Une approche des mobilités par les trajectoires de vie
Type 4 : Alternance résidentielle entre communauté et lieux de migration
4.3. Cycles migratoires et système de mobilité d’hier à aujourd’hui
scolaires (décembre/janvier). À Potosi, il travaille comme journalier dans la mine alors que sa femme se dédie au commerce de rue. Cette activité à Potosi n’est pas régulière, la famille s’y rend seulement les années où la récolte de quinoa ne procure pas assez de revenus. Sachant que les mois de décembre et janvier correspondent à un creux dans le calendrier agricole de la quinoa, il peut confier son troupeau au frère de sa femme, et ce dernier surveille également ses parcelles. À la différence du cas précédent, qui reflétait une stratégie choisie de cumul de revenus et de capitalisation permise par le nouveau contexte de la quinoa, la logique de pluriactivité de Carlos correspond à une nécessité. Elle est très clairement une réponse aux aléas
post‐récolte Semis
Activités en
Il est important de signaler que la pluriactivité concerne également les originaires de la communauté résidents à l’extérieur. Le boom de la quinoa, en effet, a déclenché une regain d’intérêt pour la communauté chez nombre d’individus migrants, renouant avec l’activité agricole et faisant, du même coup, des allers et retours entre leur lieu de résidence et leur lieu d’origine. Nous reviendrons sur ce type spécifique de circulation, qui s’opère de la ville vers la campagne, dans le sixième chapitre traitant du lien entre mobilité et gestion des ressources locales.
Ainsi, la pluriactivité regroupe les activités en migration, les activités dans la communauté et les activités saisonnières qui n’impliquent pas de changement de résidence. Prenant des formes et des temporalités différenciées, elle peut‐être conjoncturelle ou structurelle dans les stratégies individuelles. Mais la pluriactivité doit se lire à l’échelle de la famille nucléaire, dans la mesure où les agencements résidentiels mais aussi de la circulation, reposent sur des logiques de complémentarité. La pluriactivité, phénomène généralisé chez les familles de l’Altiplano Sud, révèle l’importance à donner aux espaces de vie fondés sur la multi‐localisation et à la performance des familles à pouvoir combiner les activités dans le temps et dans l’espace.
4.3. Cycles migratoires et système de mobilité d’hier à aujourd’hui
Nous venons de traiter successivement de la mobilité résidentielle et de la mobilité professionnelle de 170 individus originaires de cinq communautés rurales de l’Altiplano Sud.
Nous souhaitons reprendre ici, en guise de synthèse, les cycles migratoires des cinq communautés, c’est‐à‐dire les grandes étapes migratoires et d’activités ainsi que le mode résidentiel familial. Nous brosserons l’histoire des populations de l’Altiplano Sud depuis le début du XXe siècle jusqu’à nos jours (2008), celle tout au moins qu’elles ont vécu et dont elles se souviennent. Cette partie historique se fonde sur la mémoire de certaines personnes ressources des communautés, ainsi que sur les trajectoires résidentielles et professionnelles des individus que nous avons enquêtés. Pour chacune des communautés, nous distinguons les cycles passés et les cycles actuels.
4.3.1. La communauté de San Juan de Rosario : de la complémentarité écologique à la complémentarité transfrontalière
La communauté de San Juan de Rosario du municipe de Colcha « K » est dans une position très périphérique à l’échelle de l’espace national, mais elle est fortement intégrée à l’espace transfrontalier Bolivie‐Chili, et relativement proche de la frontière boliviano‐argentine. À San Juan, nous pouvons dégager, parmi les cycles passés et actuels, cinq étapes migratoires en termes de destinations et de formes de mobilité (voir carte 20).
Historiquement, les populations de San Juan ont toujours entretenu des liens d’échange et de troc avec les vallées inter‐andines situées au sud‐est, en particulier avec la région de Tupiza.
