• Aucun résultat trouvé

Peindre la nature et dépeindre ses usages ludiques

2. Peindre la nature et dépeindre ses usages ludiques

Dès la Renaissance, certains artistes s’intéressent à l’esthétique de la haute montagne. Parmi eux, le peintre allemand Albrecht Dürer réalise plusieurs aquarelles des Alpes sur la route de l’Italie. Mais ces initiatives du XVIe siècle sont oubliées pendant près d’un siècle, jusqu’à ce que le mouvement pré-romantique révèle un engouement particulier pour les représentations de la nature à travers des tableaux aux mises en scène saisissantes. Le sublime des éléments naturels est parfois démultiplié par les situations où les éléments se déchainent comme cette avalanche dans les Alpes (figure 1) ou la tempête sur la côte normande (figure 2). Le spectateur ne peut qu’être saisi par ces tableaux qui inspirent un sentiment ambivalent, entre crainte et admiration.

Figure 1 An Avalanche in the Alps (1803) par Phillip James De Loutherbourg

Figure 2 Tempête à Etretat (1883) par Claude Monet

Bien qu’ils représentent des situations effrayantes ou dangereuses, ces tableaux participent à l’attrait de la montagne et de la mer (Corbin, 1992). Comme l’écrit Corbin (2001, p. 88) à propos des montagnes : « Peu à peu, elles apparaissent comme

de délicieuses horreurs qui procurent le frisson : en un mot, elles sont sublimes ». Le

tableau de Casper David Friedrich (figure 3) illustre à la fois le sublime de la nature et, simultanément, la chance pour l’homme d’être là, dans le paysage, et d’en saisir le point de vue.

Figure 3 Le Promeneur au-dessus de la mer de nuages (1818) par Casper David Friedrich

La nature se donne également à voir sous des formes beaucoup plus douces. À la même époque, certains artistes abordent le paysage sous l’angle du pittoresque. Dès la fin du XVIIIe siècle, William Gilpin (1802, XII) définit le pittoresque en ces termes : « That peculiar kind of beauty which is agreeable in a picture ». Son travail s’appuie sur la peinture du paysage qui va se développer considérablement au siècle suivant, reprenant les codes définis par Gilpin. La mer, la montagne ou les rivières paraissent sous un jour nouveau qui n’est pas sans susciter une attractivité toujours plus forte auprès des spectateurs.

Bientôt l’alpiniste apparaît sur la toile. Sa présence renforce l’effet visuel recherché. Il redresse les pentes, sur le tableau de Walton (figure 4) et renforce les dimensions vertigineuses de la montagne, dans l’œuvre de Dore (figure 5).

Figure 4 Alpins climbers (1869) par Elijah Walton Figure 5 L’ascension du Mont Cervin (1865) par Gustave Dore

Certains artistes se spécialisent dans la peinture de montagne comme Gabriel Loppé. Né à Montpellier en 1825, il se consacre rapidement à la peinture. En 1846, il suit les cours du paysagiste Diday, à Genève. Lors d’un voyage à Chamonix, il trouve sa principale source d’inspiration puisque, à partir de là, il va peindre la montagne et les alpinistes. En s’installant à Chamonix, il rencontre des membres de l’Alpine club, comme Alfred Wills, son premier président. Ces relations lui donneront l’occasion d’exposer ses toiles à Londres et à Paris où il s’installera par la suite.

La particularité de Loppé est d’être à la fois peintre et alpiniste. En effet, il parcourt les montagnes avec son matériel et travaille en plein air. Pour les besoins de ses œuvres, il séjourne en altitude à plusieurs reprises. De ce fait, il est capable de peindre non seulement des paysages montagnards (figure 7) mais également des scènes de haute montagne (figure 6). Il contribue ainsi à façonner les représentations d’une montagne esthétique mais aussi et surtout, d’une montagne praticable.

Figure 6. Cordée sur le Glacier (du Géant) par Gabriel Loppé Figure 7. Jonction des glaciers des Bossons et du Taconnaz au-dessous des Grands mulets par Gabriel Loppé

La peinture de montagne devient un genre qui s’institutionnalise. Les artistes qui s’adonnent à ce type de paysages se rassemblent. En 1898, la Société des peintres de montagne est créée sous le patronage du CAF. Les relations entre les institutions sont très fortes puisque l’initiative de cette structure revient à Franz Schrader, membre actif du CAF qu’il présidera trois ans plus tard. Les Annuaires du CAF accordent régulièrement un espace à la Société des peintres de montagne qui y publie le compte-rendu de ses activités. De nombreuses expositions sont organisées à Paris et en province (Le Roy-Wattiaux et al., 1999). Les expositions de peintures sont complétées par des spectacles d’un autre genre. En effet, Albert Smith rend compte de son ascension du Mont-Blanc à travers un diorama qui connaît un grand succès auprès du public londonien (Tailland, 2008).

Bien que les paysages de montagne aient connu un attrait particulier (Walter, 2005), les alpinistes n’ont pas l’apanage des œuvres d’art. Sous les pinceaux des impressionnistes, les sports nautiques, qui s’organisent autour de Paris dès le début du XIXe siècle (Delaive, 2003), bénéficient de représentations remarquables. Les régates de voile sont immortalisées par Claude Monet (figure 8) tandis qu’Auguste Renoir se saisit d’une balade en yole (figure 9).

