâche exigeant précaution et savoir‐faire, car le mûrissement du grain de quinoa est très rapide sur la fin du cycle et, lorsque le grain est mûr, il faut rapidement effectuer la récolte afin d’éviter les dégâts occasionnés par le vent. Le producteur ne connaît la date de sa récolte qu’au dernier moment et doit, malgré cela, avoir une forte capacité de mobilisation, notamment de la main‐d’œuvre.