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Le cas du canyoning

Renouvellement des sports de nature

3. Le cas du canyoning

globalité qui est remis en cause. Les anciens de l’UNF (Malesset, 1985) se souviennent de longues formations théoriques avant d’avoir pu enfin monter à bord d’une embarcation. La planche à voile, quant à elle, s’apprend facilement, entre amis. Elle s’achète à un prix bien inférieur à celui du moindre bateau et se transporte sur le toit de la voiture. Elle incarne la simplicité et la liberté des pratiques qui émergent à cette époque.

Pour autant, le côté pratique ne prive pas le véliplanchiste de sensations fortes, au contraire. La planche à voile offre des performances séduisantes et son perfectionnement permet même de passer un cap important dans l’histoire de la voile : lancer un engin à une vitesse supérieure à celle du vent. Bien entendu, ces performances donneront lieu à l’organisation de compétitions. Mais le succès de la planche à voile s’exprime par sa diffusion dans des strates de population beaucoup plus nombreuses que celles des yacht-clubs élitistes qui seuls existaient jusque-là. Si l’engin est plus cher qu’un ballon, il n’en demeure pas moins accessible aux classes moyennes qui représentent la majorité de la population active et qui sont entrées simultanément dans l’ère de la consommation (Baudrillard, 1970) et des loisirs (Dumazedier, 1962).

Chacune de ces activités – VTT, vol libre ou planche à voile – a sa propre histoire mais témoigne du même mouvement de fond. Des tendances fortes et des faits porteurs d’avenir se retrouvent en de nombreux points dans ces activités. Sur l’eau, sur terre ou dans l’air, elles témoignent d’une volonté de pratiquer une activité physique dans un milieu naturel. Pour profiter des sensations fortes que procurent ces activités, la mise au point d’un engin technologiquement adapté, c’est-à-dire permettant d’investir le milieu dans des conditions de sécurité satisfaisante et au prix d’un apprentissage rapide, est souvent une clef. C’est pourquoi les innovateurs, bricoleurs de génie ou industriels, et le relais de la fabrication en série, sont les gages d’une diffusion rapide de ces pratiques. L’innovation d’usage n’est pas toujours conditionnée par la technologie, et l’hybridation des activités est également source de créativité.

3. Le cas du canyoning

3.1 Un exemple d’hybridation des pratiques

La naissance du canyoning en France remonte, pour les pionniers, à la fin des années 1970. Il est intéressant d’identifier les premiers ouvrages qui traitent de l’activité. Il s’agit généralement de topoguides qui détaillent les itinéraires de canyons parcourus par leurs auteurs et/ou leurs connaissances. Les premiers titres révèlent l’initiative des spéléologues. Sous la plume de Pierre Minvielle, deux ouvrages sont publiés dans les années 1970 : À la découverte de la sierra de guara (1974) et Grottes et canyons (1978) Ce dernier paraît chez Denoël au sein d’une fameuse collection de topoguides d’alpinisme « Les cent plus belles courses ». Dans ces deux ouvrages, la descente de canyons a une place secondaire et l’activité, quoique pratiquée, n’a pas encore pris son autonomie : il s’agit encore de « spéléologie à ciel ouvert ».

Puis, dans les années 1980, les topoguides se multiplient dans les régions françaises dotées de sites de pratique. Les auteurs sont issus de pratiques variées : Bernard Gorgeon243 est guide de haute montagne, M. Douat et J.-F. Pernette244 sont spéléologues ; H. Ayasse245 est accompagnateur de moyenne montagne et il écrit avec F. Tessier, spéléologue et alpiniste. La liste pourrait s’allonger durablement mais cet échantillon de pionniers est déjà éloquent. Les différents professionnels et amateurs issus de la montagne, de la haute montagne ou de la spéléologie se croisent et même collaborent pour partager leur passion pour l’activité dans l’écriture d’un ouvrage. Le phénomène d’hybridation est en marche mais ne saurait se restreindre à l’intersection de deux communautés de pratiquants.

