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Luttes intestines au sein du mouvement sportif

Orthodoxie sportive et (dés)organisation

1. Luttes intestines au sein du mouvement sportif

Chapitre 13

Orthodoxie sportive et (dés)organisation

À partir de la loi Mazeaud de 1975, le sport se structure de manière de plus en plus formelle autour d’un modèle unique de collaboration entre l’État et les fédérations sportives. La loi Avice de 1984, sur l’organisation du sport en France, marque une étape décisive en positionnant très clairement le rôle de chacun des acteurs et les relations entre eux. Comme l’analyse Renson (1998), même si sa perspective n’est pas tout à fait la même que la nôtre, le modèle sportif est tellement dominant qu’il n’existe que deux alternatives : se conformer au modèle ou se marginaliser sous la forme d’une activité folklorique, voire disparaître socialement. Comme nous l’avons vu dans les premiers chapitres, lors de leur apparition, les sports de nature se sont constitués sous des formes différentes. Au fil du temps, leurs modes d’organisation se sont rapprochés du modèle sportif conventionnel, comme en témoigne l’organisation sous l’égide d’une fédération sportive nationale qui coordonne un réseau de clubs, assurant un maillage local tout en travaillant de concert avec l’État. Les fondements sont déjà présents mais les incitations légales poussent à aller plus loin. De plus, comme nous l’avons évoqué dans le chapitre 14, certaines activités émergent et peuvent ou doivent s’intégrer dans le système sportif qui devient de plus en plus contraignant (Collinet, Delalandre, Schut & Lessard, 2013).

L’objectif de cette partie est de rendre compte du rapprochement des sports de nature du modèle sportif français et de montrer ses effets et ses limites. Nous serons amenés à évoquer plusieurs exemples car il existe une grande variété de situations. Les enjeux principaux gravitent toujours autour de la mise en place de compétitions et l’obtention de la légitimité d’une organisation sportive pour organiser la pratique d’une activité. La ligne directrice qui se dessine révèle que la reconnaissance de l’État, qui garantit la légitimité et les subventions, s’obtient par la mise en place de compétitions et leur gestion.

1. Luttes intestines au sein du mouvement sportif

1.1 La montagne et l’escalade

Au cours des années 1970-1980, l’escalade prend véritablement un nouvel envol qui lui vaut de s’autonomiser de sa discipline mère, l’alpinisme (Aubel, 2005). Cette évolution s’observe d’abord dans les pratiques. Le grimpeur acquiert une identité distincte du montagnard (Corneloup, 1993) avec des valeurs spécifiques. L’escalade rocheuse, dont le développement a contribué à marquer le premier virage techniciste

de l’alpinisme (Hoibian, 2001), poursuit son développement dans la quête de la performance. La mise en place de cotations pour graduer les difficultés amène les meilleurs à ouvrir de nouvelles voies dans des niveaux de difficultés sans cesse croissants. Si l’ouverture du 6e degré a donné lieu à des discussions, l’évolution vers les 7e, 8e et 9e degrés ne prête plus à polémique dans un système de cotation ouvert et dans une perspective d’augmentation du niveau de performance. La réalisation de telles prouesses nécessite un entrainement intense et une préparation minutieuse. Bientôt, l’idée de faire se confronter les meilleurs athlètes de la discipline émerge. Gloria et Raspaud (2006) analysent finement cet épisode clef de l’histoire de la discipline. Les Soviétiques s’engagent les premiers dans la voie de la compétition et ne manquent pas d’inviter les Français à leurs compétitions. En 1982, la Commission escalade de la FFM envoie trois grimpeurs français en Crimée et rapporte les enseignements de cette expérience tandis que s’installe la polémique sur le bien-fondé de la pratique compétitive. Y. Ballu, représentant du Ministère de la Jeunesse et des Sports, se saisit de l’occasion pour défendre l’idée que « L’escalade n’est jamais qu’un sport comme les autres »246. Il publie également un rapport sur la possible habilitation de la FFM pour organiser des compétitions d’escalade. Dans une position affichée de neutralité, le Ministère chargé des sports influence les acteurs en faveur de l’organisation de compétitions.

