Carte 2 : Les grandes régions naturelles de Bolivie
1.3. Éléments de méthodologie
1.3.3. Enquêtes et observations de terrain
1.3.3.4. Insertion dans la vie locale et difficultés
concernait l’activité agricole. L’annexe 4 présente les grilles simplifiées de ces deux volets d’entretien et la manière dont nous avons procédé pour le croisement des différentes trajectoires (résidence, travail, activité agricole, patrimoine, liens avec la communauté). Nous nous sommes engagée à ce que les entretiens soient anonymes et nous avons donc changé dans le texte le nom des personnes enquêtées (hormis pour les données historiques).
Les entretiens ont été une des formes d’accès à l’information. Mais ils ont été largement complétés par les méthodes plus socio‐anthropologiques d’observation et de participation aux activités quotidiennes. Au cours de la recherche, il s’agissait souvent d’être là, sur le chemin, dans les champs, dans la montagne pour rencontrer et observer. Ces moments ont été très importants et riches d’enseignements. Nous avons eu la très grande chance, par exemple, d’être invitée à participer à la fête de Salinas, le 29 juin 2007. Du rôle d’observatrice, nous sommes passée à celui d’actrice, rôle que les membres de la communauté ont bien voulu nous accorder.
Ce moment, qui a été très fort émotionnellement, a constitué notre « passeport » pour la suite du travail de terrain et des enquêtes menées dans cette zone. Nous avons résidé en Bolivie de décembre 2006 à décembre 2008, soit deux années continues durant lesquelles nous avons alterné le travail de terrain et le travail de bureau à La Paz. Par intermittence, nous avons donc séjourné dans les cinq communautés ainsi que dans les bourgs proches, mais nous nous sommes également rendue dans des villes boliviennes et chiliennes (voir le planning du travail de terrain en Annexe 5). Le travail réalisé en dehors de ces cinq communautés rurales, visant à rencontrer les personnes originaires de la zone et donc membres à part entière des communautés, a été réalisé dans les bourgs de Salinas et de Llica, à Uyuni, à Challapata et Oruro plus au nord, ainsi qu’au Chili, dans les villes de Calama, Iquique et Pica, lieux de migration de nombreuses familles des communautés du sud de la zone d’étude.
Dans les communautés, nous ne logions pas chez l’habitant à cause de l’exigüité des logements mais aussi pour ne pas être « associée » à telle ou telle famille. Nous avons donc loué une pièce à Candelaria, Chilalo, Palaya, pièce dans certains cas mise à disposition des visiteurs de la communauté ou localisée dans l’école. À San Juan, en revanche, nous avons opté pour l’auberge. Les temps de séjours continus dans une même communauté ont varié entre une semaine et vingt jours.
Nous avons clos notre travail de terrain fin 2008 par la présentation des résultats préliminaires de nos enquêtes lors d’une réunion de restitution et d’échanges dans chaque communauté. Il était important, en effet, de signaler notre départ et, surtout, de respecter notre engagement initial à « rendre des comptes » aux populations ayant fait l’objet des enquêtes. Signalons, enfin, qu’un rapport final a été remis aux communautés lors d’une récente visite en 2011.
1.3.3.4. Insertion dans la vie locale et difficultés
Pour clore cette partie sur la méthodologie, nous évoquerons la question de notre insertion dans la vie locale et les difficultés rencontrées.
Notre travail de terrain s’est effectué dans un contexte de multiples tensions liées au bouleversement que constitue aujourd’hui l’essor de la production de quinoa. Ce contexte n’a pas toujours facilité l’accès à une information fiable et neutre. La hausse des superficies cultivées et des prix de vente, qui peuvent tripler d’une saison à l’autre, constituent un premier facteur de ces tensions au sein des communautés. Notre période d’enquête a coïncidé, en effet, avec le retour d’expérience de l’exportation certifiée biologique qui avait démarré une quinzaine d’années auparavant. Préoccupés d’éventuelles conséquences néfastes des dynamiques en cours, les importateurs et les intermédiaires demandent en effet à leurs affiliés des comptes sur la qualité et la « durabilité » de la production de quinoa. De même, avec la
montée de la concurrence internationale, les Boliviens s’inquiètent de voir rogner le marché qu’ils détenaient jusqu’à présent en quasi exclusivité. Ils craignent aussi le vol de leurs semences et de leur savoir‐faire. En deux ans, l’exacerbation de cette tension a été flagrante et, en 2008, l’essor de la quinoa était largement pris en compte par les institutions nationales et internationales, et relayé dans les médias locaux et étrangers. La quinoa figure désormais dans tous les agendas et les projets fleurissent. Dans ce contexte de forte pression, les producteurs de leur côté ont élaboré un discours très bien construit autour de la « production écologique et durable » qu’ils répètent à tous leurs interlocuteurs extérieurs. Cet ajustement du discours autour des enjeux de la durabilité agricole traduit une certaine prise de conscience chez les acteurs locaux, mais il reste à savoir si elle est effective et suffisamment partagée entre tous.
Concernant le thème des migrations, la stigmatisation presque systématique des producteurs non résidents dans les communautés par les résidents permanents est un autre facteur de tension importante. Comme nous le verrons dans les chapitres qui suivent, le reproche leur est fait de ne pas participer à la vie de leur communauté et d’avoir des pratiques agricoles peu durables. Les discours, qui se sont cristallisés largement sur ces situations, nous sont apparus comme des échappatoires dans la mesure où les discordes entre les producteurs permanents, également existantes, étaient occultées.