Nombreux sont les hommes de San Juan, âgés de plus de cinquante ans, qui se remémorent leur longue marche avec les caravanes de lamas : « Au mois de juillet, il nous fallait 12 jours de marche pour aller à Tupiza, nous y restions une semaine pour faire les achats et nous reposer, et puis nous remontions sur l’Altiplano. Il nous fallait encore 12 jours de marche. On emportait du sel de Patana79, des pommes de terre, de la quinoa et on sacrifiait des lamas sur place. On revenait avec du maïs » (Evaristo Cruz). Un autre témoignage indique qu’à l’époque « certains communautaires de San Juan cultivaient un peu de quinoa, mais tous ne la cultivaient pas. Ils vivaient en partie du troc avec les vallées. Ils apportaient du sel de Patana, partaient en caravane de lamas dans les vallées de Tupiza et échangeaient le sel, la viande de lamas sacrifiés contre du maïs. Il y a avait aussi un commerce avec l’Argentine, les gens de San Juan échangeaient la laine de lama » (Félix Yucra). À cette époque, le sel et le bétail représentaient toute la richesse de San Juan. Avec l’arrivée des camions, ces caravanes se sont arrêtées (on peut signaler quelques tentatives de les relancer aujourd’hui dans un but touristique).
Parallèlement à la conduite de ces caravanes qui garantissaient la sécurité alimentaire des populations par le biais des échanges entre étages écologiques, selon le modèle andin bien connu de d’archipel vertical (Murra, 1972), les habitants de San Juan pratiquent le commerce de plantes combustibles dès lors que le chemin de fer reliant Antofagasta (port du Chili) à Potosi a fonctionné. En effet, la ligne de chemin de fer passe à proximité du village. « Les gens vivaient du commerce de yareta80 et un peu de thola81. Ils partaient dans la montagne, deux fois par mois avec les lamas et y restaient chaque fois une semaine. D’abord, il fallait couper la yareta pour qu’elle sèche entre deux à quatre mois. Ensuite, on la chargeait sur les lamas, puis on descendait jusqu’à la station de train de Chiguana82. C’était pour les fonderies de la grande mine de Pulacayo » (Evaristo Cruz). Puis « la yareta s’est épuisée, on a trouvé le charbon et le pétrole, cette activité s’est arrêtée » (Félix Yucra).
S’ajoute au troc et au commerce de ressources naturelles, le travail dans les mines à la frontière du Chili (Amincha, Kilcha, Santa Rosa, Puqios, Cavana). Le travail dans les mines se réalise sous forme de mobilités circulaires, des années 1930 jusqu’à la fin des années 1960. « Ils revenaient à chaque fin de semaine » (Félix Yucra).
Ces mobilités de proximité ont été pratiquées par tous les anciens de la communauté. Le ménage était constitué et fixé à San Juan et l’homme partait temporairement pour le troc, pour l’exploitation de yareta ou pour travailler à la mine.
À partir des années 1970, les systèmes de mobilité de la communauté de San Juan vont changer en profondeur. Le premier bouleversement tient au déclenchement des migrations féminines, tout au moins pour les générations nées à partir des années 1960. Ces migrations des femmes,
79 Il y a sur le territoire de San Juan un petit salar : le salar de Patana.
80 La yareta (Azorella yareta Hauman) est une plante que l’on trouve dans le sud de l’Altiplano Sud utilisée comme combustible dans les fonderies de minerais.
81 La thola est le nom générique de la formation végétale arbustive dominante dans lʹAltiplano Sud.
82 Chiguana se situe à une trentaine de kilomètres au sud ouest de la communauté de San Juan.
par ailleurs, deviendront plus individuelles et plus autonomes, liées à la quête de revenus complémentaires. Celles‐ci deviennent un acteur clé de l’obtention du revenu des ménages par leur entrée dans les circuits de l’économie monétaire (Guétat‐Bernard, 2006). La migration vers l’Argentine devient également plus importante, les jeunes partant travailler comme employés agricoles dans les exploitations de Mendoza, Salta ou Jujuy. Ces migrations circulaires deviendront pour certains pratiquement définitives, puisque certains s’installeront de façon durable en Argentine.
