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Étude des grottes

La compréhension de la nature par les sciences

1. Les sciences : objectif premier des explorations alpines et souterraines

2.4 Étude des grottes

point aux arguments de l’expert. Seuls les usages académiques mettent fin au débat. L’entrée d’É.-A. Martel dans le cercle des préhistoriens est bien compromise. Il s’en rend compte et se détourne définitivement de cette science, au sein de laquelle il gardera un certain nombre de détracteurs.

Cet épisode démontre à la fois la ténacité d’É.-A. Martel et sa volonté de s’illustrer par la science… ainsi que la difficulté à incorporer l’élite savante par une simple découverte. La préhistoire qui l’avait tant passionné jusque-là le rejette. Qu’importe ! Il n’est pas homme à se décourager, le foisonnement scientifique est tel qu’il trouvera sa voie ailleurs. La bifurcation qu’il opère témoigne tout autant de sa volonté de faire œuvre savante que de son besoin de reconnaissance dont il sait, après cet épisode houleux, qu’il ne sera pas comblé par le milieu des préhistoriens.

2.4 Étude des grottes

Rapidement, É.-A. Martel trouve un autre centre d’intérêt : l’étude des grottes. Ses voyages dans les Cévennes et les fouilles à Nabrigas l’ont amené à pénétrer dans un monde obscur qui n’attend que les lumières de la science pour l’éclairer. Très tôt, alors qu’il visitait les Causses en touriste, il s’est interrogé sur un des mystères du monde souterrain : l’hydrogéologie. « Mais qu’il y aurait de coups de mine à donner et de dangers à courir pour scruter les vaisseaux capillaires et les réservoirs des Causses, pour résoudre le problème de la communication des avens avec les grottes des vallées. Et cependant, quelque téméraire explorateur arrachera peut-être un jour aux entrailles des plateaux calcaires les secrets de leur hydrographie56 ! »

É.-A. Martel écrit ces mots en 1884, bien loin de savoir qu’il sera lui-même ce « téméraire explorateur » quelques années plus tard. Cette vocation nouvelle se comprend à plusieurs niveaux et elle est d’autant plus intense qu’elle synthétise les désirs les plus profonds de l’homme. Voyageur, excursionniste, il l’est depuis sa plus tendre enfance et ce goût s’affirme au sein du Club Alpin Français ; touriste curieux des paysages pittoresques, il trouve sous terre le dépaysement et les beautés naturelles qui l’ont toujours impressionné et qui font le charme de cette région qu’il aime tant ; enfin, apprenti savant, il s’attaque à des mystères encore ignorés, dans un domaine à peine défloré en Autriche par quelques précurseurs et qui semble être sur le point d’intéresser la science française. En effet, l’éminent géologue A. Daubrée a ouvert la voie à l’hydrogéologie en montrant les relations entre la localisation et les mouvements de l’eau et les structures géologiques, dans un ouvrage paru en 188757. Au cours de l’été 1888, il lance sa première campagne souterraine. Parmi ses objectifs : la traversée de Bramabiau et l’exploration de la grotte de Dargilan58. Ces choix illustrent profondément la fusion de tous ses désirs en une seule et même activité. Les beautés de Dargilan ainsi répertoriées et le plan de la grotte précisément levé, son aménagement touristique, pour le plus grand profit des Cévennes, peut s’organiser. L’abîme de Bramabiau constitue une particularité hydrologique autant qu’un site pittoresque remarquable. Près du Mont Aigoual, un ruisseau s’enfonce sous terre et semble réapparaître 440 mètres plus loin et 90 mètres plus bas. É.-A. Martel

56 Martel, E.-A. (1884). Le Causse Noir et Montpellier-le-Vieux. Annuaire du Club Alpin Français, 263-291.

montre la relation entre ces deux cours d’eau qui n’en forment qu’un et fait d’intéressantes observations sur les circulations souterraines. Le succès de sa première campagne l’engage à persévérer dans cette voie.

Il prend immédiatement contact avec A. Daubrée dont il veut l’avis sur ses productions mais aussi parce que celui-ci est membre de l’Académie des sciences et peut donc, à ce titre, présenter ses notes à l’Institut. Grâce à lui, il publie ses premiers

Comptes-rendus à l’Académie des sciences et développe ses études du sous-sol. Dans

un premier temps, il privilégie la région des Cévennes et des Causses puis il envisage sérieusement un travail similaire à l’étranger, d’une part, parce que seule la comparaison peut permettre de généraliser les résultats et, d’autre part, pour conforter ses relations avec ses prédécesseurs dans l’étude du sous-sol, notamment en Autriche. Ses relations lui permettent d’obtenir une mission scientifique confiée par le ministère de l’Instruction Publique, mission qui l’amène à rencontrer ses homologues dans le Karst autrichien. Complétant son expérience, sa bibliographie et ses connaissances, É.-A. Martel devient un véritable spécialiste de l’hydrologie dans les massifs calcaires. Ainsi, au terme de six campagnes de recherche en France et d’études des grottes de Belgique, de Grèce et du Karst autrichien, É.-A. Martel décide de publier la synthèse de ses travaux dans un ouvrage59 : Les Abîmes, qui paraît en 1894. Cet ouvrage ne se limite pas à exposer le résultat de six années de recherche, il se veut le fondement d’une nouvelle branche des sciences naturelles : la spéléologie ou la science des cavernes.

