• Aucun résultat trouvé

Le Marquis de Girardin et le paysagement de la campagne

Document 4: L’ile aux peupliers, parc d’Ermenonville

(Gallica http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6950590c.r=)

Le projet du marquis a une dimension sociale. Il préconise l’aménagement des champs et des villages ; à cet effet il souhaite une loi pour faciliter le remembrement, loi dans l’esprit des physiocrates, qui améliore la production et assure des moyens de subsistance à l’ensemble du monde paysan. Les maisons seraient réorganisées autour de vastes prairies pour faciliter la surveillance commune des troupeaux et offrir des conditions de vie satisfaisantes à tous les travailleurs72 de la campagne. Le marquis soutient ses idées pendant la période révolutionnaire,

au cours de laquelle il n’est pas inquiété, mais se retire finalement dans une autre de ses propriétés à Vernouillet. Il y aménage un nouveau parc, pour lequel nous ne disposons pas d’indications. Celui d’Ermenonville est visité par de nombreuses personnalités, Joseph II d’Autriche, Marie-Antoinette en 1780, Napoléon Ier y vient plusieurs fois, Gustave II de Suède,

Benjamin Franklin, le poète Frédéric Von Schiller, et par des poètes, des écrivains et des philosophes qui viennent rendre hommage à J.-J. Rousseau. L’importante œuvre gravée de G.-L. Le Rouge dont les dessins illustrent de nombreux ouvrages scolaires contribue également à la célébrité du parc. Celui-ci n’a jamais eu une importance équivalente à celle des parcs et

72 Ces travailleurs participent de l’animation du paysage, et R.-L. de Girardin souligne que la suppression des

clôtures permet de voir de sa propriété, les charriots qui passent et qui procurent une animation rendant vivant le paysage.

60 jardins anglais pour l’histoire des jardins en raison de la présence de folies, mais la doctrine développée dans l’œuvre écrite marque une approche cohérente et forte du paysage, celle d’une nature réorganisée, composée avec le regard et le savoir-faire du peintre, pour inciter la noblesse française à retourner sur ses terres.

Le mouvement engagé par le marquis de Girardin touche toute la campagne française, quelle que soit la région. Les nobles et propriétaires de châteaux engagent des travaux d’aménagement aux abords de leurs résidences dès la fin du XVIIIème siècle et transforment ces

résidences rurales ou campagnardes en lieu de plaisance avec des parcs et des jardins. Cette aristocratie, curieuse de l’art des jardins, suit l’évolution stylistique, et abandonne les compositions à la française, avec les grands alignements rectilignes qui traversent la campagne, pour intégrer peu à peu les expériences nouvelles de parcs paysagers du XVIIIème.

C. Sitte et l’art de bâtir les villes

C. Sitte (1843-1903) est né à Vienne où il passe la plus grande partie de sa vie. Fils d’un architecte, il fait des études d’architecture et d’histoire de l’art, et montre un intérêt tout particulier pour le travail du peintre de la Renaissance, Pierro de la Francesca73. Il travaille

ensuite dans l’atelier paternel sur des projets d’édifices religieux et dirige à Vienne à partir de 1883 une école d’art, tout en continuant ses activités d’architectes. Il participe à plusieurs concours d’aménagement urbain et publie en 1889 Der Städte-bau nach seinen kunstlerischen

Grundsätzen. La première traduction française a malheureusement résumé le titre en « L’art de

construire les villes », donnant l’impression d’une approche globale de l’urbanisme, qui réduit le projet de C. Sitte à préconiser une reproduction de formes urbaines anciennes. Les traductions actuelles en reprenant le titre complet : « L’urbanisme selon ses fondements artistiques » offrent une vision plus proche du travail de l’architecte. En effet l’œuvre de C. Sitte est d’abord une critique radicale de la ville des grands aménagements de l’époque industrielle, des percées, des

rings et des places trop grandes ; et, s’il propose une méthode d’analyse des dispositifs urbains

traditionnels, ce n’est pas pour les reproduire, mais pour tenter d’en extraire quelques principes. Dans l’introduction de l’édition du Seuil de 1996, F. Choay, souligne le parallélisme avec le travail de Viollet-le-Duc, qui quelques années plus tôt, recherche dans l’architecture médiévale les règles réutilisables pour produire une architecture en accord avec l’époque. Ces idées et ces analyses ont un effet considérable sur tous les professionnels européens qui se penchent sur la

73 Quelques œuvres de Piero de la Francesca comportent en fond des décors urbains ou architecturaux. La "Cité

61 question de la ville, R. Unwin, H. Prost, et Le Corbusier,qui gardera l’ouvrage de C.Sitte sur sa table de chevet pendant plus de dix ans74.

