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Le gouvernement de Vichy et l’éducation générale et sportive

Les activités de plein air dans les politiques sportives

2. Le gouvernement de Vichy et l’éducation générale et sportive

apparaît clairement que la politique sportive de Léo Lagrange trouve un appui particulier dans les sports de nature tels qu’ils sont pratiqués sur un mode non compétitif, assortis à une activité touristique et liés à une curiosité intellectuelle. Les activités qui se sont développées dans les mouvements de jeunesse en sont les meilleurs exemples. Ainsi, Léo Lagrange semble avoir une pertinence particulière pour mettre en œuvre une politique sociale avantageuse. Peut-on dire que les sports de nature seraient davantage l’outil des gouvernements que l’on pourrait rattacher aux « mystiques de gauche » et qui s’opposeraient à ceux de droite, pour reprendre la nomenclature proposée par J. Gleyse, D. Jorand & C. Garcia (2001) ? L’évolution des politiques sportives sous Vichy est le meilleur moyen d’en tester la pertinence.

2. Le gouvernement de Vichy et l’éducation générale et sportive

Si les projets du Front populaire et du gouvernement de Vichy se rejoignent sur l’idée de redresser le pays, le contexte politique et les orientations idéologiques des deux gouvernements sont radicalement différents. Pourtant, l’historiographie a révélé certaines continuités entre les politiques sportives menées (Gay-Lescot, 1991). J.-P. Callède (2002) fait l’analogie avec la formule utilisée par P. Ory (1994) pour caractériser les politiques culturelles. Le Front populaire serait le temps de la « prise en compte » et Vichy, celui de la « prise en charge ». Conservons notre angle d’analyse centré sur les instruments de l’action publique pour appréhender les continuités et les clivages dans l’action du gouvernement de Vichy, vis-à-vis du gouvernement de Front populaire.

La défaite militaire et l’octroi au maréchal Pétain des pleins pouvoirs le 10 juillet 1940 créent une situation très particulière. Le mode de gouvernement est autoritaire et cette première caractéristique contraste avec le rôle incitatif que voulait endosser le Front populaire. Aussi, le gouvernement de Vichy engage, en premier lieu, un vaste programme de révolution nationale pour régénérer la race dont la déchéance est en partie attribuée à l’action – ou l’inaction – du Front populaire. Un programme d’éducation générale et sportive est défini pour la jeunesse française. Jean Borotra est en charge du Commissariat général à l’éducation générale et aux sports. Il est chargé de définir précisément ce programme et d’en assurer la mise en œuvre.

La personnalité de Jean Borotra joue évidemment un rôle important. Alors que Léo Lagrange avait une expérience chez les Éclaireurs de France, Jean Borotra est un compétiteur chevronné dans le monde du tennis. Il fait partie de l’équipe des « mousquetaires » qui remporte six coupes Davis entre 1927 et 1932. Très engagé dans le mouvement sportif, il est élu à la présidence du Tennis Club de Paris de 1930 à 1941. Après la Seconde Guerre mondiale, il sera élu à la tête de l’International Tennis Fédération en 1961 et nommé président d’honneur de la Fédération Française de Tennis. Ainsi, Jean Borotra est un fin connaisseur du mouvement sportif et un fervent partisan de sa mobilisation dans le cadre de l’action publique.

Il prend ses fonctions le 13 juillet 1940 et, le 20 décembre de la même année, il fait paraître la Charte des sports qui scelle l’union entre le mouvement sportif et l’État. Ce texte impose aux fédérations et aux clubs sportifs d’être agréés par l’État. Ce contrôle autoritaire vise à instrumentaliser les associations sportives au profit de l’action publique orchestrée par le gouvernement de Vichy. Grâce aux clubs, Jean Borotra

souhaite redresser moralement la jeunesse française. Plus encore, les clubs doivent constituer un continuum entre l’école et l’État (Terfous, 2010).

En 1940, le mouvement sportif se compose globalement des fédérations unisports, majoritairement issues de l’éclatement de l’Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques en 1920, de fédérations sportives affinitaires, proches du mouvement socialiste et communiste (Gounot, 1997 ; Bretin, 2005) ou confessionnelles (Munoz, 2003). Or, le paysage institutionnel des sports de nature est assez particulier.

