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Loin d’être une succession d’étapes marquées par des ruptures épistémologiques, les approches du paysage par les géographes se maintiennent et s’adaptent face aux attentes de la société ; tout en s’entrelaçant aux méthodes qui apparaissent dans les autres domaines de connaissance. Certaines théories tombent doucement en désuétude, alors que d’autres sont convoquées de temps à autre pour servir telle ou telle branche de la géographie. Il semble bien que la discipline reste avant tout une pratique qui s’enrichit des problématiques, des méthodes et des moyens que lui offre le contexte général des connaissances, mais elle ne se contente pas de se nourrir des connaissances produites ailleurs, elle fait partie des disciplines qui permettent de franchir des frontières entre domaines de connaissances.

2. 2. 1. Le paysage dans l’œuvre d’Alexander von Humboldt (1769-1859) ou la communion avec la nature

A. von Humboldt (1769-1859) est quelque peu délaissé lorsque la géographie s’engage dans une démarche positiviste. En effet le projet d’A. von Humboldt, qui débouche sur la publication de Cosmos en 1845, n’apporte rien aux démarches qui refusent les changements d’échelle au prétexte de la rationalité. A. von Humbold, formé dans la tradition des Lumières, tant prussiennes que françaises, inaugure une démarche originale. Il acquiert un fond de connaissances, géologiques165, botaniques, linguistiques166, qui lui permet de préparer ses

voyages. Il découvre l’Amérique du Sud et les zones tropicales de 1799 à 1804 et entreprend un voyage en Asie en 1829. La découverte botanique est au cœur de ses préoccupations, il observe la localisation des plantes, leur répartition et leur déplacement, montrant ainsi combien le mouvement est essentiel à son approche géographique. Les récits de ses voyages font l’objet d’un soin attentif, car ils sont une étape de la démarche, et l’occasion d’une réflexion théorique. Chaque lieu apporte des indications confortant la conviction de l’auteur, celle d’une cohérence

165 Il est ingénieur des Mines.

166 Son frère Wilhelm (1767-1835) échange régulièrement avec Emmanuel Kant et poursuit des études sur les

139 générale des phénomènes naturels. Ainsi, « … la matérialité du terrain précède la construction

verbalisée et théorique du monde. » (Péaud, 2014). La pédagogie et l’animation professionnelle

sont également au cœur de son travail, il enseigne et participe avec C. Ritter à la création des sociétés de géographie de Paris en 1821 et de Berlin en 1828.

Dans un article de 2014, « Alexander von Humboldt et la géohistoire du sentiment de la nature », S. Briffaud s’attache à redécouvrir la pensée « humboldtienne » du paysage. Le paysage comporte deux dimensions, d’abord celle de la matérialité et puis celle des représentations, des sentiments humains, mais les deux ne sont pas séparées. Entre le caractère objectif de la matérialité et le subjectif du sentiment, von Humboldt propose une synthèse. Le sentiment n’est pas étranger au monde matériel, mais il relève de faits culturels et s’exprime dans la littérature, la peinture et l’art du jardinage. Le sentiment provient de ces pratiques qui trouvent aussi leur origine dans la nature : « … la nature a diversement agi sur la pensée et

l’imagination des hommes suivant les époques et les races, jusqu’à ce que, par le progrès des esprits, la science et la poésie se pénétrassent de plus en plus » (von Humboldt, cité par

Briffaud, 2014, p. 346)

