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Le gouffre Berger dans l’histoire de la spéléologie

Performances et médiatisation : le cas du gouffre Berger, premier « - 1000m »

4. Le gouffre Berger dans l’histoire de la spéléologie

Les acteurs publics apportent aussi leur aide aux célèbres explorateurs. Maurice Herzog, vainqueur de l’Annapurna quelques années plus tôt, alors président du Club Alpin Français, obtient de la Direction Générale de la Jeunesse et des Sports un crédit de 350 000 Francs. Une subvention de 250 000 Francs du Conseil Général de l’Isère profite aussi aux spéléologues. Enfin, une subvention de 150 000 Francs est demandée à la mairie de Grenoble pour le fonctionnement du club. Le SG-CAF s’extrait tant bien que mal de ses difficultés financières, profitant ainsi, malgré tout, de son succès médiatique.

4. Le gouffre Berger dans l’histoire de la spéléologie

L’exploration du gouffre Berger par le SG-CAF illustre, accompagne et accélère le processus de sportivisation de la spéléologie, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à travers trois phénomènes. La constitution et l’élargissement du groupe illustrent le mouvement de démocratisation de l’activité ; quelques membres du club accompagnent activement la construction d’une institution sportive unique pour la spéléologie ; et l’exploit, le « record du monde de profondeur », accélère la course à l’abîme.

Lorsque la spéléologie est née en tant que science, à la fin du XIXe siècle, ses adeptes sont peu nombreux et sont essentiellement issus d’un milieu aisé et cultivé. Cette situation change doucement pendant l’entre-deux-guerres où, sous l’influence de Casteret, notamment, la découverte souterraine apparaît comme un sport. Or, l’activité sportive ne requiert pas les dispositions intellectuelles et sociales indispensables à la pratique originelle de la spéléologie, c’est pourquoi les grottes sont envahies par des explorateurs de plus en plus nombreux. Néanmoins la découverte du monde souterrain n’aurait pas fait autant d’émules sans les auspices favorables des colonies de vacances et des mouvements de jeunesse, dont le scoutisme. Le retour à la nature, le mythe de l’aventure (Venayre, 2002a) et l’idéologie de la conquête du monde (Guérin, 2004) amènent naturellement les jeunes vers les grottes.

En 1938, la Société Spéléologique de France, qui cultive un modèle savant de la spéléologie, compte un peu plus de 400 membres. En 1945, on estime le nombre des spéléologues à 1500, dont un tiers de scouts (Choppy, 1993). En 1959, ils sont près de 3000 (Marchand, 1983). On assiste là à un véritable mouvement de démocratisation de la spéléologie. L’exemple de l’histoire des spéléologues grenoblois l’illustre. Pendant l’entre-deux-guerres, le Vercors est exploré presque exclusivement par André Bourgin, ingénieur des Ponts et Chaussées, issu d’une famille d’universitaires (Lismonde, 1993). Il est assisté, à la fin des années 1930, par les membres du Spéléo-Club de Paris au sein duquel se côtoient ingénieurs et universitaires. L’arrivée du SG-CAF dans le Vercors correspond à la fois à une multiplication du nombre des spéléologues – ils sont plus nombreux que l’ensemble des explorateurs cités – et à l’arrivée de personnes d’origine sociale plus modeste puisque la plupart sont des travailleurs manuels. Ce mouvement est d’autant plus net que d’autres groupes répondant au profil du SG-CAF s’intéressent à ce massif.

Le phénomène de sportivisation apparaît comme le vecteur de la démocratisation de la spéléologie, à partir des années 1940. Les membres du SG-CAF qui ont exploré le gouffre Berger en sont l’illustration.

