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La valeur épistémologique des travaux de ce géographe fait régulièrement l’objet de débats. La preuve en est dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés de 2004, dans lequel deux articles successifs lui sont consacrés, le premier de V. Berdoulay et O. Soubeyran, et le second de M. Lussault. Les points communs sont nombreux, reconnaissance de l’importance du contexte, de l’objectif disciplinaire répondant à une commande d’État, rôle pédagogique et investissement dans la diffusion des savoirs 170 ainsi qu’une critique sur

l’approche de la colonisation. C’est dans l’évaluation épistémologique que les deux textes

168 Ce constat est déjà avancé lors de la première révolution logistique, celle de la route des Lumières et sa

traduction cartographique dans l’Atlas de Trudaine (Husson, 2016).

169 Il importe de souligner les continuités dans les descriptions des campagnes entre O. de Serres, A. Young et M.

Bloch, montrant la relative stabilité des paysages ruraux jusqu’aux débuts de la mécanisation qui caractérise la seconde moitié du XXème siècle en Europe.

143 s’opposent. Dans le premier article (Berdoulay, Soubeyran, 2004), l’épistémologie de P. Vidal de la Blache est considérée comme ouverte. Certes, il s’attache à ce qui est fixe et permanent, mais il œuvre socialement pour la recomposition des régions et son travail vise une opérationnalité. Ce travail est appuyé fortement sur le terrain et le jeu des échelles : « Il en vint

à privilégier tout ce qui conduisait à une vue raisonnée de la surface terrestre. L’analyse des positions et le jeu des échelles en constituaient la base. Afin de saisir la multiplicité des liaisons entre phénomènes, il faut faire varier les échelles et les points de vue. Cette mobilité du regard est cultivée sur le terrain en fonction de son modelé, mais aussi par l’usage de la cartographie. Vidal recommande de s’appuyer sur la méthode monographique qui a l’avantage de révéler la complexité des liaisons locales. » (Berdoulay, Soubeyran, 2004, p. 983). L’approche de

M. Lussault renvoie, comme indiqué en début de ce chapitre, le travail de P. Vidal de la Blache à une protogéographie. L’approche possibiliste développée a conduit la géographie dans un espace l’éloignant des mouvements qui animaient les sciences humaines dans les années 1960 en France. Cette approche ne permettait pas de penser les nouveaux phénomènes sociaux :

« Vidal et son école se situent au sein d’une totalité organique, intégration de l’homme dans un système ayant sa propre cohérence, qu’il s’agit de mettre en évidence. Cette géographie est peu encline à prendre en compte des logiques proprement sociales telles que l’urbain ou le politique. » (Lussault, 2004, p. 985). M. Lussault exprime la nécessité de rompre avec cette

géographie, pour aborder la géographie moderne dont l’objet devient l’homme spatial (Lussault, 2007) et l’espace des sociétés, espace distinct des réalités matérielles qui fonde le paysage.

2. 2. 3. Le temps des interrogations : L. Febvre et R. Dion

L. Febvre

L. Febvre, historien né à Nancy en 1878, créateur avec M. Bloch des Annales, fut attentif à dépasser les cloisonnements entre les disciplines et en particulier entre l’histoire et la géographie171. Il raconte comment, à la demande de P. Vidal de la Blache, il rédige un premier

ouvrage intitulé La terre et l’histoire172. Cette volonté de collaboration perdure, mais se heurte

au souhait des géographes de maintenir la synthèse comme moyen de connaissance du réel. Dans son ouvrage La terre et l’évolution humaine, introduction géographique à l’histoire,