Le terme même de « spéléologie » est nouveau. Aux dires de l’auteur, il aurait été créé par le préhistorien E. Rivière. Sa racine grecque issue de spelaion, l’antre et logos, le discours, témoigne du caractère scientifique de la pratique. É.-A. Martel définit un large programme à cette science nouvelle. Des thèmes apparaissent selon une logique personnelle : l’hydrologie, la géologie et la minéralogie, la météorologie et la topographie sont autant de domaines dans lesquels É.-A. Martel s’illustre dans les pages qui suivent cette définition et pour lesquels il a déjà été récompensé. À côté, se retrouvent quelques aspects concrets qui le motivent ou qui ont déjà justifié ses demandes de subventions auprès du ministre de l’Instruction Publique : l’agriculture et l’hygiène publique. Enfin, il aborde aussi des domaines comme la faune, la flore, la préhistoire et la paléontologie qui apparaissent comme consensuels et à travers lesquels il obtient le soutien de scientifiques reconnus ayant déjà œuvré sous terre, comme les botanistes et les archéologues (Gauchon, 1997).

Ce sens du compromis est soumis à une volonté de légitimation de la spéléologie en tant que science à part entière et branche des sciences naturelles. Le processus est délicat pour un homme seul, dont le passé lui a valu quelques déboires avec les personnalités scientifiques de l’époque, mais qui semble avoir trouvé, à présent, sa véritable voie. Associant son nom à celui d’un domaine de recherche, son succès personnel et sa reconnaissance par les grandes institutions scientifiques – dont, en particulier, l’Académie des Sciences – passe par la légitimation de la spéléologie, science dont il ne peut être que l’inoubliable précurseur. Mais voilà : un avocat parisien, un « touriste », peut-il créer une science ?

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Le cas de la spéléologie est emblématique de cet entrelacement entre science et activité physique mais il ne doit pas occulter un mouvement plus général. Ainsi, l’œuvre des botanistes est également considérable, compte tenu de leur ardeur pour parcourir les lieux les plus reculés, à la recherche d’environnements particuliers susceptibles de leur offrir des espèces rares. De la même façon, les cartographes, civils ou militaires, ont réalisé de nombreuses ascensions pour mener à bien leur travail topographique (Guilhot, 2005). Ces initiatives pionnières, qui ont souvent précédé la création des sociétés alpines, se prolongent à travers elles. Les annuaires du Club

alpin français comportent une section réservée aux productions scientifiques, et le

travail des membres, notamment G. Vallot, à l’origine de l’observatoire construit tout près du sommet du Mont-Blanc, contribue à fonder la glaciologie.

La synergie entre ces pratiques est évidente dès le départ. La compréhension de la nature ne peut se faire sans mener in situ des observations sur sa diversité, et les lieux les plus reculés sont souvent ceux qui offrent les traces les plus riches car les mieux préservées. C’est ainsi que le scientifique doit battre la campagne pour avancer dans ses travaux. La façon dont évoluent le travail scientifique et les motivations premières des pratiquants finit par causer un fossé qui ne va cesser de se creuser. Dans la théorie de N. Elias, cette dissociation peut s’apparenter au phénomène de spécialisation des fonctions dans la société moderne. La professionnalisation du travail scientifique crée des barrières et réduit les pratiquants des sports de nature à des observateurs de terrains. Ce rôle continue d’exister durablement dans certains domaines (Schut, 2007). Cette analyse montre que les sports modernes et les sports de nature ont des origines différentes. Les premiers sont des jeux traditionnels dont la violence a été maitrisée par le processus de civilisation. Ils ont ainsi été aménagés au niveau matériel et régis par un système de règles. Les sports de nature, par contre, semblent provenir d’activités de déplacement motivées par des raisons diverses. Ici, scientifiques, mais dans d’autres cas, c’est parfois une activité utilitaire ou professionnelle. Et la naissance d’une activité physique de loisir résulte du détournement de l’activité originelle. Dans ce sens, les sports de nature s’apparentent au voyage (Venayre, 2006) et constituent une forme unique du « miracle du chemin » (Simmel, 1988, p. 160). Ce miracle consiste à « coaguler le mouvement par une structure solide, qui sort de lui ». Cette structure solide, c’est le sens que l’homme donne à son déplacement. Le sens que l’homme donne aux sports de nature contribue à dissocier ces pratiques du travail scientifique dans lequel ils puisent leur origine. S’il est probable que les phénomènes touristiques et sportifs ont contribué à construire le sens que prennent les sports de nature, il est important d’observer qu’ils sont d’abord issus des mobilités déployées dans des terrains particuliers et d’une immersion dans l’environnement naturel.

Chapitre 3

Institutionnalisation : un réseau de clubs préoccupés

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