La croissance d’une population de sportifs ne peut pas se poursuivre sans sa gestion par une institution nationale. La spéléologie et les spéléologues, gérés depuis 1930 par la Société Spéléologique de France, se reconnaissent de moins en moins dans cette société savante, si bien qu’un Comité National de Spéléologie est créé en 1948, afin de rassembler les groupes de spéléologues. Immédiatement, le Comité est reconnu par la Direction Générale des Sports, dont l’action consiste essentiellement à reverser des subventions aux fédérations (Amar, 1987). Aux yeux des spéléologues, la présence de deux institutions pose certains problèmes. Le différend entre Grenoblois et Lyonnais a soulevé la question de la représentativité des spéléologues français. Elle se pose d’autant plus qu’émerge une organisation mondiale avec le premier congrès international de spéléologie à Paris, en 1953. Finalement, quelques spéléologues, dont Eymas, réclament une fusion des deux institutions en une nouvelle. Dans leur esprit, le Comité National de Spéléologie doit phagocyter la Société Spéléologique de France. En diffusant leurs idées dans les clubs, en sollicitant des adhésions de clubs qui les soutiennent au sein du Comité National de Spéléologie, ils arrivent à faire pression jusqu’à obtenir gain de cause. En 1963, la Fédération Française de Spéléologie naît de la fusion du Comité National de Spéléologie et de la Société Spéléologique de France. Comme le laisse entendre son nom, la fédération s’apparente au mouvement sportif, consacrant ainsi le mouvement de sportivisation de spéléologie au niveau institutionnel.

Cette reconnaissance officielle est précédée par l’évolution des pratiques. L’exploration du gouffre Berger a accéléré la course à l’abîme. L’émulation entre Pyrénéens et Alpins est exceptionnelle quand ils se disputent le record du monde de profondeur tant clamé par les journaux. Finalement, les Grenoblois obtiennent la première place en franchissant la cote mythique des 1000 mètres de profondeur. Cette victoire, un peu moins éphémère que les précédentes, n’en est pas pour autant définitive puisqu’un prolongement du même réseau pyrénéen permettra de dépasser définitivement le gouffre Berger. Quoi qu’il en soit, ces exploits ont contribué à promouvoir une spéléologie qui s’épanouit dans la découverte et l’exploration des grottes. Ces expéditions sont d’autant plus gratifiantes qu’elles amènent les explorateurs plus profondément dans les entrailles de la terre. Elles existent à travers l’effort physique, la prouesse technique et la performance. Et, bien que les spéléologues grenoblois rejettent la notion de championnat de descente souterraine qu’inventent les journalistes, ils se réjouissent de dépasser le record de profondeur. Le SG-CAF, à travers l’exploration du gouffre Berger et son battage médiatique, accélère la transformation de la pratique vers une spéléologie d’exploration, laquelle se traduit par une pratique physique engagée qui favorise le dépassement. Si ce n’est celui de l’homme, au moins est-ce celui de l’espace connu de la grotte. Cette vitalité de la spéléologie d’exploration française caractérise durablement la communauté qui dépasse à plusieurs reprises ses propres performances et conserve le record de profondeur jusqu’en 2004, date à laquelle une nouvelle cote symbolique est dépassée : - 2000 mètres.

A ces titres, l’exploration du gouffre Berger incarne une dimension performative et la démocratisation de la spéléologie. Comme l’alpinisme, elle bascule dans une pratique ludique et sportive qui s’épanouit dans l’exploration et la confrontation au milieu naturel (Bouet, 1995).

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À travers ce retour sur l’exploration du gouffre Berger, l’objectif est de révéler une manière de performer dans les activités de plein air qui ne respecte pas les canons du record sportif. Pour autant, certains ingrédients sont présents : la concurrence avec autrui, une quantification métrique de la performance, un exploit physique… et même la médiatisation pour relayer le record ! Mais un examen plus attentif révèle une divergence de taille par rapport au modèle sportif : la concurrence se fait sur des lieux et des parcours différents. Cette affirmation est valable aussi bien pour les himalayistes, qui s’élancent sur des sommets aux altitudes plus ou moins élevées, que pour les spéléologues qui explorent des gouffres différents. Dès lors, il est possible, dès le début de l’entreprise, d’établir les limites physiques de l’exploit. M. Herzog ne peut atteindre le toit du monde en s’engageant sur les pentes de l’Annapurna, et les spéléologues français ne pourront plus dépasser le record du monde de profondeur sur leur sol, compte tenu de l’épaisseur des karsts français. Aussi, Aussi, il faut comprendre que la notion de concurrence est différente de celle d’une compétition sportive ; il s’agit plutôt d’une émulation entre les groupes d’alpinistes ou de spéléologues pour réaliser une expédition dans un site vierge de toute conquête. Dès lors, le rapport au lieu est plus important que la performance qu’il permet de réaliser, compte tenu de sa morphologie.

