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Pour Jean-Claude Kaufmann (2011), trois pôles doivent être tenus en tension lors de la conduite d'un entretien : celui de l'empathie (1) ; celui de l'engagement mutuel (2) ; et celui de l'objectif même de la recherche (3). Dans l'exercice de l'entretien, j'ai essayé de maintenir ces trois pôles en tension. Par ce qui a été dit précédemment, j’ai décrit les résultats des deux premiers. Intéressons-nous maintenant aux résultats du troisième de ces pôles, soit l’analyse du contenu, l’interprétation des entretiens.

Lorsqu'un chercheur souhaite analyser des entretiens, différents modèles d'analyse s'offrent à lui. Il peut alors se saisir de logiciels informatiques qui permettent de retranscrire des entretiens et de les traiter dans le même temps. Le logiciel ALCESTE en est un exemple, dans la perspective d'une analyse statistique textuelle. Je n'ai pas eu recours à ce type d'analyse. Tout d'abord, j'ai préféré retranscrire moi-même les différents entretiens. Cela m'a permis, au travers d'une première écoute à la retranscription, de transcrire mes premières analyses « à chaud ». Par la suite, j'ai procédé à une analyse thématique des entretiens, en découpant chaque entretien en thèmes, faisant apparaître des sous-thèmes, des grands thèmes, consignés dans un seul et unique fichier. Cette méthode d'analyse m'a permis de voir en quoi les discours recueillis pouvaient être « […] multiples pour une même question, voire contradictoires, et structurés de façon non

aléatoire à différents niveaux de conscience » (Kaufmann, 2011 : 19) et ce, d'un entretien à

l'autre ou pour un même entretien. Ce qui m’a par ailleurs permis de joindre et d'opposer les pratiques et les points de vue des acteurs concernés, de distinguer ce qui relevait du discours de ce qui relevait du dialogue. Par ce procédé – ce fichier unique et thématique –, j'ai, au fil des entretiens, esquissé un plan de la présente recherche, articulé autour du paradigme du travail.

Dans un article paru en 2005, dans la revue Langage et Société, Josiane Boutet et Dominique Maingueneau tentent de mettre en perspective historique deux disciplines que sont la sociolinguistique et l’analyse du discours, notamment par la confrontation des apports mutuels de chacune de ces deux disciplines. C’est dans les années 1960 que dans différents contextes intellectuels, émergent des réflexions sur l'activité du langage autre que celles que se posait jusque-là la linguistique. D'un côté, s'est ouvert une réflexion relevant de l'analyse du discours où les questions sont somme toute tournées vers l'étude (textuelle) des discours et des conversations oscillant tantôt entre sciences du langage et anthropologie et dont les figures de proue sont celles

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de Michel Pêcheux ou encore de Mikhaïl Bakhtine. D'un autre côté, a émergé de manière dialectique avec l'analyse du discours une sociolinguistique, dont Dell Hymes a essayé peu à peu d’en définir les termes. Par conséquent, la sociolinguistique et l'analyse du discours se sont construites et se sont développées l'une et l'autre, dans les années 1960, au travers d'espaces de pratiques discursives et langagières investis par d'autres champs des sciences sociales et humaines, comme la science du langage ou encore l'anthropologie. Bien qu'intéressante et par ailleurs stimulante, je ne me place pas dans cette approche théorique concernant l'analyse des entretiens. Toutefois, je relève que : « La langue et ses contraintes représente le matériau

sémiotique collectif avec lequel chaque sujet doit "se débrouiller" pour exprimer son expérience singulière » (Boutet, 1994 : 214).

Dans « Autobiographies de militants ouvriers » (un article paru en 1979), Jean Peneff pose la question des conditions d'expression de la parole et des capacités différentielles à verbaliser sur soi, à travers l'étude d'autobiographies d'ouvriers. Bien que les entretiens menés ne recouvrent pas les mêmes propriétés que les autobiographies ou biographies, certaines liaisons utiles peuvent être faites que je tiens à souligner. Si, nous avons tous selon les capitaux sociaux et culturels que nous détenons des manières différentielles de se raconter103, il est tout à fait pertinent de les retenir dans l'analyse des entretiens. A travers l'observation et l'analyse des situations d'entretien qui ont été les points de départ à l'interprétation des entretiens, j'identifie différents statuts à la parole donnée, aux propos recueillis. Il y a les propos qui parlent de souvenirs (plus ou moins heureux), ceux qui sont nécessaires à dire pour témoigner, faire le point pour se recentrer et/ou demander de l'aide. Il y a aussi ceux qui montrent qu'on a fait des choses, qui donnent à se montrer. Il y a les propos qui permettent d'échanger, de partager ; d'autres encore, de militer. Dans tous les cas, ces propos visent cet exercice difficile qui est celui de se raconter, obligeant à la fois à expliquer et à s'expliquer (se représenter). C'est donc en observant et décrivant ce qui est dit, en distinguant ce qui est dit de ce qui n'est pas dit, en isolant les grandes constantes dans les récits et les développements plus longs, que je produis la présente recherche, car :