Cette approche artistique présente des analogies avec celles des analyses du Marquis de Girardin. Il s’agit du milieu urbain, mais le regard porté sur les dispositions examinées est proche de celui porté sur la nature. L’objet regardé n’est plus un ensemble d’éléments naturels mis en forme, mais des édifices et des espaces extérieurs auxquels ils sont liés. La ligne droite et l’alignement systématique des immeubles sont à priori proscrits75. Les deux auteurs

dénoncent la pensée en plan, et préconisent la perception de l’espace réel et s’attachent à une composition, à une mise en ordre d’éléments, naturels chez le marquis, ou construits, chez C. Sitte. « Les idées et les goûts s’interpénètrent à mesure que les peuples eux-mêmes se

mélangent. Le sens des types et de la simplicité se perd de plus en plus. L’ensemble qui s’est conservé le plus longtemps dans sa pureté est celui qui accompagne traditionnellement l’hôtel de ville, c’est-à-dire la place du marché avec son inévitable fontaine ; chacun sait que l’Europe du Nord doit, elle aussi, à cette combinaison un nombre considérable de splendides paysages urbains » (Sitte,1996, p. 15).

La critique de l’alignement et du « travail sur la planche à dessin » se poursuit par la critique des pratiques de l’époque qui considèrent déjà la rue ou la place comme ce qui subsiste lorsque l’on a distribué les blocs de constructions. La politique de zoning qui ne connait pas encore son plein développement, mais qui se généralise peu à peu, particulièrement en France, fait l’objet d’une critique anticipée et radicale : « … ces considérations nous conduisent au cœur

du problème. Dans l’urbanisme moderne, la relation entre les surfaces bâties et les surfaces vides s’inversent littéralement. Autrefois, les espaces vides (rues et places) constituaient une totalité close dont la forme était déterminée en vue de l’effet qu’ils devaient produire. Aujourd’hui, on découpe des parcelles à bâtir sous la forme de figures régulières, et ce qui reste est baptisé rue ou place » (Sitte , 1996, p. 92).

Abordant la question des parcs et jardins, C. Sitte reconnait leur importance, du point de vue de l’hygiène et de l’esthétique, dans les quartiers de villas récents. Mais aussi dans la vieille ville, où l’on trouve de délicieux jardins privés, associés aux maisons particulières. Cependant dans les centres-villes, les parcs entrent en conflit avec les monuments et l’architecture, alors que les anciens jardins privés fermés, à l’écart des monuments et des

74 Cité par F. Choay dans l’introduction de l’édition française de 1996, page VIII, note 2.

75 Le marquis de Girardin développe longuement son opposition à l’alignement, comme détruisant les reliefs,

générant la banalité (Girardin R.-L. 1992, p. 53). Cette attitude est très différente des nombreux partisans de l’embellissement de la ville des lumières qui prônent une forte régularité et un alignement strict.

62 espaces publics, répondent à ces attentes : « Partout où des jardins privés qui firent autrefois

partie d’un palais, ont été ouverts au public, on peut se convaincre que des parcs de ce genre situés à l’écart de la circulation remplissent pleinement leur fonction sanitaire, et que les plantes y prospèrent bien (…) » (Sitte, 1996, p. 109)76. Mais aux abords des édifices importants,

les alignements d’arbres ne sont pas à l’échelle et masquent les vues tandis que des parcs importants détruisent le tissu urbain.

C. Sitte dégage quelques règles qui relèvent d’une pratique de composition « sensible » et conseille un travail d’urbanisme qui relie l’architecture, le monument et l’espace public. Il rejette les politiques de percées, d’alignement et de zoning, au profit d’une approche par le paysage qui ne se limite pas à une dimension pittoresque. L’utilisation de ce terme “pittoresque“ dans la traduction a fait l’objet d’une remarque du traducteur, car le terme est devenu souvent péjoratif77. C. Sitte reste néanmoins circonspect sur l’usage des règles dégagées de l’analyse

des villes anciennes, car il reconnaît que les problèmes actuels sont nouveaux par leur ampleur et leur échelle.

