Le bouleversement des systèmes agraires lié au boom de la quinoa
Carte 12 : Localisation des communautés du Périsalar de l’Altiplano Sud
Précisons qu’il n’existe pas de base de données cartographiques où apparaissent les limites des territoires communautaires (et donc leurs superficies exactes). Il n’existe pas non plus de cadastre foncier permettant le repérage des limites du parcellaire au sein de ces territoires47. Sur la carte 12, nous avons indiqué la localisation du « village centre » pour l’ensemble des communautés du Périsalar. La densité des points nous révèle indirectement la taille des territoires communautaires48.
Carte 12 : Localisation des communautés du Périsalar de l’Altiplano Sud
Source : fond de carte ministère de la décentralisation modifié par A. Vassas Toral ; élaboration propre.
Nous observons qu’au nord du salar d’Uyuni, la densité des points est particulièrement élevée, ce qui signifie des territoires communautaires de superficie plus réduite que dans le reste de la région. Cette densité de communautés est à mettre en relation avec la densité démographique plus forte au nord et au nord‐est (entre 1,2 et 2,6 hab./km²) qu’à l’ouest et au sud (entre 0,2 et 0,7 hab./km²). À l’ouest et au sud du salar en revanche, la densité de communautés est plus faible, ce qui indique des territoires communautaires de superficie beaucoup plus vastes. En première approximation, ce contraste correspond pour les communautés les plus étendues à celles qui
47 Cependant, les certificateurs de quinoa biologique ont dressé des croquis des terres des producteurs certifiés qu’ils
souhaitent géo‐référencer.
48 L’élaboration de cette carte a été un travail fastidieux de nettoyage de la base de données fournie par le ministère
de la décentralisation.
sont plus tournées vers l’activité pastorale, tandis que les communautés de taille plus réduite privilégient l’agriculture.
Ces variations de densité sont également liées aux facteurs topographiques. Rappelons à ce titre que certaines communautés n’ont accès qu’à des terres en pente (cas de Chilalo), tandis que d’autres ont leur territoire partagé entre montagne et plaine (cas de Palaya, Candelaria, Otuyo, San Juan). Les communautés installées uniquement dans les plaines existent mais elles ne rentrent pas dans le cadre de notre étude, puisqu’il s’agit exclusivement de communautés d’éleveurs ne pratiquant pas la culture de quinoa (tout au moins au début de cette recherche).
Certaines communautés bénéficient de micro‐conditions climatiques plus favorables puisqu’elles sont à l’abri du gel alors que d’autres sont localisées dans de véritables couloirs d’air froid. Enfin, les communautés du sud et sud‐est du salar manquent régulièrement d’eau alors que la pénurie est moindre dans celles du nord et nord‐est.
3.1.2.2. Les étapes de la dynamique du changement d’usage des terres
Les cartes d’occupation du sol des années 1970 et 1980 (Liberman Cruz, 1986), ainsi que celles réalisées dans le cadre du programme Equeco à partir de photos aériennes anciennes (Vassas et al., 2008) indiquent de très faibles superficies cultivées dans les plaines jusqu’au début des années 1970. Mais progressivement, l’ensemble des terres de plaine ont été mises en culture, pour aboutir à une saturation presque complète de l’espace agricole aujourd’hui. Comment s’est opérée cette « descente dans la plaine » ? Quels en sont les mécanismes sociaux et les acteurs ? Quelle a été la dynamique de la mise en culture des terres ?
Il convient de décrire un processus général de progression du front de quinoa au sein duquel chaque communauté inscrit sa propre dynamique. Car en effet, chaque communauté n’est pas passée par l’ensemble des étapes et chacune se trouve aujourd’hui à un stade différent de la dynamique.