Mais les opposants sont nombreux, non seulement chez les alpinistes aux commandes des institutions montagnardes, mais également chez les meilleurs grimpeurs eux-mêmes qui publient un « manifeste »247 signé par dix-neuf d’entre eux reconnus pour leur haut niveau de performance. Ces derniers arguent que la compétition est un vecteur d’appauvrissement de la discipline dont la variété des formes constitue la richesse culturelle. Cette protestation a une forte valeur symbolique puisqu’elle montre que les personnes pressenties pour constituer l’élite susceptible de valoriser la France dans les compétitions internationales ne souhaitent pas y prendre part. Les arguments en opposition à la compétition en escalade se multiplient, comme en témoigne ce courrier d’un lecteur, publié par Alpinisme & Randonnée : « L’escalade me semble être un des derniers bastions de la liberté. Assez des organisateurs en mal de structures ! Pas de figures imposées, pas de performances stériles, pas de trophée, pas de normalisation, pas de stars ! Que l’on nous laisse les parcours improvisés, notre imagination, nos rêves… »248. Il semble que les pratiquants soient majoritairement défavorables à cette évolution de l’activité.

Mais leurs dirigeants ne l’entendent pas de la même façon. Comme le montrent Gloria et Raspaud (2006), le fonctionnement démocratique cède le pas à la logique de survie de l’institution. La Commission escalade de la FFM a déjà prévu l’inéluctable arrivée de la compétition et bénéficie, depuis 1982, de la délégation du ministère pour décerner les titres nationaux. Jusqu’en 1985, elle n’organise pas de compétitions nationales mais permet à des grimpeurs français de participer à certains événements internationaux. Face à l’arrivée de structures concurrentes qui prévoient l’organisation d’épreuves, la FFM réagit. Mais son président P. Traynard sous-estime la force électorale des montagnards, notamment ceux du CAF qui représentent 78% des effectifs de la FFM et qui défendent un alpinisme classique. Ainsi, à l’issue de l’assemblée générale de décembre 1984, le président n’est pas maintenu dans ses

246 Montagnes Magazine, n°45, novembre 1982, p. 34.

247 Alpinisme & Randonnée, n°75, mars 1985, p. 12.

fonctions. Cette décision résulte notamment de son soutien à l’organisation des compétitions en escalade, de sorte qu’une partie des membres de la commission escalade démissionne à la suite de cette élection.

Les partisans de l’escalade compétitive se retrouvent rapidement au sein d’une nouvelle fédération dont les statuts sont déposés en 1985 : la Fédération Française d’Escalade (FFE). Cette institution reprend les canons du sport moderne en termes d’organisation et de fonctionnement : elle recherche des sponsors pour mettre en place des compétitions, et obtient le soutien de l’État par la mise à disposition d’agents du ministère de la jeunesse et des sports (Tableau 9. FFM et FFE : deux politiques fédérales antagonistes (Gloria & Raspaud, 2006, p. 112)). Cette « marchandisation » de l’activité, au regard des représentants du CAF et de la FFM, n’émerge que par la sécession de l’escalade mais finit par les gagner. En effet, après trois années de fonctionnement parallèle, le ministère pousse la FFM et la FFE à fusionner en une seule et même organisation. C’est la naissance de la FFME : Fédération française de la montagne et de l’escalade. Il s’agit bien d’une fusion et non d’une absorption, de sorte que la FFME poursuit, telles qu’elles ont été engagées par la FFM et la FFE, les activités des deux fédérations. Elle assure ainsi la pérennité des engagements de la FFE.

