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« Avec le paysage urbain, nous quittons la contemplation de la nature (…) pour la mise en relation de ce qui circule (…) le paysage urbain ne s’embrasse plus

45 J.-M. Besse ne manque pas de souligner que la photo, par-delà une certaine quiétude et une apparente cohésion

sociale, exprime aussi de mauvaises conditions d’habitat ou peut-être des surfaces insuffisante des logements qui rendent indispensable cet usage de la cour.

46 Y. Lazarotti a abordé certains aspects du paysage rural.

47 Mais beaucoup d’exploitants agricoles vivent mal cette situation qui leur est faite de « jardinier du paysage »,

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d’un seul coup d’œil à l’instar d’une vue panoramique, mais se traverse, se parcourt, se visite (…). Il ne réclame pas une vision d’ensemble reposante et descriptive, mais exige un mouvement permanent ; le paysage urbain se veut un réseau et non une vue. » (Paquot, 2016, p. 5)

Habiter la ville réclame des efforts, de l’attention, des déplacements, la contemplation y est rare et l’attention toujours en éveil : « Il est difficile d’habiter une ville. Il faut l’apprendre.

Il faut connaître ses endroits et ses chemins » (Besse, 2013, p. 94). La ville ne se donne pas à

voir facilement, les espaces cachés, défilés, y sont nombreux et les ressources insoupçonnées. La promenade et la marche en ville sont des activités essentielles pour une connaissance, qui restera toujours partielle car développée sur les secteurs linéaires que l’on pratique. « Habiter

la ville, c’est y tisser par ses allées et venues journalières un lacis de parcours très généralement articulés autour de quelques axes directeurs (…). Il n’existe nulle coïncidence entre le plan d’une ville dont nous consultons le dépliant et l’image mentale qui surgit en nous à l’appel de son nom. » (Gracq, 2009,1ère éd. 1985, p. 771). Cependant les échanges, les

discours sur la ville, l’attention portée aux informations locales font participer à une représentation plus globale, dépassant la seule morphologie connue, pour intégrer le passé et l’éventuelle capacité de la ville à porter un avenir. Cette dimension des représentations collectives est un des éléments mobilisateurs des collectivités ou de groupes, expliquant leur organisation, leurs règles, mais aussi les conflits et les oppositions dans et entre les quartiers.

« Peut-être faut-il aborder avec plus de finesse une dimension sociale, trop longtemps rapportée au système social pris dans son ensemble, constituée comme machine et référence globales. L’ethnographie urbaine qui, aux États-Unis, a pris ses marques depuis longtemps, tarde à acquérir en Europe une forme cumulative. » (Roncayolo, 2010, p. 21).

L’aspect de la ville, sa morphologie, son paysage sont en effet difficiles à saisir, d’autant que la dimension culturelle, symbolique, peut-être forte, essentielle, et peut expliquer la création de l’expression paysage urbain. Ce terme est utilisé pour la première fois dans l’avertissement de l’ouvrage Bruges-la-Morte publié en 1892 par l’écrivain « Symboliste » G. Rodenbach (1855-1898). « Voilà ce que nous avons souhaité de suggérer : la Ville orientant une action ;

ses paysages urbains, non plus seulement comme des toiles de fond, comme des thèmes descriptifs un peu arbitrairement choisis, mais liés à l’événement même du livre » (Rodenbach,

1892, p. 7) Le paysage urbain n’est pas une scène, un décor pour une action, il participe de l’action même. Dès sa première édition, le récit s’accompagne de nombreuses photographies réparties dans l’ouvrage. Ces photographies donnent une ambiance particulière, absence d’animation, brumes dans lesquelles se détachent quelques monuments et séquences d’immeubles précédées de rues toujours désertes. Ces choix correspondent au thème du roman,

43 celui du veuf éploré qui recherche désespérément l’être aimé ; et ces trente photographies donnent naissance à ce qui est considéré comme un des premiers récits-photos. La notion de paysage urbain, pour cette première utilisation, montre qu’il s’agit d’un regard très subjectif et sélectif dont l’objet est de conforter des impressions, des sentiments. Par la suite la notion s’élargit, mais reste marquée par cette origine, cette utilisation qui reconnaît à la ville, ou au monument, un statut d’acteur, porteur de valeurs culturelles et sensibles. V. Hugo, dont on connait l’investissement pour la défense de la ville médiévale et la mobilisation pour le patrimoine48, préfigure cette approche dans Notre-Dame de Paris en faisant de la ville

médiévale un des personnages du roman (document 2).