Une analyse technique de l’activité, même sommaire, révèle que les compétences indispensables à la pratique sont d’abord celles partagées par les uns et les autres : les techniques de corde en milieu vertical. En effet, le premier obstacle des canyons, qui nécessite un matériel approprié, est la cascade dont la hauteur peut varier de quelques mètres à plusieurs dizaines de mètres. Dès lors, celui qui maîtrise les techniques de rappel est apte à s’engager dans la pratique. Le matériel des spéléologues ou des montagnards peut être utilisé indifféremment et les photographies qui illustrent les premiers topoguides révèlent bien cette variété d’équipements. Par exemple (Figure 22), la photo de couverture de l’ouvrage sur les canyons du Vercors montre un pratiquant qui porte une combinaison en PVC utilisée en spéléologie à la place ou par dessus la combinaison néoprène caractéristique de l’activité.

Figure 22. Couverture du topoguide Canyons du Vercors et alentours (1997)

Chacun utilise les outils dont il dispose et dont il maîtrise l’usage. Puis les fabricants tentent d’innover pour proposer du matériel spécifique. L’évolution du matériel est particulièrement visible dans l’équipement du cuissard. Un modèle très courant de cuissard de spéléologie peut être équipé d’une protection en PVC qui permet de préserver les sangles et les combinaisons néoprènes des méfaits des toboggans, ludiques mais parfois rugueux, qui jalonnent les canyons. Cet accessoire offre une

243 Descente de canyon en Verdon, La Cadeno, éd. Lei Lagramusas, 1986.

polyvalence à l’équipement du spéléologue qui peut l’utiliser pour les deux activités en ajoutant ou ôtant cette protection en PVC. Qui plus est, étant une pièce d’usure, il peut la renouveler sans changer de cuissard. Le fabricant de ces produits propose ensuite un baudrier dédié à la pratique du canyoning, qui reprend sensiblement l’ergonomie du cuissard de spéléologie sur lequel est cousue la protection en PVC. De la même manière, toute une gamme de produits est dédiée à la pratique du canyoning, à partir d’ajustements du matériel existant. Ainsi, les sacs en PVC des spéléologues sont adaptés au milieu aquatique mais ils se remplissent d’eau, ce qui les rend lourds. Dès lors, l’ajout d’orifices pour évacuer l’eau, puis de grilles dans le fond et le côté du sac, permet la mise au point des sacs de canyoning. Le traditionnel « huit » utilisé par les montagnards pour freiner leur descente en rappel est remplacé par un modèle spécifique qui réduit les risques de laisser glisser le matériel dans l’eau lors de la manipulation des cordes. Les cordes statiques de spéléologie sont tout à fait adaptées au rappel mais ne sont pas toujours très visibles dans les embruns, du fait de leur couleur blanche, et elles se coincent parfois sous l’eau car elles coulent. Dès lors, les fabricants de cordes vont utiliser du polypropylène pour créer des cordes flottantes aux couleurs vives.

Tous ces ajustements ou innovations mineures permettent de développer un matériel mieux adapté aux contraintes de la pratique, mais l’identification des équipements originels sur lesquels ils se sont appuyés montre bien le phénomène d’hybridation qui fonctionne de la même façon que pour la pratique.

Le canyoning n’est pas seulement à la jonction de la spéléologie et de la montagne. Son caractère aquatique le rapproche du canoë-kayak. Or l’équipement indispensable pour le parcours en eau vive est la combinaison néoprène. Les premiers modèles opérationnels pour les activités nautiques apparaissent dans les années 1950, en Californie, et G. Beuchat commercialise en France des modèles de sa confection, prévus pour la plongée sous-marine, dès les années 1960. Là encore, l’équipement sera progressivement adapté à l’activité car le néoprène résiste mal à l’abrasion de la roche. Si ce problème ne préoccupe pas beaucoup les plongeurs, il est rédhibitoire dans les canyons. Du coup, des combinaisons spécifiques avec des renforts sur les zones de contact font leur apparition sur le marché. Les kayakistes prêteront également leur casque d’eau vive qui comporte des trous pour laisser s’écouler l’eau, avant que les casques de montagne ne reprennent plus systématiquement cette configuration.

3.2 Un développement (trop) rapide

Le canyoning a très vite plu aux médias qui ont contribué à lui donner l’image d’une activité ludique et attrayante, à travers les spots publicitaires ou l’émission Ushuaïa de N. Hulot. Cette image a stimulé une demande d’encadrement à laquelle les professionnels ont tenté de répondre. À partir de la fin des années 80, des sorties de canyoning ont été proposées par les professionnels pour répondre à une demande si importante qu’elle a vite dépassé le cadre des amateurs de sports de montagne. Le canyoning a rapidement constitué un véritable marché pour les éducateurs sportifs (Schut, 2005a). L’augmentation du nombre de professionnels et du nombre de sorties par professionnel a constitué une étape décisive dans la massification de l’activité.

