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Au début du XVIIème siècle, le voyage affirme sa vocation de formation pour les jeunes

aristocrates, d’abord anglais, puis allemands et français. Le Grand Tour dure environ une année et se déroule en Italie, mais aussi en France, aux Pays-Bas et en Allemagne. Essentiellement urbain, il constitue un dépaysement pour les jeunes hommes, il est une découverte d’autres villes, et l’occasion d’expériences de sociabilité avec les élites urbaines et la fréquentation de compagnons de voyage. Ce « Grand tour » suscite de multiples récits de voyage65 et ouvre le

marché des guides destinés à favoriser la découverte des villes, des monuments à visiter et des paysages à contempler ; la pratique touristique devient ainsi un élément important parfaitement

64 L’aménagement paysager a été très souvent utilisé pour masquer un ouvrage qui est perçu comme agressif ou

pour le moins n’ayant pas intégré une dimension paysagère.

65 L’un des plus célèbres est sans doute le « Le tour de France de deux enfants » de G. Bruno publié en 1877 après

la signature du traité de Francfort. Devenu le livre de lecture des écoles élémentaires, il constitue un récit initiatique mobilisant paysages et activités pour renforcer un sentiment patriotique.

51 codifié de la vie sociale. Le Grand Tour diffuse largement les idées de l’architecte Palladio (document 3) et les projets de grandes villas néoclassiques dans la campagne italienne. La célèbre « Rotonda », construite en Vénétie en 1566 par cet architecte, est un belvédère sur le paysage, dans une situation « avantagée de tous les côtés de très belles vues, les unes bornées,

d’autres plus lointaines et d’autres encore à perte de vue… »66.

Document 3 : La villa Rotonda de Palladio (extrait des Quatre Livres d’architecture-1570)

Ces voyages diffusent les conceptions architecturales qui conduisent le regard sur la campagne comme un spectacle et encouragent le retour des nobles sur leurs terres, mouvement qui marque profondément le paysage anglais. Non seulement ce voyage est découverte, mais il est aussi un moment de diffusion des idées sur le paysage dès le XVIIème siècle en Angleterre,

puis en France et en Amérique du Nord au XVIIIème siècle.

Le Grand Tour, voyage de découverte des villes et paysages italiens, débouche aussi sur l’installation d’une partie de l’aristocratie anglaise sur ce qui deviendra la Côte d’Azur67. Dans

les années 1760 un médecin, Tobias Smolett s’installe pour des raisons de santé sur cette

Riviera au caractère édénique. Dans son ouvrage Voyage, il vante la douceur du climat, mais

aussi les paysages situés entre la montagne et la mer, et le soin apporté aux quelques cultures qui peuvent s’y développer. Une architecture balnéaire et un véritable urbanisme se développent alors à Nice, Cannes, et Menton. Les aménagements, comme la promenade des Anglais, et les prescriptions architecturales recréent les paysages urbains anglais des bords de mer (Bottaro, 2014, n.p.). Les villas se tournent progressivement vers le paysage maritime et installent, devant les façades tournées vers la mer, des jardins en terrasse où les collections botaniques reconstituent les jardins d’Eden. La Côte d’Azur, pour le philosophe François Jullien,

66 Palladio cité par Lorenzo Pericolo. http://clio.fr/bibliotheque/andrea_palladio_architecte_humaniste.asp [en

ligne] consulté le 02 aout 2016.

52 contrairement au Languedoc par exemple, offre un paysage car la montagne au contact de la mer découpe des baies, des promontoires : « En pleine mer, comme face au sommet, le paysage

est tari, il s’est retiré (…) le rivage est paysage avec sa côte découpée en caps et en baies, sa végétation, ses maisons, ses iles… le rivage met en tension » (Jullien, 2014, p.154). Le paysage

n’est plus à connaitre, il est à vivre et devient ressource.

J. Gracq : le paysage et la construction de l’imaginaire

« La forme d’une ville change plus vite, on le sait, que le cœur d’un mortel. (…) Mais avant de le laisser derrière elle en proie à ses souvenirs (…), il arrive aussi (…) que, ce cœur elle l’ait changé à sa manière, rien qu’en le soumettant tout neuf encore à son climat et son paysage, en imposant (…) à ses songeries le canevas de ses rues de ses boulevards et de ses parcs. » (Gracq, 2009, 1ère

ed 1985, p. 771)

J. Gracq, géographe et écrivain accorde une place essentielle au paysage dans son œuvre littéraire, non pas comme le décor ou le fond sur lequel se déroule l’action, mais comme un des acteurs de celle-ci. Relatant son expérience de géographe lors de son entretien en 1978 avec J.-L. Tissier, l’écrivain indique que son intérêt pour la géographie date de l’entre-deux-guerres, moment où l’œuvre de P. Vidal de la Blache est encore reconnue. La géographie physique mobilise différents champs de compétence et le monde trouve encore ses explications dans les contraintes matérielles des sols et des climats. Il vit la mutation de la discipline vers une géographie humaine et conserve une nostalgie de ce moment d’attachement au monde sensible. Il est particulièrement attaché aux limites et aux passages d’un pays à l’autre, à ces « graduellement » qui organisent l’œuvre de P. Vidal de la Blache.

Dans Lettrines, ensembles de notes et de remarques rédigées tout au long de sa carrière, et dans ses deux derniers ouvrages, La forme d’une ville (1985) et Autour des sept collines (1988) consacré à Rome, il raconte l’importance qu’ont tenu les paysages et plus spécialement ceux des villes dans la construction de sa personnalité. Dans la ville de Nantes où il était pensionnaire, restreint à des sorties limitées et le plus souvent encadrées, il dut rêver les autres quartiers de la ville qu’il ne pouvait fréquenter. Cet exercice peupla ses années de lycée et structura son imaginaire. La description de la ville de Nantes, de ses abords, de la campagne alentour est faite à partir des lieux pratiqués, de quartiers connus, et l’imagination a permis d’aller vers des lieux moins connus. Le paysage est ainsi un mode fécond d’alimentation de l’imaginaire et ouvre des chemins vers des lieux inconnus. « L’imagination est un dépaysement,

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autrement dit la faculté de s’absenter des lieux éprouvés (…) pour parcourir abondamment des mondes non reconnus » (Besse, 2013, p. 104).

L’approche du paysage par les déplacements a permis de prendre du recul par rapport aux approches privilégiant les dimensions picturales ou esthétiques. Le paysage est reconnu comme partie intégrante de la vie quotidienne et l’individu ne peut pas se revendiquer totalement indépendant ou étranger au lieu. Mais nos liens avec le paysage se transforment, se diversifient, avec les modes de transport qui offrent des expériences nouvelles. Vitesses et moyens de déplacement permettent des gains de temps, des raccourcis, des sauts d’un lieu à l’autre, faisant perdre l’appréhension des seuils, qui permettaient à Vidal de la Blache la connaissance des régions et de leur identité. La géolocalisation, de plus en plus utilisée, réduit peu à peu la pratique de l’observation attentive de l’environnement et des paysages. Ce moindre recours à nos sens dans notre présence au monde sera peut-être compensé par le renouvellement de pratiques physiques, comme la marche. Ce lien sensible au monde sera aussi soutenu, par une plus grande curiosité et une exigence de qualité, sur le travail de ceux qui ont d’importantes responsabilités en matière de paysage

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