Tableau 9. FFM et FFE : deux politiques fédérales antagonistes (Gloria & Raspaud, 2006, p. 112)

Autonomie et fermeture Stratégie de conservation

Ouverture vers l’environnement Stratégie de subversion

Culture du bénévolat (non aux fonctionnaires dans les associations sportives)

L’État est un partenaire qui doit rester extérieur au champ

Fermeture au secteur économique (sponsors, médias)

Une fédération dirigée par le CAF Une fédération au service de la tradition alpine et cafiste

Logique associative traditionnelle

Nécessaire professionnalisme des dirigeants et cadres sportifs

L’État est un partenaire intégré au champ Ouverture affirmée vers les investisseurs privés

Une fédération qui représente toutes les associations qui la constituent

Une fédération à la politique ambitieuse orientée vers le changement

Logique entrepreneuriale

FFM, CAF FFE, GLAM*

*GLAM : Groupe de liaison des associations de montagne

L’histoire de la FFM, la FFE et la FFME est loin d’être aussi atypique qu’on peut l’imaginer. Elle prend des formes différentes selon les activités mais les mêmes combats se retrouvent dans différentes institutions. Généralement, les pratiques émergeantes sont convoitées par les institutions déjà en place qui assurent la gestion de pratiques semblables car elles représentent un potentiel de développement du nombre de leurs adhérents. Mais simultanément, les nouvelles pratiques sont souvent cantonnées, voire étouffées, car elles ne disposent pas de l’autonomie ou du pouvoir de décision sur leur trajectoire.

1.2 Le snowboard

Après les expériences pionnières des années 1980, la médiatisation des films de Régis Rolland « Apocalypse snow », et le développement de la fabrication du surf des neiges – que ce soit par ce dernier sous la marque A-snowboard ou par les nombreuses firmes étrangères : Burton (USA), Nidecker (Suisse), Rossignol (France), Nitro (USA) – le snowboard connaît une formidable explosion dans les années 1990. Au moment où le ski est en perte de vitesse, d’un point de vue économique, et alors qu’une succession d’hivers doux questionne l’avenir des sports d’hiver, le snowboard représente une opportunité exceptionnelle. Son succès populaire lui confère une place à part entière parmi les usagers des domaines skiables puisqu’il représente près de 20% des usagers. Dès lors, les instances sportives sont obligées de prendre en compte ce phénomène de masse. Les premières compétitions sont organisées sur le modèle du ski alpin, à partir de slaloms, puis la culture du snowboard donne naissance à de nouvelles disciplines (half-pipe, boarder-cross) qui finiront d’ailleurs par s’imposer également aux skieurs. Le programme des Jeux olympiques d’hiver, moins contraint que le programme d’été, fait une place à cette discipline à partir de 1998, aux Jeux de Nagano (Japon).

Cette rapide généalogie des pratiques cache une histoire institutionnelle plus compliquée. Dès 1987, l’Association française de snowboard (AFS) est créée par des personnalités du snowboard. Elle obtient la reconnaissance du Ministère de la jeunesse et des sports et organise les premières compétitions officielles. En 1990, l’International Snowboard Federation (ISF), implantée à Vancouver (Canada), commence à structurer les compétitions internationales. Mais les acteurs du monde du ski décident de saisir l’opportunité du développement du snowboard. La Fédération internationale du ski organise des compétitions internationales à partir de 1994. Reconnue par le Comité international olympique, elle participe à l’introduction du snowboard dans le programme olympique. Lorsque l’ISF demande la reconnaissance du mouvement olympique, elle se heurte à une fin de non-recevoir car l’institution olympique applique le principe du monopole (Chappelet & Kübler-Mabbott, 2008) au profit de la Fédération internationale de ski. En France, l’AFS signe une convention tripartite avec la Fédération française de ski (FFS), reconnue par la Fédération internationale de ski, et avec le Ministère, pour jouer le rôle de fédération délégataire, c’est-à-dire assurer la sélection des athlètes qui représenteront la France pour les épreuves internationales. Par ce système de convention, l’AFS est étroitement dépendante de la FFS, tant pour la reconnaissance du mouvement olympique que pour ses subventions qui sont versées par le ministère à cette dernière, laquelle les reverse à l’AFS.