La descente de la culture dans la plaine a été très progressive à ses débuts. La culture de quinoa dans les plaines, en tant que nouvelle ressource, ne sʹest pas propagée du jour au lendemain. La première étape relève de l’apprentissage de la mise en valeur des plaines en sélectionnant les lieux les plus appropriés. Cette sélection s’est réalisée dans certaines communautés sur la base d’un constat de lʹexigüité des terres de montagne (minifundio) et de la perception d’un changement climatique. Cette première descente a souvent été rendue possible par une distribution de la terre opérée par la communauté elle‐même ou, à défaut, avec son assentiment, voire son encouragement. Elle s’est accompagnée très vite par l’arrivée du tracteur, ayant supposé des expérimentations techniques et une adaptation des savoir‐faire. Durant cette première étape, donc, ce sont les résidents permanents qui se sont appropriés de manière spontanée les terres communautaires, soucieux d’étendre leur espace cultivé au‐delà des parcelles de piémont49.
Une fois les nouvelles techniques de culture apprivoisées, la production de plaine a pris de l’envergure, pensée à une plus large échelle. Dans cette deuxième étape, la communauté n’a plus été l’organe régulateur des dynamiques foncières, chacun s’appropriant les terres qu’il souhaitait mais en donnant la priorité aux parcelles les mieux situées et les plus fertiles. Le tracteur a été un moyen facile, rapide et finalement peu cher pour transformer des terres de
49 Mais, comme nous le verrons, un résident permanent aujourdʹhui peut devenir émigré demain et inversement.
Cette réversibilité perturbe lʹinterprétation concernant les acteurs du changement d’usage des terres. Car les émigrés sont souvent désignés comme responsables de ces changements alors qu’ils étaient résidents permanents au début du processus.
pâturage en terres cultivables, des terres communautaires en terres privées. Les résidents permanents ont investi les terres les plus fertiles, et parfois même les terres sur lesquelles ils avaient lʹhabitude de pâturer et où ils avaient une petite maison. On peut parler, dans ce cas, d’un droit de « préemption » sur certaines zones. Cette dynamique n’a pas été vérifiée pour l’ensemble de la zone mais plutôt dans les communautés de hameaux et d’habitat dispersé.
La dernière étape ‐ l’actuelle ‐ est celle de l’appropriation individuelle massive de l’ensemble des terres restées vacantes, sans distinction de leur exposition et de leurs aptitudes pour l’agriculture. La dynamique du changement d’usage des terres se fait alors de manière chaotique et hasardeuse, et concerne des terres du même coup moins fertiles, moins abritées du gel ou plus pierreuses50. On peut parler d’une phase d’appropriation d’une ressource qui est alors pensée comme potentielle. Car les individus ne sʹapproprient pas seulement de la fertilité potentielle (Puschiasis, 2009) mais bien un espace qui demain fera peut‐être ressource. Le processus d’appropriation est en ce sens de type patrimonial, à savoir que les populations se
« réservent » de la terre comme patrimoine mobilisable du point de vue productif, si les conditions du marché deviennent favorables.
La terre est donc un enjeu crucial aujourdʹhui. Mais ce nʹest pas seulement pour sa fertilité. Les individus sʹapproprient des terres même gélives et caillouteuses car, se disent‐ils, ils pourront peut être demain en avoir l’usage grâce à l’évolution des techniques agricoles, du climat ou des conjonctures économiques. La « course à la terre » est ainsi devenue réalité sur les hauts plateaux de l’Altiplano Sud et il n’est pas exagéré de dire que certaines pratiques sont finalement sans fondement économique immédiat et répondent plutôt à des logiques d’anticipation. L’accaparement de la ressource est un investissement et un pari sur l’avenir que l’on pense prometteur et dont il ne faut pas être exclu.
Sur les six communautés analysées par J‐R. Duprat, dans le cadre du programme Equeco, quatre font partie de notre propre travail de recherche : Palaya, Otuyo, Chilalo et Candelaria.
Sa méthodologie a consisté à travailler sur des zones rectangulaires centrées sur les communautés plutôt que sur des limites administratives non rectilignes et d’ailleurs non officielles, parfois contestées. Selon les cas, cette cartographie peut donc sous‐évaluer lʹétendue réelle du territoire communautaire ou, au contraire, en dépasser les limites.