J.-Cl.-N. Forestier (1861-1930) et les grandes villes

J.-Cl.-N. Forestier conseille quelques années plus tard des démarches très différentes basées sur son expérience de concepteur de jardins et de plans d’urbanisme. Il élabore une doctrine qui doit servir de base à l’aménagement de vastes territoires, et met en œuvre ses conceptions dans les colonies françaises et en Amérique du Sud. Né à Annecy en 1861, après ses études à Polytechnique, il suit l’enseignement de l’école forestière de Nancy, d’octobre 1883 à août 1885, et devient ingénieur des Eaux et Forêts. Après quelques années dans cette administration, il rejoint les services techniques de la ville de Paris sous la direction d’Alphand. Il participe à la conception de l’avenue de Breteuil, du jardin de Bagatelle, du parc de Sceaux. Il propose pour le boulevard de Breteuil un aménagement simple : une grande surface en herbe sous l’alignement d’arbres, renouant ainsi avec une composition plus classique que les aménagements haussmanniens. Mis à la disposition par la ville de Paris auprès du maréchal Lyautey, il se rend au Maroc où il contribue avec H. Prost et J. Marrast à divers plans d’aménagement, Fez, Marrakech… Parallèlement, il participe à plusieurs concours internationaux : à Buenos-Aires, Séville…

76 En France, la vente des biens nationaux a accéléré l’urbanisation, de nombreux parcs et jardins, y compris dans

les espaces intra-urbains.

77 D. Wieczorek, traducteur de l’ouvrage en 1978, propos reproduit dans l’introduction de l’édition de 1996,

63 En 1908, il publie un ouvrage d’une cinquantaine de page Grandes villes et système de

parcs dans lequel il précise les idées et principes qui le guident durant toute sa carrière. L’idée

majeure est de dépasser l’étude de la ville bâtie existante et d’engager les réflexions à une très large échelle, l’agglomération et surtout la région. La localisation des parcs et jardins, les espaces nécessaires à leurs liaisons, la protection des paysages, la création de réserves pour les extensions futures doivent constituer un système cohérent pour structurer l’urbanisation future. « Afin de bien faire comprendre ce qu’est un système de parc il est nécessaire d’en

définir et d’en classer les éléments qui peuvent ainsi être énumérés : les grandes réserves et les paysages protégés, les parcs suburbains, les grands parcs urbains, les petits parcs, les jardins de quartiers, les terrains de recréation, les avenues promenades » (Forestier, 1997, p. 59).

Chaque espace est décrit en précisant les principes d’aménagement et en s’appuyant sur des exemples essentiellement étrangers. Les grandes réserves restent en l’état, les parcs suburbains sont le lieu des promenades dominicales de délassement et doivent être accessibles et donc judicieusement répartis par rapport à la ville78. Ce projet est différent de la démarche suivie par

le Baron Haussmann. Forestier aborde la question urbaine à l’échelle du territoire et non de la ville. Il tente d’offrir à tous les habitants les éléments indispensables à une qualité de vie en ville.

Giraudoux79 disait de J.-Cl-N. Forestier qu’il n’aimait pas la campagne et qu’il

affirmait : « Je suis un vrai homme des villes. J’aime l’air libre et les jardins ». Ce projet de ville faite pour la qualité de vie des habitants, offrant espace, air libre et jardins aux citadins, constitue la référence des nombreux projets d’urbanisme qui se développent entre les deux guerres dans le cadre de la loi Cornudet. Celle-ci impose, en effet à toutes les communes de plus de 10 000 habitants de se doter d’un plan d’extension, d’aménagement et d’embellissement. D’ailleurs en 1911, J.-Cl.-N. Forestier participe avec H. Prost, L. Jaussely et le paysagiste E. Redon à la création de l’association des architectes-urbanistes, soulignant la présence importante des paysagistes dans cette association représentant les nouveaux métiers dont l’objet et la ville.

78 J.-C.-N. Forestier donne l’exemple des squares qui doivent être accessibles en moins de dix minutes depuis

n’importe quel logement.

79 J. Giraudoux succède à J.-Cl.-N. Forestier à la Ligue Urbaine et Rurale, qui a fusionné il y a quelques années

64