Ce qui est clair dans les activités de montagne pourrait être remis en cause dans les activités nautiques. Les courses au large offrent un circuit relativement défini – même si la trajectoire des navigateurs leur est propre – et leur départ est simultané. Ainsi, le rapport à l’espace n’est pas le même et semble concilier les critères sportifs, tout en préservant les fondements de la pratique liés à la maîtrise de son embarcation face aux aléas de la nature et de l’environnement maritime. D. Jallat (2014) a montré de quelle manière E. Tabarly remporte l’Olstar organisée par deux journaux anglais : le Sunday

Times et The Observer. Cette course rappelle une nouvelle fois l’intérêt des médias

pour ces événements. En effet, les journaux distribuent du matériel de prise de vue aux navigateurs qui alimentent leurs colonnes. Le vainqueur est accueilli en héros et reçu à l’Élysée par C. de Gaulle. Tous les ingrédients du sport, et même de sa récupération politique, sont au rendez-vous. Pour autant, la participation de Moitessier à la même course, quelques années plus tard, révèle aussi l’expression des formes de pratique. Son comportement contestataire et peu conforme aux « règles du jeu » est absolument impensable dans le cadre d’une compétition sportive, mais il est moins surprenant si on le lit à travers le prisme de l’esprit des activités de plein air. La contestation et la dissidence se rencontrent fréquemment dans les activités de plein air (Evrard & Bourdeau, 2015).

Deux éléments principaux sont à retenir dans ce chapitre : d’une part, qu’il existe, dans les activités de plein air comme pour le sport, une motivation pour réaliser des exploits et des performances ; et, d’autre part, que les médias jouent un rôle important pour soutenir la performance. Ainsi, chaque activité a une forme de pratique animée par l’esprit du défi, et cette frange est plus ou moins importante suivant les pratiques. Pour les uns, cela peut se matérialiser par une forme de course, notamment dans le nautisme. Pour les autres, ces exploits passent par des réalisations particulières qu’ils « inventent » et qui, dans certains cas, peuvent être retenues comme des exploits. Que ce soit un nouvel itinéraire, une difficulté extrême, un enchaînement audacieux ou une

nouvelle pratique, tout est sujet au défi. L’enregistrement de la performance dépend ensuite de sa réception, à la fois dans la communauté des pratiquants et dans les médias.

En effet, les médias sont friands des exploits réalisés dans les sports de nature. Entre la performance physique et les paysages souvent extraordinaires, tous les ingrédients sont réunis pour intéresser le public et le captiver par des photographies, voire des films, incroyables. Les émotions que ces images suscitent sont d’autant plus vives que les protagonistes mettent en jeu leur vie dans cet exploit, et les accidents dramatiques constituent le sombre terreau duquel éclot le héros sportif. Au fil du temps, les médias porteront parfois davantage d’attention aux accidents qu’aux exploits renouvelés. Cette hypothèse nécessiterait d’être vérifiée par une analyse plus approfondie.

Conclusion Partie 2

Cette période qui court de la Première guerre mondiale jusqu’aux années 1960 marque une étape importante dans le développement des sports de nature. Ces derniers bénéficient d’un élan de démocratisation qui les ouvre à un public plus large, à la fois en termes de catégories sociales mais également de catégories d’âge des pratiquants. Des jeunes de milieux plus modestes s’investissent désormais dans ces pratiques. La mobilisation des sports de nature par les mouvements de jeunesse, notamment les scouts et les éclaireurs, contribue largement à cette diffusion.