La nature dans sa dimension végétale demeure l’élément fondamental. La découverte des ambiances végétales des zones tropicales de l’Amérique du Sud est un des moments historiques forts qui établit une rupture, un peu sur le mode de la rupture épistémologique bachelardienne, avec la connaissance habituelle. Le nouveau sentiment de nature apparaissant avec la découverte des espaces tropicaux fait définitivement de la nature l’élément de rassemblement des deux volets du paysage, celui de la matérialité et celui du sentiment intérieur. Du point de vue méthodologique, S. Briffaut souligne que von Humboldt « … n’est

pas le premier à souligner la capacité de certains espaces de rapprocher la cause de l’effet et à offrir, à travers la contemplation directe des paysages, la possibilité de saisir les lois fondamentales qui régissent le tout de la nature » (Briffaut, 2014). Dans l’exploration du

monde, la connaissance sensible favorise certaines approches, il ne s’agit pas de construire une connaissance scientifique basée sur une structure conceptuelle, mais plus simplement de ne pas ignorer l’existence de cheminements plus aisés, ainsi le paysage naturel offert par le végétal motive plus le regard que la géologie.

Cette dimension du paysage intérieur ne survit pas au positivisme du XIXème siècle,

pourtant elle aide à comprendre combien dans la population le paysage est identifié facilement avec la nature, le vivant, le mouvant qui permet d’accéder plus aisément à un sentiment de plénitude, de cohérence entre la matérialité du paysage et le monde ou cosmos.

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2. 2. 2. Le paysage chez P. Vidal de la Blache (1845-1918) et l’art délicat d’interpréter les paysages

Aborder l’œuvre de P. Vidal de la Blache pour examiner uniquement l’aspect relatif aux paysages s’avère délicat à plus d’un titre. En effet, P. Vidal de la Blache a profondément marqué l’enseignement de la géographie jusque dans les années 1960 ; cela a ainsi organisé les connaissances de base du grand public en géographie. Il bénéficie donc d’un statut tout à fait original que confirment les cartouches de la plupart des cartes qui ont marqué l’apprentissage de la géographie dans les écoles primaires avant 1970. Pour l’étudiant en géographie, le Tableau

de la géographie de la France semble une œuvre éloignée des préoccupations actuelles et ne

relève plus que de l’histoire et du plaisir de se confronter à de beaux textes d’une littérature descriptive. Pour les chercheurs travaillant à l’épistémologie de la géographie, sa critique dans les années 1970 l’a parfois renvoyé à une simple protogéographie (Lussault, 2006, p. 987). Cependant l’attention portée à des écrits et des communications de la fin de sa carrière relance l’intérêt sur certains aspects de son œuvre.

« L’interprétation géographique des paysages »

Dans une intervention courte167, « De l’interprétation géographique de paysages » en

1908, au neuvième congrès international de Géographie, P. Vidal de la Blache démontre l’intérêt de l’étude des paysages et propose quelques éléments méthodologiques. En premier lieu il constate que le paysage est un objet d’étude, lié à la pratique du terrain : « depuis que la

géographie pédagogique est sortie du cabinet où elle s’enfermait trop volontiers et qu’elle s’est mise à observer directement la nature, l’interprétation des paysages est devenue un de ses principaux objets. C’est un art délicat… » (Vidal de la Blache, 1908, p. 3). Pour interpréter le

paysage, il importe de s’appuyer sur un double moment, d’analyse puis de synthèse. Analyse, car le paysage a des traits hétérogènes mêlant des causes diverses, anciennes et récentes, une forme d’exégèse est nécessaire. À l’opposé l’interprétation exige aussi la perception raisonnée de la synthèse vivante qu’offre le paysage. En effet dans le paysage les différents traits hétérogènes s’enchaînent et se coordonnent. L’idée d’une cohérence rend possible la recherche rationnelle, aussi le géographe ne s’intéresse-t-il qu’aux paysages explicables dont on peut rendre compte, délaissant ceux issus du hasard. L’étude se décline à trois échelles : le naturel, en particulier les formes du relief, la mise en valeur des conditions naturelles et enfin la prise

141 en compte des traces du travail humain ; d’aucuns parlent de palimpseste (Chouquer, 2000), reliant ainsi géographie, histoire et archéologie.