Figure 8. Régates à Argenteuil (1872) par Claude Monet Figure 9 La Seine à Asnières dit La yole (vers 1879) par Auguste Renoir

Gustave Caillebotte s’illustre également pour ses nombreuses toiles de canotiers (Les Périssoires, 1877 ; Canotiers, 1877 ; Canotiers ramant sur l’Yerres, 1879). Il a la particularité de s’être intéressé aux activités nautiques au point de s’impliquer dans la pratique. Sa toile du Canotier au chapeau haut de forme (

Figure 10) révèle déjà le peintre embarqué sur les flots. Son goût pour le canotage évolue ensuite vers la voile. Il devient membre du Cercle de voile de Paris et participe à des régates. Ses succès lui permettent d’être élu vice-président de la société de yachting. Sa passion pour la voile et ses compétences artistiques l’amènent à s’investir dans l’architecture navale. Il dessine de nombreux bateaux et continue de régater à leur bord.

Il est intéressant de mettre en lumière la porosité entre le monde artistique et le monde des activités physiques de loisir. Ces univers, souvent séparés, ont en fait des passeurs, y compris parmi leurs représentants les plus éminents. Ainsi, Schrader et Caillebotte s’illustrent tous les deux dans le domaine artistique et dans la pratique des activités. Mais, dans l’ombre, de nombreux artistes ont pratiqué ces activités sans que leurs biographes ne le mettent en avant, à l’image de G. Sand qui rédige le premier texte du premier Annuaire du Club alpin français et écrit, en toute simplicité : « L’Auvergne, d’ailleurs, n’offre ni grandes fatigues, ni grands dangers, et, quand on a l’honneur de faire partie du CAF, on croit peut-être qu’il est au-dessous de soi d’explorer un pays où tout le monde peut aller si facilement. Pourtant l’âge amène, sinon plus de modestie, du moins plus de sagesse dans les jambes, et on retombe sur la charmante Auvergne »44. Et elle ajoute, comme une référence implicite à Friedrich : « Il n’y faut donc pas chercher l’émotion de l’inaccessible. Elle appartient à l’homme, et l’on ne s’y sent point seul avec le ciel, comme sur les sommets tourmentés ou glacés des hautes montagnes »45. À l’inverse, de nombreux adeptes des activités physiques, dont on affirme qu’ils sont sensibles à la culture romantique, ont pu dessiner ou peindre sans pour autant voir leurs œuvres passer à la postérité. E. Whymper, par exemple, était illustrateur avant d’être un alpiniste. C’est en mission pour réaliser des illustrations qu’il découvre les Alpes mais ses exploits lui vaudront le titre d’alpiniste en lieu et place de sa profession. Il a néanmoins exercé son talent au fil des pages de ses ouvrages relatant ses ascensions. La porosité entre ces univers et le double visage

44 Sand, G. (1875). Souvenirs d’Auvergne. Annuaire du Club Alpin Français, 1875, p. 4.

de leurs acteurs témoignent de l’importance de l’esthétique de la nature. L’investissement dans la pratique ne peut être entendu comme une gymnastique car elle est indissociable du paysage dans laquelle elle se pratique.

Figure 10. Canotier au chapeau haut de forme (huile sur toile, 1879)

* * * * *

À travers ce chapitre, il apparaît clairement qu’il existe une relation particulière entre le pratiquant de sports de nature et la nature elle-même. L’histoire culturelle, engagée par une lecture partielle de la littérature et de la peinture du XIXe siècle, témoigne et accompagne ce changement de regard. Les lieux particuliers explorés sont des manifestations de la nature qui inspirent les sentiments les plus forts, aussi ambivalents soient-ils, dans certains cas. Cette tradition esthétique ne se limite pas aux prémices de l’activité. Elle est durablement prolongée et même démocratisée par le développement et le perfectionnement d’un outil qui permet à une population plus large de coucher sur papier le paysage qui a fait naître une pareille émotion : l’appareil photo. Dès le milieu du XIXe siècle, il devient très vite le compagnon du voyageur (Caraion, 2003) qu’il est encore aujourd’hui.

Ce chapitre est également l’occasion de rappeler que la frontière entre l’activité physique et l’activité artistique est rapidement franchie. La bourgeoisie du XIXe siècle est le bastion du développement des sports modernes, tout comme elle est également active dans le domaine artistique et culturel (Coste, 2013). Les clubs ne sont pas des fiefs de sportsmen au sens de pratiquants de l’activité physique puisque moins de 10% des membres de la Société des Touristes Dauphinois, la deuxième plus importante société alpine à la fin du XIXe siècle, sont effectivement des alpinistes (Bourdeau, 1988). Ainsi, les frontières sont encore floues.

De ce fait, la pratique des loisirs de nature n’est pas considérée de la même façon que les sports anglais. Ces derniers sont des activités mal contrôlées, exposant la jeunesse à toutes sortes d’excès que les Anglais ont su canaliser au profit d’une action éducative. Ils sont ainsi une école pour former une élite, à même de s’illustrer par ses performances grâce au travail. Si les dangers de l’alpinisme sont aussi décriés assez tôt, les sociétés alpines n’en demeurent pas moins ouvertes aux femmes, à l’inverse des sociétés sportives. Les loisirs de nature jouissent de formes de pratique tellement diverses qu’ils s’ouvrent aussi bien aux jeunes qu’aux moins jeunes, aux hommes qu’aux femmes, aux artistes qu’aux savants.

En effet, les espaces les plus reculés et les moins fréquentés par l’homme sont de véritables observatoires de la nature. La découverte scientifique du monde est donc un important moteur du développement des pratiques, clairement identifié dans les démarches des pionniers.

Chapitre 2

Documents relatifs