Au niveau international, l’ISF finit par disparaître en 2002, l’année où se déroule la 2e Olympiade, alors que le snowboard est toujours sous la coupe de la Fédération internationale de ski. La cause qu’elle défendait – l’autonomie du snowboard – est reprise, à la fin de la même année, par la World Snowboarding fédération. Aujourd’hui, cette organisation n’est toujours pas reconnue par le mouvement olympique. Elle rassemble pourtant 43 associations nationales de snowboard qui représentent les pays les plus investis dans les sports d’hiver, excepté la France. En effet, la convention tripartite entre l’AFS, la FFS et le ministère est renouvelée jusqu’en 2006. Cette année-là, l’AFS perd son agrément, lequel est attribué à la FFS l’année suivante, et la FFS cesse de reverser la subvention de l’État pour le développement du snowboard à l’AFS. Cette dernière entre en liquidation judiciaire.

Malgré ses 6000 adhérents, l’AFS était en position de faiblesse d’un point de vue institutionnel. Les représentants des fédérations de ski ont su s’approprier l’activité pour en garder le contrôle. Les enjeux sont de taille : des sportifs de haut niveau, des médailles olympiques, des subventions, le marché de l’enseignement (car l’AFS militait pour un diplôme d’État spécifique au snowboard au lieu d’une polyvalence des moniteurs ski/snowboard).

Le système sportif est bien installé et reconnu, et les nouvelles pratiques, qui cherchent une reconnaissance institutionnelle pour développer une forme de pratique compétitive, sont souvent phagocytées par les institutions en présence, sans pouvoir garder l’autonomie à laquelle elles aspirent.

1.3 Le kitesurf

Le développement du kitesurf est plus récent et s’inscrit dans une forme hybride, entre les activités nautiques et le vol libre (chapitre 13). D. Jallat (2015) a montré comment cette pratique a progressivement émergé, notamment à partir des efforts de mise au point du matériel par d’anciens véliplanchistes. Le tâtonnement des inventeurs les amène à concevoir une multitude d’engins avant d’aboutir au dispositif actuel d’une planche – certaines expériences étaient basées sur la traction d’un catamaran – et d’une voile gonflée, préférée à des formes plus ou moins sophistiquées de cerfs-volants.

À la fin des années 1990, alors que l’activité semble viable et que son succès reste encore dans les discours et les médias mais n’a pas touché un public de masse, les pionniers du kitesurf se tournent naturellement vers la Fédération française de voile pour chercher une reconnaissance institutionnelle de la pratique. En 1998, la Fédération leur impose une fin de non-recevoir, sous prétexte que le funboard présentait assez de complications à gérer.

Face à ce refus, les amateurs de kitesurf se tournent vers la Fédération française de vol libre, en 1998. Cette dernière, déjà penchée dans une réflexion sur son périmètre avec l’introduction des activités de cerfs-volants, accueille volontiers cette nouvelle pratique. Celle-ci partage désormais son matériel puisque, cette même année, un fabriquant de voile de parapente est mobilisé pour produire des voiles destinées au kitesurf.

En 2002, la Fédération française de voile révise sa position mais le Ministère reconnaît l’engagement de la Fédération française de vol libre et lui concède la délégation, en 2003. Au niveau international, il existe une International Kiteboarding Association, créée en 2001. Cette dernière est une organisation intégrée à l’International Sailing Federation qui gère la voile mais reconnaît, comme interlocuteur du kitesurf en France, le comité de la Fédération française de vol libre (Figure 23).

Figure 23. Institutions internationales et nationales de la voile, du kite surf et du vol libre

Si l’histoire du kitesurf se distingue de celle du snowboard, il n’en demeure pas moins qu’il existe des difficultés avérées pour institutionnaliser de nouvelles pratiques de sports de nature qui souhaiteraient intégrer le mouvement sportif. Celles-ci sont souvent mises sous tutelle des institutions existantes.

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