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« Je suis venu à Paris comme le tout le monde qui vient [ici]. Voilà » [Karounga, Malien, 35 ans et

agent d’entretien dans le secteur du n nettoyage en CDI au moment de l’entretien]

De Claude Meillassoux (1975) à Catherine Quiminal (1991), nous arrivons à ce que nous dit Karounga qui, dans ses paroles, inscrit sa migration dans une communauté d'Africains (comme l’avait ailleurs fait Cilly) et rompt, de fait, avec les théories économiques néoclassiques fondées sur l'individu et sa rationalité. D'après Karounga, sa migration apparaît comme un phénomène ancré et structuré socialement. Aussi, il importe de comprendre comment peuvent encore s'achopper les migrations des hommes rencontrés avec la réalité économique et sociale de la France.

Comme cela a été dit, à la fin des années 1980, Douglas Massey et Felipe Garcia España (1987), ayant étudié les migrations de Mexicains vers les États-Unis dans les années 1970, proposent de relier la persistance de ces migrations à une perspective dynamique, éprouvée par la création et le maintien de réseaux migratoires, qui permettent à chaque migrant potentiel de réduire les coûts de sa migration, et donc de favoriser les départs vers les États-Unis. Bien que nous soyons loin du contexte des années 1970 et des années 1980, il n'empêche que si je considère que la migration des hommes rencontrés (et leur persistance) est fonction de la reproduction et production du groupe familial et social, cela ne saurait suffire et une analyse de ces migrations en terme de réseaux a alors permis de dépasser la dichotomie des facteurs économiques push and pull, et d'appréhender les migrations observées sous l'angle de « mobilités ». Considérons l'extrait suivant :

« Parce qu'il y a tellement de monde. Tous les jours y a des gens qui rentrent [en France]. Voilà. Et même s'ils [les autorités françaises] donnent le droit au séjour à tout le monde aujourd'hui, demain, il y en aura des autres. […] Pour moi, c'est tous les jours. [Il rit] » [Soundiata, Mauritanien, 27 ans

et commis de cuisine en CDI au moment de l’entretien].

Il serait curieux et pourtant heuristique de relater ces incessantes entrées de migrants sous

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l’angle du rite de passage. Et si Abdelmalek Sayad (1991) pouvait parler de faute originelle, qui était celle de l’émigration, fonction de ces deux premiers âges, combien d’âge aurions-nous aujourd’hui dépassés ? Dans les migrations observées, le départ en migration peut être identifié à un acte performatif et rend la migration effective en tant que rite de passage. Ici, la référence aux travaux d’Arnold Van Gennep, et plus particulièrement à son ouvrage Les rites de passage paru en 1909 (1981) pour la première édition, est intéressante. Suite aux recherches sur les rites d’Edward Burnett Tylor et de James Frazer, Van Gennep distingue une autre classe de rites, celle des rites de passage, qu’il conçoit d’après un schéma ternaire. Il s’agit de trois moments : un moment préliminaire (la séparation), un moment liminaire (c'est-à-dire « sur le seuil », l’entre- deux) et un moment post liminaire (l’agrégation). Ces trois moments peuvent se construire comme suit dans le cas des migrations étudiées : le moment préliminaire est constitutif du départ en migration. Le moment liminaire est celui de l’arrivée et de l’installation dans le nouveau pays (dans un nouvel état). Quant au moment post liminaire, il est celui de la réalisation du but de la migration, c’est-à-dire, l’inscription dans un emploi salarié et la régularisation administrative qui doit survenir. Et si ces trois moments se définissent aussi distinctement, c’est aussi parce que la migration en tant que rite de passage est ce moment qui permet de passer de l’enfance à l’âge adulte207 :

« Par exemple, quand j'étais au village, je n'ai rien à faire. Je travaille avec les vaches seulement. Mon frère, lui, il travaille ici [en France]. Il s'occupe de la maison, [il envoie] l'argent, tout le nécessaire. Bon maintenant, je suis venu ici aussi pour ça. C'est obligatoire que je travaille » [Souanding, Malien, 22 ans et sans emploi au moment de l’entretien].