Document 2 : Dessin à la plume de Victor Hugo, un château et une ville, années 1830-1840.

(Ressources iconographiques de la BNF. V. Hugo : Les voix intérieures-NAF 13361, fol 99V°-100)

La ville, représentée sur la droite du dessin, autour de l’édifice religieux, est constituée d’un amas confus d’immeubles, mais dont l’élévation augmente au fur et à mesure qu’ils se rapprochent de l’église. Le château-fort lui offre, par son élévation « anormale » une rupture forte avec le monde environnant. Cette approche très romantique de la ville et de ses paysages s’éloigne de celles des géographes qui privilégient les vastes espaces ruraux ou naturels sur lesquels des regards plus objectivants peuvent être portés. Le travail sur les grands paysages où les hommes s’organisent pour des activités en lien avec la nature semble mobiliser leur intérêt. Éric Dardel souligne que l’habitat donne naissance à la forme construite, avec deux extrêmes : le village dominé par l’environnement rural et la grande ville moderne où « … l’homme est

façonné dans sa conduite, dans ses habitudes, dans son costume, ses idées et ses sentiments, par cet horizon artificiel qui l’a vu naitre, grandir… » (Dardel, 2014, p. 174).

48 La mobilisation de Victor Hugo permit à Nancy de conserver la porte Saint-Georges qui devait être démolie

44 Cette inquiétude, cette prudence par rapport à la ville moderne s’accentue dans le courant du XXème siècle, en raison d’une urbanisation débridée échappant à toute maitrise.

L’urbain dans ses paysages n’incite guère les géographes à s’investir : ils paraissent vouloir s’en tenir éloignés. J. Gracq dans un entretien avec le géographe J.-L. Tissier en 1978, indique qu’il « … habite la ville les deux tiers du temps, mais qu’il a besoin de la quitter très souvent.

(…) Cette friction continuelle qu’il y a dans les villes (…) faite de conversations de café, de discussions, de contacts dans la rue est une chose qui m’est assez étrangère ; pour trouver cet air autour des personnages, ce détachement, cette absence de friction, il faut quitter la ville. C’est plutôt vers les lisières, les frontières que se situe l’action de mes romans » (Gracq, 2009,

p. 1204). Dans un entretien plus tardif avec J. Carrière en 1986, l’écrivain confirme qu’il « ne

déteste pas la ville », celle du centre ancien qui ne bouge pas et offre « une traversée de microclimats successifs, tantôt nuancés, tantôt tranchés, une suite continue de hausses et de baisses de tensions, de surprises. C’est cela (…) qui a fait longtemps chez nous de la grande ville un milieu alerte stimulant pour l’écrivain, opposé à la placidité étale de la campagne. »

(Gracq, 2009, p. 1263) Mais l’écrivain dénonce la croissance urbaine, surtout celle de la seconde moitié du XXème siècle, celle de l’étalement urbain, des tours et des barres et des

rénovations qui désorganisent la ville. Dans son ouvrage Autour des sept collines, consacré à sa découverte de Rome, J. Gracq exprime son regret de n’avoir pu visiter la ville à l’heure « des

peintres paysagistes -espèce particulièrement sympathique- (…) C’était encore l’époque bénie où la ville n’avait pas de banlieue » (Gracq, 2009, p. 929).

La croissance urbaine, depuis la fin du XIXème siècle, a rejeté au loin, et parfois

rendu inaccessible pour de nombreux habitants l’accès à la campagne et à la nature. Jusqu’au milieu du XXème siècle, on accède facilement à pied à ces campagnes qui entourent les villes.

Les remparts eux-mêmes sont des lieux de promenades plus ou moins aménagés, le citadin y est alors en lien avec la campagne et une nature certes déjà « exploitée », mais permettant la confrontation avec le vivant, le végétal, la terre. À l’issue de leur déclassement, certaines de ces fortifications font l’objet d’aménagements paysagers, mais la plupart accueillent les voiries ou sont transformés en terrains à construire. À partir des années 1950 et l’explosion de la démographie urbaine, les extensions réalisées dans le cadre de grands programmes49

s’inscrivent dans la critique radicale de la ville de la fin du XIXème et du début du XXème siècle.