[…] les « schémas d’analyse », lesquels doivent, autant que faire se peut, émerger du corpus des « données empiriques » comme leur égalité interne, ne pas leur être imposés par des pratiques de forçage théorique. Ce principe d'émergence se combine avec un principe de construction (Cefaï, 2003 : 572).

Et c’est encore par cette manière d’analyser les entretiens que j’inscris l’ensemble de ma

103 Dans la Trame conjugale, Jean-Claude Kaufman définit ce qu’est un capital de manières. C’est à la fois des

idées et des techniques étroitement mêlées (1992 : 145). Dans le cas présent, ce capital agit dans la façon de se raconter.

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démarche scientifique dans une Grounded Theory (Glaser, Strauss, [1967] 2010)104.

Tout d’abord, j’ai effectué un codage ouvert sur l’ensemble des données recueillies par entretien. Il s’agissait d’établir des catégories informatives. Par la suite, j’ai procédé à un codage axial qui visait alors à interconnecter les catégories prédéfinies autour d’une catégorie centrale, qui a été celle du travail. Enfin, la dernière étape à consister en un codage sélectif qui m’a permis de construire un récit qui relie les catégories définies autour de la catégorie centrale du travail et aboutit au présent texte. J'ajouterai qu'à une analyse thématique des entretiens a succédé une forme d'analyse par entretien, en ce sens qu'elle a reposé sur la description de chaque singularité, attenante aux processus et modes d'organisation individuels. Par la compilation de fiches faites pour chaque entretien, et donc pour chaque personne interrogée, j'ai pu retirer la description de portraits singuliers, retranscrits dans le Guide de lecture biographique situé à la fin de ce chapitre.

Enfin, et il n'est nul besoin de revenir en détail sur l'ancien débat opposant l'etic à l'emic : L'emic est donc centré sur le recueil culturel de significations autochtones, liées au point de vue des acteurs, alors que l'etic repose sur des observations externes indépendantes des significations portées par les acteurs et relève d'une observation quasi éthologique des comportements humains (Olivier de Sardan, 1998 : 153).

De fait, j'aspire à donner et rendre à mes interprétations « […] leur malléabilité, […] leur capacité à se modifier, à s'amender, à se recomposer tout au long du processus de production des données, à tenir compte du feed-back de l'émique » (ibid., p. 164). La présente recherche oppose

alors et met en tension ces deux interprétations, mettant en avant une distinction entre les pensées construites (qui forment les représentations, non pensées comme telles car données comme appartenant au réel et sont « […] cette activité sociale inhérente à la vie en société qui consiste à se fabriquer une image, une représentation de ce qu'elle est » (Gotman, Blanchet,

2005 : 26)), des faits expériencés (qui forment les pratiques sociales, c'est-à-dire qu'il :

[…] appartient au sociologue […] de traduire perpétuellement les épreuves personnelles en enjeux collectifs, et de donner aux enjeux collectifs leur riche dimension humaine (Gotman, Blanchet, 2005 : 27-28 et d'après Mills, 1978, dans L'imagination sociologique).

C

e premier chapitre a visé la compréhension de ma méthodologie de recherche : la présentation des deux enquêtes de terrain a permis de situer la production des données qui vont être exploitées et ont été le moyen de découvrir « […] les cadres interprétatifs à travers lesquels

les individus perçoivent et lisent leur expérience » (Schwartz, 2011 : 339). L'enquête de terrain à

l'association « Autremonde », qui a duré trois ans, m'a permis de me mettre en relation avec des

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migrants « sans-papiers », majoritairement originaires de la vallée du fleuve Sénégal. Les séances hebdomadaires des ateliers de français, la tenue ponctuelle de sorties et de soirées, ont favorisé des « situations de paroles » et ont répondu à l'impératif de la mise en place d'entretiens compréhensifs, dans la mesure où j'ai pu m'entretenir régulièrement avec mes interlocuteurs dans des cadres plus ou moins formels et appréhender quelques-unes des caractéristiques sociales dont ils sont munis. C’est ainsi que :

Pour ma part, j'ai choisi au contraire de donner un statut épistémologique à ces situations de communication involontaire et non intentionnelle : c'est en revenant encore et encore sur elles que je constitue mon ethnographie (Favret, 2009 : 160).