Les conflits autour de l’accès aux ressources, et donc la question de l’équité sociale, ont été probablement les points de plus forte tension. La question de la terre est un thème particulièrement tabou, y compris dans les familles avec lesquelles nous avions noué de très bonnes relations de confiance. Parler de la terre reste possible avec ceux qui sont « en règle », cʹest‐à‐dire les familles qui ne se sont pas « auto‐attribuées » des parcelles sans l’aval de la communauté. Mais elles étaient du reste peu nombreuses ces familles « en règle ». Ainsi, après deux années passées dans l’Altiplano Sud, certains aspects relatifs à la question foncière restent pour nous une énigme. Et du même coup, les objectifs que nous nous étions fixés au départ, à savoir dénouer les logiques sociales autour de la question du foncier, n’ont pas été totalement atteints. Nous souhaitions notamment réaliser la trajectoire des moyens de production (foncier acquis) et de leurs modes d’acquisition. Nous sommes consciente que ce point reste une lacune relative dans notre recherche compte tenu des informations trop disparates dont nous disposons. En revanche, nous avons pu travailler sur les terres cultivées des dernières saisons agricoles et, concernant l’estimation des revenus et des transferts monétaires (autre objectif initial), nous avons eu recours au « qualitatif bien documenté » et au croisement d’informations convergentes ayant permis de fournir au moins des ordres de grandeur.
Une autre difficulté de notre travail provenait du fait que l’ensemble du système social de ces sociétés rurales est fondé sur la culture orale : peu de traces écrites des échanges, ni des décisions prises au niveau collectif, si ce n’est dans les « cahiers d’actes » où figurent les comptes rendus des réunions communautaires. Mais il nʹest pas rare que seul le dernier cahier subsiste, ou même qu’il soit perdu, l’information est donc manquante. Ces documents, quand ils existent, n’ont pas permis d’avoir une idée précise, par exemple, du nombre d’habitants, de producteurs et d’ayants droit (cf. chapitre 2 p. 60) dans les communautés. Nous avons donc eu recours à lʹhistoire orale mais celle‐ci, par définition, est incomplète ou difficile à obtenir et à interpréter (par exemple identifier les ayants droit suppose d’aborder la question épineuse des droits sur la terre, et notamment ceux des absents). Ainsi, le recours à la parole, aux témoignages, au croisement de l’information a demandé un temps long de reconstitution des faits.
La dernière contrainte que nous souhaitons signaler tient à notre objectif d’enquêter certains migrants vivant en dehors des communautés, et notamment au Chili. L’accès aux migrants
Boliviens dans les sites chiliens, sauf pour ceux dont nous avions obtenu les coordonnées par les familles des communautés, s’est révélé particulièrement délicat. Beaucoup étant en situation irrégulière au Chili, nous avons été confrontée à la méfiance des populations migrantes niant, de fait, leur nationalité ou origine bolivienne.
Les stratégies d’évitement, de contournement ou de rétention de l’information par les populations, classiques dans toute situation de recherche, avaient été annoncées dès le démarrage des travaux de terrain. Lors des premières réunions de présentation de notre travail, les interlocuteurs locaux nous indiquent en effet que d’autres avant nous sont venus enquêter et qu’aucun résultat n’a été restitué à la communauté. Si cette réaction n’est pas surprenante, du fait de cas avérés, il faut signaler aussi que la transmission effective de résultats, tel que nous l’avons faite au cours de notre travail de terrain, n’est pas toujours reconnue. Il faut dire que si l’Altiplano Sud n’est pas encore un « zoo de la recherche », ni un terrain « sur‐pâturé », l’essor des programmes de développement et des appels à projets pour subventions dans la zone, la multiplication des sollicitations et des réunions ont certainement contribué à crisper lʹattitude des populations locales face aux interlocuteurs extérieurs… surtout sʹils se présentent sans intention dʹapporter des ressources monétaires dans les communautés.
De culture montagnarde, les Aymaras de l’Altiplano Sud ont la réputation d’être une population relativement hermétique, peu expansive et encore moins démonstrative. Si l’acceptation de notre présence a pris du temps dans certains cas (le degré d’insertion a été proportionnel au temps passé dans la communauté), ou a été moindre dans d’autres cas (comme à Candelaria, par exemple, communauté très dispersée), on retiendra que les moments de réelle inclusion ont été intenses et favorables à la qualité de l’information recueillie. Mais on retiendra aussi la difficulté à entrer dans le quotidien des vies, dans les confidences, également le biais de certains discours nécessitant une certaine prudence dans nos interprétations.
Au final, les difficultés et les moments d’incompréhension des populations quant aux objectifs de notre recherche ont été nombreux : « pourquoi veux‐tu savoir cela ? », « à quoi ton travail va‐
t‐il nous servir ? ». Nous sommes restée, jusqu’au bout, l’étrangère qui vient poser des questions. Si nous avons pu participer à certains événements festifs, aux réunions, aux travaux agricoles et à la vie quotidienne des familles, notre statut d’étrangère est resté entier et nous ne prétendons pas ici avoir réussi une totale intégration, encore moins une « assimilation ». Nous restons persuadée du reste que le chercheur, même lorsqu’il bénéficie d’une forte immersion dans la vie locale comme ce fut le cas, demeure toujours limité par la distance sociale et culturelle qui le sépare du groupe dont il tente de comprendre les pratiques et les représentations.