Des fédérations sportives ont émergé dans les années 1920 (Tableau 3). La plupart de ces organisations sont orientées vers le pilotage d’engins motorisés, sur l’eau, la route ou dans l’air. Leur public se réduit donc à des personnes aisées, d’âge adulte ou presque. Seules restent les fédérations de cyclotourisme, de ski et de canoë-kayak. Autant dire que les sports de nature ne représentent pas un appui de taille pour le gouvernement de Vichy, comparés aux fédérations sportives de football (75 616 membres en 1939) ou d’athlétisme (17 067 membres en 1939). Ainsi, par la force des choses, Jean Borotra s’appuie davantage sur les sports que sur les activités qui s’organisent en pleine nature.

Tableau 3. Fédérations françaises de sports de nature créées avant la Seconde Guerre mondiale

Institution Date de création

Fédération française de motocyclisme 1913

Fédération française de motonautisme 1922

Fédération française cyclotourisme 1923

Fédération française de ski 1924

Fédération française tir à l'arc 1928

Fédération française aéronautique 1929

Fédération française canoë-kayak 1931

Néanmoins, existent également les premiers clubs historiques qui jouent parfois, en partie, le rôle de fédérations. Parmi eux, le Club Alpin Français, le Yacht-Club de France, l’Automobile Club de France ou encore le Spéléo-Club de France dont certains ont été présentés plus haut (chapitre 3). Leur spécificité est source de tensions et de contradictions. Peut-on les mobiliser au même titre que des fédérations sportives via la Charte des sports ? La spécificité des uns, et leur public résolument plus âgé que celui ciblé par le gouvernement pour son action éducative, permettent de répondre par la négative.

En revanche, le CAF, dont l’entreprise éducative a toujours été une priorité (Hoibian, 2009), est mobilisé. En son sein, de profondes questions identitaires émergent. Le gouvernement de Vichy tend à pousser le CAF vers une mutation qui le transformerait en une Fédération française de montagne. Or, certains membres du comité voient dans cette transformation une destruction pure et simple de l’association183. D’autres sont partisans d’une évolution du club pour satisfaire aux exigences du gouvernement bien relayées par Louis Neltner, porte-parole de l’alpinisme auprès de Jean Borotra et, comme ce dernier, ancien élève de l’école Polytechnique (Hoibian, 2001). Le Club

Alpin Français résiste en faisant valoir sa spécificité : « Il n’y a aucune raison d’être placé sur le même pied d’égalité que l’ensemble des associations sportives. L’alpinisme n’est pas un sport. Il se pratique dans l’isolement et le silence, sans galerie, et lorsque l’alpiniste atteint son but, ce n’est pas le muscle mais bien l’âme qui triomphe »184. Il résiste tant et si bien qu’une Fédération Française de Montagne est créée en 1942 pour prendre en charge les activités de montagne encore largement gérées par le CAF. La distinction entre les deux institutions se manifeste par la composition de son comité directeur qui rassemble les adeptes du Groupe de Haute Montagne qui étaient les partisans d’une transformation du CAF en fédération et qui fait une très maigre place aux dirigeants du CAF (Hoibian, 2001). En 1942, le remplacement de Jean Borotra par le colonel Joseph Pascot marque un durcissement sévère de la politique de Vichy (Gay-Lescot, 1991). À ce moment, les discussions s’engagent fermement pour contraindre le CAF à perdre son statut d’association nationale et affilier chaque section, transformée en club, au sein de la Fédération. En échange, les dirigeants du CAF auraient une place plus importante dans la direction de la structure. Mais les dirigeants du CAF trouvent un appui auprès du commissaire général au tourisme, Henry de Ségogne, qui reconnaît l’association que cherche à dissoudre le commissaire chargé des sports. En mettant en porte-à-faux les deux structures du gouvernement, le CAF maintient un statu quo jusqu’à la Libération (Hoibian, 2001). Cet épisode est très révélateur des problématiques et spécificités des sports de nature et de leur place ambiguë dans les politiques sportives. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les sports de nature ont une position très marginale dans le mouvement sportif. L’évolution de l’action publique, l’effort de l’État pour obtenir un monde sportif harmonisé et pour faciliter la collaboration entre le secteur public et les fédérations sportives, vont largement modifier la situation après la guerre, d’autant que le CAF ne sera pas la seule organisation à subir les pressions de Vichy.

Les sports de nature ont une place importante dans le dispositif du gouvernement de Vichy, même si ce dernier peine à mobiliser les acteurs existants. En effet, comme en attestent les programmes d’éducation générale et sportive définis en juin 1941, l’éducation physique s’appuie largement sur la méthode naturelle – sans faire référence explicitement à Georges Hébert – et sur l’usage des sports. Ainsi, le gouvernement de Vichy affiche explicitement sa croyance en l’intérêt spécifique de la confrontation à l’environnement naturel pour son action d’éducation. S’exposer aux éléments naturels est un moyen d’endurcissement.