À partir de 1980, jusqu’à aujourd’hui encore, les mines du sud de l’Altiplano vont devenir un autre pôle d’emploi pour les hommes de San Juan et de toute cette région. La grande mine de borax d’Apacheta (entreprise Tierra Limitada) continue à être un gros employeur régional.
D’autres sites deviennent également attractifs : la mine de chaux de Rio Grande et de Julaca dans les années 1970 ainsi qu’au début des années 1990, la mine d’Amincha et de la Laguna Verde à la fin des années 1980, Horsu à la fin des années 1970 et enfin San Cristobal depuis 2005. Un point commun entre les migrations plus récentes et les mobilités des anciens est le fait que la famille réside à San Juan, tandis que les hommes sont en double résidence entre San Juan et le centre minier.
À partir du milieu des années 1990, les migrations vers l’Argentine s’intensifient et s’élargissent aux centres urbains, notamment à la ville de Buenos Aires. Les départs pour travailler dans les ateliers clandestins de couture, vont se poursuivre jusqu’à la crise de 2001. Celle‐ci va déclencher un retour dans la communauté mais surtout une réorientation des flux, notamment vers le Chili. Les migrations vers les villes chiliennes de Calama et Antofagasta et la mine de Chuquicamata, en pleine expansion, vont en effet se développer à partir des années 1990 avec la croissance économique du pays83 : travail comme manœuvre dans la construction et dans les ports pour les hommes, employée domestique pour les femmes. Certains migrants sont restés au Chili et y ont constitué leur ménage. Notons que durant les années 1990, la formation de couples mixtes est rare : les couples boliviens se rencontrent et se forment dans le Lipez, puis repartent ensembles au Chili. En revanche, la proportion de couples mixtes tend à augmenter ces dernières années sachant qu’il s’agit surtout de mariages entre jeunes migrants de nationalité bolivienne et enfants de migrants de la première génération installés au Chili. Ces jeunes sont nés au Chili et sont donc de nationalité chilienne. Ainsi, la majorité des jeunes de San Juan, continuent aujourd’hui de migrer au Chili, faisant des allers‐retours en fonction des visas qu’ils parviennent à obtenir. Ces circulations concernent également les jeunes collégiens qui, pendant les vacances scolaires, partent se faire embaucher pour quelques semaines. Cette génération, en revanche, ne connaît pas l’Argentine.
Pendant longtemps, la communauté de San Juan avait très peu de connexions avec la ville d’Uyuni, pourtant assez proche. À partir des années 1995, celle‐ci va devenir un nouveau pôle d’attraction pour les habitants de San Juan, en particulier pour les études des enfants. Des logiques de double résidence liée à l’éducation vont alors se développer : « La migration à Uyuni date des années 1995‐2000 car, grâce à la quinoa, on peut faire étudier les enfants et donc les gens s’achètent une maison » (Demesia Yucra).
Finalement, les changements survenus à San Juan, communauté de longue tradition de mobilité, tiennent à une diversification des destinations migratoires : depuis les années 1970, elles sont plus nombreuses et surtout plus lointaines. Le changement tient aussi aux formes d’insertion dans les lieux de migration. Aujourd’hui, les hommes ne se disent plus « mineurs » ; ils sont « employés dans les mines », assumant diverses fonctions dans ce secteur. Mais ils sont
83 On a pu noter des départs au Chili à partir des années 1960 mais le mouvement massif se situe dans les années 1990.
aussi maçons, artisans, entrepreneurs indépendants… Les femmes, quant à elles, assument de plus en plus des migrations en solitaire dès leur adolescence. La complexification des systèmes résidentiels et des systèmes d’activités est donc un trait marquant des mutations contemporaines à San Juan.