Si les topoguides concernaient un public assez restreint, le développement de l’activité professionnelle a engagé le canyoning vers certains problèmes découlant directement de la surfréquentation des sites. Les accidents constituent un réel problème. Le canyoning est une activité relativement facile à pratiquer : il suffit de savoir descendre en rappel, marcher et nager. Mais, derrière cette apparente facilité se cachent des difficultés dues à un milieu très instable. Ainsi, l’augmentation du débit d’eau peut être très violente, or un canyon facile à l’étiage peut devenir infranchissable en crue. D’autre part, les crues entraînant arbres et rochers, peuvent modifier la morphologie des canyons et arracher les amarrages en place. À partir du moment où le milieu est potentiellement dangereux et où le nombre des canyonistes se multiplie, davantage d’accidents sont à craindre. D’un autre côté, les canyons n’ont pas toujours été des lieux méconnus. Des pêcheurs s’aventuraient déjà dans certaines portions de rivière. L’arrivée, voire l’invasion des canyonistes, ne les a pas laissés indifférents. Que ce soit à cause de leur présence ou de leur impact potentiel sur la faune halieutique, les pêcheurs sont ainsi entrés en conflit avec les canyonistes. Enfin, le développement des parcs naturels, des associations de protection de la nature et de la conscience écologique en général, ne constitue pas un atout pour le canyoning. Les défenseurs de l’environnement ont accusé les canyonneurs de souiller la nature alors que, paradoxalement, les pratiquants recherchaient, à travers cette activité, à renouer leur contact avec elle. Les canyons sont des milieux préservés et fragiles, le passage de centaines, voire de milliers de personnes est, potentiellement, préjudiciable.

* * * * *

Le foisonnement créatif de nouvelles pratiques ou formes de pratique dans les sports de nature, à cette époque, est tout à fait remarquable. De nombreuses recherches en ont rendu compte. Outre les travaux de Jallat, Jorand et Savre que nous avons pris en exemple, il est possible d’évoquer ceux de Loirand (1989) sur le parachutisme, de Corneloup (1993) et Aubel (2005) sur l’escalade libre et d’Al Azzawi (2009) sur le surf. À ces travaux sociologiques s’ajoutent les travaux historiques (Schut, 2007a ; Mascret, 2010) qui suivent l’évolution d’une pratique sur une plus longue durée. Les années 1960-1970 apparaissent comme une charnière dans la mesure où elles marquent souvent une nouvelle période, révélatrice de l’émergence de nouvelles formes de pratique. Le travail historique s’accompagne d’un effort de généalogie du phénomène. Il est fréquent que les phénomènes dont les manifestations sociales sont manifestes dans les années 1970, voire 1980, proviennent d’actions isolées, parfois multiples, de la part d’individus qui ne se côtoient pas, et qui remontent assez fréquemment jusqu’aux années 1950. Ce constat met à mal les périodisations bien pensantes qui voudraient que la rupture découle de la contestation de 1968. Comme souvent, les premières initiatives sont antérieures à l’événement, mais les profonds changements socio-culturels de la société, qui interviennent à la fin des années 1960, créent le sillon dans lequel germent ces initiatives. Et leur succès, plus ou moins tardif par rapport aux premières initiatives ou prototypes, s’enracine sur ces bases.

Dès lors, il est intéressant de retrouver les raisons de la croissance d’un phénomène. Il y a vraisemblablement une part importante jouée par les médias – notamment la télévision – qui sont friands des images, parfois exceptionnelles, tournées dans ces

Par ailleurs, les médias sont également présents lors des grands rendez-vous sportifs. Or les initiatives dans ce domaine sont nombreuses, à l’image des Jeux pyrénéens de l’aventure (Suchet, 2012) créés à des fins de communication en s’appuyant sur l’ensemble des sports de nature émergeants. Mais la mise en forme compétitive de ces activités pose certaines questions identitaires.

Chapitre 13

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