171 Les deux disciplines s’enrichissent dans le cadre d’échelles spatiales et temporelles associées.

172 Besse J.-M., 2011, notice de présentation de Lucien Febvre, in Robic M.-C., Tissier ,2001, Deux siècles de

144 publié en 1922, l’historien interroge leur approche : « … les géographes, ces analystes du

paysage, et qui des sociétés modernes n’ont à étudier, si l’on peut dire que le « paysagique » : ce qui s’inscrit sur le sol par le fait de l’homme et de son activité physique ou autre, c’est encore tracer un programme chimérique, car il n’englobe pas seulement les faits de surface proprement dits que toute société présente à l’examen scientifique, mais encore les diverses traductions morphologiques ou géographiques possibles des faits humains de tout ordre, dans la mesure où, participant à l’étendue terrestre, ils sont susceptibles de représentations graphiques. Entre les hommes, et le milieu naturel, il y a l’idée, il y a toujours l’idée qui se glisse et s’interpose. »173 Pour l’historien, il n’y pas d’action humaine qui soit directement le

résultat d’un fait naturel, il y a toujours une intervention « culturelle » au sens technique, symbolique, esthétique… Comprendre le réel ne peut se contenter d’une synthèse du visible, mais doit mobiliser d’autres connaissances issues d’autres disciplines.

R. Dion

Dans la même veine, R. Dion (1896-1981), professeur au Collège de France en géographie historique, travaille sur le paysage rural français et s’efforce d’établir les principaux types de paysages et pour cela mobilise non seulement la géographie physique, mais aussi l’ethnologie et l’histoire. Dans un article de 1939174 s’attachant à décrire les deux grands types

de paysages, l’openfield et le bocage, l’auteur signale que des habitudes scolaires nous empêchent de bien percevoir la réalité de certains phénomènes. Le paysage est loin d’être une émanation directe des conditions naturelles et l’hypothèse « que des types d’économies rurales

et d’aménagements agraires, élaborés dans l’ambiance naturelle qui leur était favorable, puis fixés par la tradition, aient pu être propagés hors de leur domaine primitif par les migrations des peuples qui les avaient créés ou adaptés »175 est fondée. Aussi la mise en place d’un type

de paysage rural est un phénomène historique qui a une origine humaine. Dans la conclusion de son article, R. Dion montre, à travers quelques exemples, le poids des projets économiques ou sociétaux sur les paysages ruraux. Ainsi au Danemark et en Suède, les gouvernements décident au XVIIIème la suppression systématique de villages, car l’habitat groupé constitue une

entrave au développement des exploitations (Dion., 1939, in Robic, Tessier, 2001, p. 173). Ces problématiques d’habitats groupés ou d’exploitations indépendantes se posent régulièrement et l’auteur cite, a contrario de l’exemple précèdent, le plan de la région parisienne de 1937 qui encourage le regroupement des agriculteurs pour des raisons techniques. L’auteur souligne

173 Febvre L., 1922, cité par J.-M. Besse, « La tache présente. Méthodes Biologiques, Méthodes Géographiques »,

in Robic M.-C., Tissier J.-L., Ibid, p. 117).

174 Dion R., 1939, Les principaux types du paysage rural, les problèmes, in Blais R., la campagne, in Robic M.-C.,

Tissier J.-L., 2001, Ibid, p. 171-175)

145 aussi que les organisations matérielles se maintiennent bien que les conditions techniques et économiques se transforment ; comme ces remparts qui continuent d’étreindre la ville alors que les dangers ont disparu.

2. 2. 4. Les années 1970 et le rejet du paysage

En 1976, dans le journal Le Monde, un débat rend compte de ce qui parait une rupture radicale dans l’histoire de la géographie. Dans le journal daté des 8 et 9 février, M. Le Lannou (1906-1992) écrit un article, Des géographes contre la géographie, destiné au grand public et qui rend compte d’oppositions épistémologiques et politiques dans la profession des géographes. Sans être tout à fait au centre du débat, le paysage est indirectement un enjeu. M. Le Lannou est un géographe titulaire d’une chaire au Collège de France, mais surtout un « héritier

direct de Vidal de la Blache, par le biais de son maitre Albert Demangeon »176. Correspondant

régulier du journal Le Monde, il dénonce deux articles parus dans la revue Espace-Temps, de la section histoire-géographie de l’École Normale Supérieure de l’Enseignement Technique en octobre 1975. Les auteurs de ces articles, Ch. Grataloup et J. Lévy, apportent une réponse dans un article du journal Le Monde daté du 14-15 mars 1976.