Le premier niveau, est illustré par les formes du relief, l’œil exercé, reconnait la complexité et exige la compréhension des différentes érosions subies. Pour expliquer les modelages, il faut prendre en compte les effets du temps, par l’érosion, au même titre que l’existant c’est-à-dire la différence de dureté des roches. Ces explications de la construction de la forme illustrent les enchaînements de paysages qui tiennent tant à cœur à l’auteur. Il est des paysages uniquement dominés par la ligne comme les plaines ; l’eau et le végétal constituent alors des enchaînements causaux qui donnent naissance au paysage, et qui peuvent alors caractériser le territoire.

Le deuxième niveau est celui de l’intervention humaine qui suit des enchaînements naturels. Là, la proposition de l’auteur est celle d’un déterminisme nuancé : « … sans tomber

dans un excès de déterminisme qui ne serait pas moins fallacieux que son contraire, on peut affirmer que les groupements, cultures, mouvements et relations de l’homme n’échappent point à ce réseau de causes et d’effets. » (Vidal de la Blache, 1908, p. 4) Les contraintes matérielles

comme l’exploitation des ressources, suscitent les organisations villageoises, P. Vidal de la Blache donne l’exemple du village lorrain. Mais ces organisations se déplacent, les villages provençaux descendent dans la plaine. Mêmes les villes industrielles correspondent à cette adaptation, les ressources, les besoins en énergie impliquent des localisations. « L’industrie

moderne, agissant de fortes masses de produits et d’hommes (…), vient apporter à son tour une puissante cause de perturbation dans les groupements urbains : perturbations limitées cependant aux régions restreintes où la grande industrie a fixé son siège. » (Vidal de la Blache,

1908, p. 4) Les paysages ne sont pas tous stables, il faut les ranger par modes de vie, dont certains peuvent évoluer rapidement. Mais, implicitement, le monde rural conserve stabilité et équilibre.

Le troisième niveau est moins souvent cité, mais souligne une préoccupation d’ordre culturel : « Par ses œuvres, par l’influence qu’il exerce autour de lui sur le monde vivant,

l’homme est partie intégrante du paysage, il le modifie, l’humanise en quelque sorte. » (Vidal

de la Blache, 1908, p. 5). Le géographe reconnait que c’est une nouvelle donnée à intégrer à toute richesse visant à comprendre l’organisation d’un territoire. Les établissements humains constituent des îlots de fixité dans les relations géographiques, ils constituent des sortes de dépôt, une mise en valeur qui dispense de recommencer les investissements. Les réseaux de routes, une plante qui étend ses racines (Vidal de la Blache, 1908), permettent la croissance de

142 certains établissements, alors que d’autres dépérissent168. Même des ruines peuvent constituer

par elles-mêmes un fait géographique, et l’auteur fait référence à F. Ratzel qui parlait de géographie des ruines. L’étude de ces établissements humains est donc, pour l’auteur, un des objets féconds de la géographie.

P. Vidal de la Blache conclut sa communication en rappelant que tout lieu, quel que soit son aspect, peut être étudié, expliqué, car l’idée de « l’unité terrestre (…) est le principe original

de toute géographie. » (Vidal de la Blache, 1908). Quelques années plus tard, dans son dernier

ouvrage, La France de l’Est, il se situe à un niveau supérieur d’abstraction, et intègre plus fortement les réseaux urbains et la culture des populations locales (Grandhomme, 2015). Mais dans la tradition géographique française de l’Entre-deux guerres, le monde rural/régional garde une place privilégiée. En effet, les villes moyennes ne connaissent pas de croissance significative avant le milieu du XXème siècle. Leur paysage donne l’image d’une grande stabilité

dans laquelle la plupart des villes n’ont pas de développements industriels visibles et maintiennent les limites héritées de l’histoire avec les campagnes qui les environnent169.

L’approche des villes se fait essentiellement par l’étude de leur situation géographique et de leur place dans la hiérarchie régionale. Il faut bien reconnaitre que cette approche des caractéristiques situationnelles esquisse à peine la question du paysage de ces espaces urbains qui vont connaître une mutation radicale à la fin du XIXème siècle.