Nous reprenons ici son travail sur la communauté de Palaya ‐ la plus exemplaire du phénomène ‐, le travail réalisé sur les autres communautés se trouvant en annexe 11. Nous observons sur la figure 20 qu’en 1963, la très grande majorité des terres cultivées se situe sur les reliefs et seulement quelques parcelles sont cultivées sur le bas du piémont. À partir de 1972, les terres commencent à être cultivées dans la plaine, mais c’est à partir du milieu des années 1970, suite à l’arrivée du tracteur dans la coopérative de la communauté, que les superficies cultivées en plaine se multiplient. En 2006, toute la plaine est passée dans le domaine agricole, seules les terres de pelar et les terres inexploitables avec les moyens techniques ne sont pas cultivées (dépressions, terres très caillouteuses).
50 En contradiction avec la perception positivée du réchauffement climatique, puisque favorable à la mise en culture
des plaines, les zones actuelles de culture restent sujettes aux gelées. En 2008, par exemple, de vastes superficies de quinoa des plaines du Périsalar ont subi les dégâts des gelées alors que les parcelles de montagne en ont peu souffert.
Figure 20 : Expansion du domaine agricole de la communauté de Palaya entre 1963 et 2006
Source : Duprat, 2008 ; réalisation A. Vassas Toral.
Nous observons sur le schéma suivant (figure 21) la synthèse de ces travaux, en indiquant aux trois dates la répartition des terres cultivées en fonction de lʹaltitude.
Figure 21 : Répartition des terres cultivées par classe d’altitude en 1963, 1972 et 2006 dans six communautés du Périsalar
Source : Duprat, 2008.
Les terres situées entre 3 650 et 3 800 mètres d’altitude correspondent à la plaine, lieu principal d’extension de la culture de quinoa. Nous observons que l’extension a touché dans une faible proportion les terres de piémont (3 850 à 4 000 m) qui sont mécanisables, et que les cultures de montagne (situées à une altitude supérieure à 4 000 m), sans être totalement abandonnées, ne se sont pas étendues.
3.1.2.3. Les transformations paysagères
Au niveau local, le boom de la quinoa a donc eu des impacts importants sur les modes d’utilisation de l’espace et sur le paysage. Nous utilisons ici les schémas élaborés par D. Félix (2008 : 6‐7) réadaptés à partir de nos observations et relevés de terrain (figures 22 et 23).
Avant les années 1970, trois éléments principaux formaient le paysage traditionnel : un territoire communautaire couvert dans sa grande majorité de végétation native, utilisée pour le pâturage des lamas, alpacas et ovins ; des parcelles cultivées (pommes de terre et quinoas) et des parcelles de jachère pâturées pour des durées plus ou moins longues. Ce paysage était aussi
Domaine agricole 1963 Domaine agricole 1972 Domaine agricole 2006
0 1000 2000 3000 4000
3650‐3750 3750‐3800 3800‐3850 3850‐3900 3900‐4000 4000‐4100 4100‐4200
> 4200
Superficie agricole (ha)
Altitude (m)
1963 1972 2006
caractérisé par un grand morcellement foncier et des parcelles de petite taille, en rapport avec la main‐dʹœuvre familiale disponible (parcelles excédant rarement un hectare).
La « descente » de la quinoa dans les zones de plaines a induit, par la même occasion, une relocalisation des pratiques dʹélevage. La conséquence majeure est un effacement de la mosaïque du territoire communautaire et lʹapparition d’un paysage agraire qui s’apparente à un vaste champ de quinoa uniforme sans tholar ni murets, dont la physionomie tranche avec les versants des montagnes largement (quoique pas complètement) abandonnés par la culture dans les communautés ayant accès aux deux écosystèmes (voir Encadré 6). Lʹélevage est ainsi relégué aux espaces marginaux, montagnes et plaines non cultivables. La figure antérieure de l’évolution des terres cultivées de Palaya reflète ces changements de localisation ainsi que lʹaccroissement des zones mises en culture. Mais le paysage agricole ne correspond pas nécessairement à des tailles de parcelles individuelles immenses. Chaque producteur continue de cultiver chaque année plusieurs parcelles dans des microenvironnements distincts pour disperser les risques agro‐climatiques.