Les politiques sportives, qui se dessinent progressivement au niveau de l’État, accélèrent ce mouvement en encourageant, finançant et structurant la pratique des sports de nature qui se définissent alors comme des activités de « plein air », moyen d’hygiène et d’acquisition de la santé (Beauchard, 2004). L’éducation physique participe au développement des activités de plein air, notamment par la demi-journée éponyme. De cette manière, l’ensemble de la population est familiarisé à ces pratiques ce qui les rend plus populaires. Dès lors, pour accueillir ces jeunes, sont pensées des formations de cadres. La dangerosité des pratiques et leur ouverture vers un public mineur implique un encadrement, et l’État se mobilise très tôt pour répondre à cette urgence. Les autres activités sportives, pourtant plus pratiquées, sont moins exposées et devront attendre l’organisation du brevet d’État d’éducateur sportif, en 1963, pour se doter d’un encadrement professionnel.

La soif des grands espaces se transforme rapidement en défi, pour certains pratiquants, qui contribuent à améliorer les techniques et les engins pour s’engager dans des itinéraires toujours plus difficiles. C’est dans cet élan que sont ouvertes de nouvelles voies d’alpinisme et que s’accélèrent les conquêtes himalayennes, dans les années 1950. L’analogie avec les exploits des spéléologues est possible. Dans l’univers marin, les grandes régates transocéaniques marquent, sous une forme légèrement différente, une vision de l’activité tournée vers la performance. Les réalisations sont accueillies comme des exploits sportifs, relayés par les médias et récompensés par les instances sportives, à l’image des médailles décernées par le CIO aux alpinistes de l’époque : l’Anglais G. Mallory et les membres de l’expédition à l’Everest de 1922 (1924), les Allemands F. et T. Schmid en 1932 ou les Suisses G. et H. Dyhrenfurth (1936). Cette reconnaissance et cette visibilité favorisent également la diffusion des activités. Pour autant, le modèle du sport de compétition ne s’applique pas directement. Les questions se posent sans que cela n’ait réellement de sens pour les pratiquants eux-mêmes. Les régates de voile, qui s’apparentent le plus à des compétitions sportives, sont simultanément le théâtre des comportements les plus invraisemblables, comme celui de B. Moitessier qui, en 1968, renonce à franchir la ligne d’arrivée du Golden Globe Challenge alors qu’il est en tête de la course.

Au terme de cette période, les sports de nature ont acquis une place importante dans la société et dans le monde sportif qu’ils ont intégré, sans pour autant adopter l’ensemble de ses normes. Situer une fin précise à cette période est difficile car celle qui suit s’inscrit dans une continuité. En effet, les fondements de l’organisation des sports de nature mis en place depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sont les bases de son développement accéléré dans les décennies suivantes. D’ailleurs notre périodisation coïncide avec celle de J. Defrance (1995b) qui affirme qu’au tournant des années 1970, le champ sportif acquis son autonomie.

Pour autant, deux bouleversements majeurs sont à l’œuvre. En premier lieu, on assiste à un renouvellement sans précédent des activités. L’absorption de ces activités par le mouvement sportif à une époque où le ministère tend à uniformiser ses relations avec les fédérations end épit de leurs spécificités n’est pas sans soulever de nouvelles difficultés. En second lieu, L’importance du phénomène des sports de nature fait émerger de nouveaux enjeux économiques à la fois dans le domaine des équipements et du développement territorial. Ces activités sont des ressources à même de transformer un espace rural en destination touristique, au point que la tentation de créer des espaces artificiels se manifeste de plus en plus. Cette évolution interroge également la définition des sports de nature. Leurs spécificités liées au rapport à l’environnement survivent-elles à l’artificialisation des lieux de pratiques ?

Partie 3

Entre normalisation sportive et

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