Jean Borotra trouve, dans les mouvements de jeunesse, des soutiens à son action éducative par les sports de nature qui n’existent pas ou peu dans le mouvement sportif. Alors organisés sous formes de groupements distincts – d’une part, les laïques et, d’autre part, ceux liés à des obédiences religieuses – ils constituent néanmoins de fortes organisations par le nombre de leurs adeptes. Le gouvernement force un regroupement au sein d’une fédération, « Le scoutisme français », dont les statuts sont déposés seulement quatre jours après la publication de la Charte des Sports en décembre 1940. Dans ce cadre, le mouvement scout, à l’exception des Éclaireurs israélites de France qui sont dissous en 1941, reçoit des moyens importants pour mener à bien son action d’éducation. Fort de ces moyens, son action sur le terrain est plus importante et le scoutisme français devient le premier mouvement de jeunesse. En parallèle, la défaite voit naître des organisations paramilitaires qui remplacent le service militaire obligatoire. Parmi elles, la plus connue est celle qui a organisé les

chantiers de jeunesse mais il existe une organisation alternative : jeunesse et montagne. Les activités encadrées reprennent le principe des chantiers de jeunesse puisque les travaux d’intérêt général ont une place centrale. Ces travaux sont réalisés en milieu montagnard et permettent l’entretien des chemins, la rénovation de refuges, etc. Autour de ces pratiques, les jeunes appelés ont de multiples opportunités de s’initier et se perfectionner aux sports de montagne : ski, alpinisme, etc. Certains des alpinistes français les plus renommés ont fréquenté les centres de Jeunesse et montagne : Lionel Terray, Louis Lachenal, Gaston Rébuffat.

Ces organisations, aussi bien les chantiers de jeunesse que jeunesse et montagne, ont été interrogées sur leur positionnement vis-à-vis de l’occupant, et leur rôle éventuel dans la résistance (Pécout, 2007 ; Hoibian, 2002). Nous ne reviendrons pas sur ces conclusions et nous nous concentrerons sur leur rôle dans le développement des pratiques physiques de plein air. D’une part, il est important de signaler que près de 12 000 jeunes ont ainsi pu être initiés au ski, à l’alpinisme et aux sports de montagne en général. D’autre part, les cadres de Jeunesse et montagne ont, par la suite, largement irrigué les organisations de jeunesse ou de sports de montagne, à l’image de l’UNCM (chapitre 7).

Le gouvernement de Vichy marque nettement l’histoire du sport à plusieurs titres. Au niveau de la relation entre l’État et le mouvement sportif, il impose, à travers la Charte des sports, une instrumentalisation des fédérations qui perdure depuis lors, sous une forme moins autoritaire. La politique volontariste en faveur du sport et de l’éducation physique a également comme effet positif un engouement marqué pour le sport. Le nombre de licenciés croît de manière impressionnante pendant l’Occupation (Terret, 2007). Ce bilan aurait pu ne concerner que les sports et moins les activités de nature, compte tenu de leur faible présence dans le mouvement sportif tel qu’il s’est institutionnalisé depuis la fin du XIXe siècle. En réalité, les sports de nature sont autant touchés, sinon plus.

En premier lieu, parce qu’ils sont un moyen privilégié pour l’action d’éducation, comme ils l’étaient sous le Front Populaire. Aussi, quelles que soient les orientations politiques des gouvernements, mystiques de droite ou de gauche, les sports de nature semblent être des instruments de tous les combats. Il faut tout de même remarquer que le sport de compétition a eu un rôle plus important dans le programme de Vichy qu’il n’en avait sous le Front populaire. Aussi, grâce aux moyens mobilisés, la pratique des sports de nature a nécessairement fait des adeptes plus nombreux, comme les autres sports.

En second lieu, l’organisation des sports de nature a été fortement perturbée. Le gouvernement de Vichy a souhaité voir évoluer la situation pour que ces activités s’approprient le modèle des fédérations sportives, comme l’ont révélé les exemples du CAF et de la Fédération scoute. Cette étape est importante et conditionne la mise en place d’une relation avec l’État, telle qu’elle est définie par la Charte des sports. Il y a eu des résistances au changement mais le message est passé, si bien qu’à la Libération, de nombreux sports de nature s’organisent sous forme de fédérations sportives et s’inscrivent dans le mouvement sportif. Ce mouvement d’institutionnalisation s’inscrit pleinement dans le processus de sportivisation et interroge sur le maintien des spécificités des sports de nature ou, au contraire, leur évolution vers une activité sportive parmi toutes les autres.

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