Ces allers et retours m'ont par ailleurs rassurée dans cette position que j'occupais, soit sortir d'une « […] oscillation constante entre vol et don excessif [qui] interdit à la relation enquêteur/enquêtés d'atteindre cette équilibration par réciprocité qui caractérise le véritable échange » (Schwartz, 1990 : 51). Cette première enquête de terrain a été la base de la conduite

des entretiens. Quant à ma seconde enquête de terrain, à la permanence des « TSP » de l’UD- CGT de Paris, si elle m'a moins assurée d'un lien privilégié avec les personnes avec lesquelles je désirais m'entretenir (la fréquence de nos rencontres étant plus faible), cette enquête m'a amené à repenser, à refonder mon objet de recherche au travers de la figure du « Travailleur Sans- Papiers », découvrant de nouvelles caractéristiques sociales à la population étudiée, par le biais de la constitution de dossiers de demande de régularisation, d'accompagnements en préfecture, de discussions avec des employeurs/ses et de la participation à des réunions avec la SDAE à la Préfecture de Police de Paris. A mon sens, les deux enquêtes que j’ai menées sont particulièrement et nécessairement complémentaires, me permettant tantôt de sortir d’une certaine centralité du travail, tantôt de considérer les actions et volontés politiques sous-jacentes à mon objet d’étude.

C’est dans les contextes de ces deux enquêtes que j'ai conduit vingt-huit entretiens auprès de migrants « sans-papiers », desquels proviennent les principales données de ma recherche. Si pour ces entretiens, j'ai privilégié une conduite semi-directive et les ai inscrits dans la lignée d'entretiens compréhensifs, c'est parce que j'accorde dans l'analyse de ces entretiens une grande place aux « effets de contexte », aux différentes situations de communication dans lesquels je me suis engagée avec mes interlocuteurs. En ce qui concerne l'analyse proprement dite des entretiens, j'ai procédé par analyse thématique, afin d'appréhender dans sa globalité mon objet de recherche, à savoir l’emploi, le travail et les rapports au travail de migrants « sans-papiers ». Mais en définitive, parce qu'il faut aussi :

[…] souligner que, pour qui veut analyser les faits en tant que phénomènes de sens, ce qu'ils sont tous à de multiples niveaux, il faut mettre en question certains types de découpages artificiels, parce que trop étroitement commandés par les besoins d'analyse du chercheur, et saisir, c'est-à-dire,

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reconstruire, les ensembles significatifs dans lesquels ils s'insèrent (Schwartz, 2011 : 371),

J’ai également procédé à une analyse par entretien, retranscrite dans le Guide de lecture

biographique, présent à la fin de ce chapitre. Notons-le, cette analyse par entretien n’a aucune

vocation psychologisante105. Au contraire, elle se veut témoigner des sens, des justifications apportées dans les discours recueillis, dégager la logique de ces discours selon les différentes situations d’énonciation (Qui parle ? A qui ? Quels sont alors les qualités sociales que mettent

en avant chacun des interlocuteurs ?).

Parce que : « La mise à distance de son « moi », du « soi » est l'une des pré-conditions

mêmes du travail anthropologique [et sociologique, ajouterais-je] » (Godelier, in Ghasarian,

2002 : 193), j'ai choisi de repartir de l'axiome de Didier Fassin pour rendre compte de la réflexivité que j'engage dans ce travail de recherche. Il ne s’agit pas de mettre en scène une auto- psychanalyse de moi-même, débouchant sur une réflexivité « narcissique », mais bien de mettre à profit le texte et son écriture pour signifier les contextes de production des données et leur traitement, car « […] comme tout le monde les ethnographes créent du sens et choisissent des plans d’action à l’intérieur d’un champ des possibles » (Ghasarian, 1997 : 191). Je me situe

alors dans une démarche réflexive inhérente à une partie des sciences sociales : « […] comme méthode mais aussi et surtout comme processus et expérience partagée dans la recherche de production de « sens », pour l'ethnographe tout autant que pour les ethnographiés » (Rinaldy, 2014).

J'ai alors tenté de restituer la complexité des relations sociales en jeu dans les enquêtes de terrain et dans les entretiens, soit :

[…] lorsque nous examinons comment un individu participe à la vie sociale, il nous faut comprendre que, en un certain sens, il ne le fait pas en tant que personne globale, mais plutôt en fonction d'une qualité ou d'un statut particulier ; autrement dit, en fonction d'un moi particulier (Goffman, 1974 : 47).

105 Voir à ce sujet les travaux de Jean-Pierre Olivier de Sardan, 2000, « Le « je » méthodologique. Implication et

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Annexe 1

CGT Paris

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