Critique particulièrement vive en France où l’urbanisme opérationnel n’avait pas réussi à créer

49 On ne peut comprendre cet abandon aux seuls objectifs fonctionnalistes si l’on néglige les théories de l’époque

selon lesquelles la beauté de la forme viendrait de la stricte réponse aux fonctions. Dans cette perspective l’ingénieur pouvait élaborer une grille de besoins, la fameuse grille Dupont en France, tant de mètres carrés par habitant pour le logement, l’école, le loisir… que le créateur architecte ou urbaniste mettait en œuvre. L’idée même d’une participation des habitants semblait d’une grande inutilité.

45 les outils adaptés50. La réponse proposée est celle d’un triptyque soleil-air-verdure, triptyque

accompagné d’une exigence quantitative favorisant l’industrialisation51. Quelques rares

professionnels offrent un lien avec le paysage naturel et un accrochage avec le sol à l’instar de Le Corbusier52. L’architecture de ses bâtiments permet à l’habitant ou au promeneur de rester

en échange avec le paysage naturel, par les pilotis qui permettent la continuité du sol, par les fenêtres en longueur qui fournissent la vue panoramique et la toiture-terrasse qui permet de vivre avec le paysage (Cohen, 2013) (photographie 2). En effet « Cet objet moderne qu’est

l’unité d’habitation de Le Corbusier à Marseille, par exemple, rejetait les prédicats de l’urbanité, mais elle prenait du moins ses repères dans la nature : le soleil, la mer, et les montagnes alentour, dont le toit-terrasse rappelle le profil, par le modèle de ses parapets. En revanche, avec les jeux formels du post-modernisme et du dé-constructivisme, cet ancrage même n’est plus de mise. Place au sans-base, non seulement historique et géographique, mais cosmologique aussi. » (Berque, 2010, p. 371). Si la critique du mouvement moderne semble

définitivement établie, les doctrines architecturales et urbaines actuelles ne semblent pas pour autant apporter de réponses satisfaisantes, s’affichant dans un formalisme que confirme le recours fréquent aux stars de la profession53.

50 La question du foncier, et la nature particulière de la propriété individuelle liée à la déclaration des droits de

l’homme, rend l’expropriation très coûteuse et complexe pour la collectivité. Cette situation expliquera la recherche d’opportunités, même éloignées, dans les années 1950. La petite taille en surface et en moyen financier des villes explique aussi ce retard. La qualité professionnelle des urbanistes français du début du XXème siècle est

cependant reconnue, ils gagnent de nombreux concours à l’étranger et développent des expériences dans les colonies françaises.

51 L’industrialisation lourde qui apparait en France se fonde sur des panneaux de béton armé coulés à proximité

du chantier. Une telle technologie ne peut que se développer sur de vastes espaces desservis aussi par les chemins de grue, lors de reconstruction ou dans les Zones à Urbaniser en Priorité.

52 On peut également citer le travail de G.- H. Pingusson, dans ses projets de Briey-en- Forêt. Il en a assuré le plan-

masse, et a conçu les maisons individuelles et les écoles.

53 Les architectures d’un F. Gherry rendent compte de cette déconnexion quasi absolue avec le milieu tant humain

que naturel, même les programmes ont peu d’influence sur l’objet architectural. La production de l’architecte trouve en elle-même ses qualités et peut s’envisager en n’importe quel lieu pour servir à n’importe quoi. La fondation Vuitton de Paris est traitée de « belle sauterelle » par de nombreux architectes, belle façon de dire que le bâtiment pourrait très bien se trouver ailleurs.

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Photographie 2 : Aménagement paysager des abords de la cité radieuse de Briey.

B. Reichling architecte (cliché P. Volpez, 2010).

Depuis une vingtaine d’années, les responsables de l’urbanisme élus et professionnels souhaitent offrir de meilleures conditions de nature aux habitants, sans pour autant perdre les qualités d’urbanité qui fondent la ville. La redécouverte des ruisseaux et des rivières qui avaient été busés, en est un bon exemple. Ces terrains étant difficilement constructibles ne présentent pas, par eux-mêmes d’enjeu foncier54 important, mais valorisent les propriétés riveraines55.

Ainsi peu à peu des reconquêtes de milieux artificialisés, des aménagements paysagers, des réglementations adaptées56 s’appuient sur des pratiques plus naturelles (Barles, Blanc,2016).

Trames bleues et vertes, sont censées apporter aux habitants cette nature qui semble n’avoir été, jusqu’alors, que le contraire de la ville. Mais il n’est pas encore démontré que ces démarches naissantes puissent inverser la forte demande de paysages naturels, ou ruraux qui offrent des aménités57 nombreuses et variées (Bourdeau-Lepage, 2017).