La migration apparaît être ce rite initiatique, cet acte performatif qui fait passer de l’enfance à l’âge adulte (de l’agriculture à l’emploi salarié), qui permet aux hommes d'advenir par l'accumulation du numéraire via le travail trouvé en France, dans lequel se construit le rêve de tous, celui de construire des châteaux en Espagne :

« Par exemple, si toi tu vas au Mali, t'es une Malienne et tu ramènes de l'argent, tu construis un château, et t'as une voiture. […] Tu vois, avec 6 000 euros tu peux construire un petit château [au Mali] et voilà. Du coup, tout le monde a le rêve de venir là [en France]. […] Ouais par exemple, y a des gens qui sont en France, ils arrivent même pas à écrire leur nom. Ils viennent en France. Après six ou sept ans ou bien dix ans, ils partent en Afrique et ils construisent un château, ils ont leur voiture. Et toi, tu vas dire quoi ? C'est pas possible ! Moi aussi. Moi, je sais parler français mieux que lui, je sais écrire et lui il peut pas ? Moi, si je pars là-bas, je vais être mieux que lui.

207 D’une autre manière, on peut aussi considérer la migration comme cette ligne qui partage ceux qui sont partis en

migrations de ceux qui ne l’ont pas encore fait ou ne le feront jamais. A ce sujet, Pierre Bourdieu (1982), reprenant les travaux de A. Van Gennep, préfère parler de « rite d’institution » et s’attache alors, non pas au groupe que le rite sépare, mais à ceux qui ne pourront jamais faire ce rite étant totalement autre. Aussi, le rite consacre-t-il, institue-t-il la différence. Il assigne des propriétés de nature sociale (p. 59). Par conséquent, dans les cas des migrants, il peut être intéressant de consacrer cette ligne de partage que représente le départ en migration comme ce qui les fait aussi entrer dans un ordre d’altérité. Quelque part, leur départ en migration les institue comme migrants irréguliers et les dotent de nouvelles propriétés (voire qualités) sociales que l’Etat français, via son Administration, viendra apprécier (voir le chapitre 9).

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C'est ça que nous on pense. Alors là, si c'est le cas, il faut qu'on aille aussi [en France] » [Koly,

Malien, 31 ans et sans emploi au moment de l’entretien]

Analphabètes, travaillant de la terre, par la migration, ces hommes réussissent à se construire des châteaux, possèdent une voiture. Ainsi donc, de rite en aventure, d’aventure en rite, la migration est une étape dans la vie d’un homme : c’est elle qui l’établit en tant que tel. Et de rite en aventure, elle devient une norme, s’insinuant ci et là. Aussi, au-delà de l'acquisition de ressources monétaires nécessaires à l'obtention d'un statut social escompté au sein de la société d'origine, au-delà d'une dynamique collective familiale visant à la production et de reproduction du groupe, au-delà d'une inscription dans une communauté d'Africains migrant vers l'Europe, faut-il relever que la migration de la population étudiée finit par devenir, en essence, une norme sociale, dont la formalisation est émergente : on migre aussi, parce qu’en somme, on fait comme tout le monde208.

Globalement, la sociologie française définit la « norme » comme une manière de faire, d'être ou de penser socialement définie et sanctionnable. C'est alors que la sanction distingue la « norme » des « valeurs ». C'est aussi parce la « norme » suppose la possibilité de sanctions, qu'elle est « […] expression de pouvoir et d’inégalité ; pour autant [elle] constitu[e] aussi une

ressource que les acteurs sociaux tentent de mobiliser » (Robert et Bailleau, 2005 : 99). Dans le

cas présent, elle n'est pas institutionnalisée, ni explicitée. Nous la trouvons dans le registre de l'implicite, dans « […] la normativité des pratiques sociales [qui] s’actualise fréquemment de

façon « vague », c’est-à-dire à travers l’incorporation et non forcément la verbalisation »

(Rémy, 2005 : 103). La migration des hommes rencontrés est alors intériorisée pour devenir une pratique sociale connue et reconnue :

« Je gagnais bien ma vie au pays mais comme tout le monde parle de la France […] Même des ami.e.s, jusqu'à présent, ils me disent encore que c'est toujours les gens qui ne veulent pas les choses qui ont la chance de les avoir. C'est ce qu'ils me disent » [Soumaïla, Mauritanien, 27 ans,

cuisinier pour un hôpital en CDI et régularisé au titre du travail au moment de l’entretien].

Si dans son récit Soumaïla a évoqué son départ en migration sous la contrainte et sous la pression de son oncle, d'autres formes de pression lui ont été faites : celle de ses ami.e.s. Il est possible de lire son départ comme une réponse à des pratiques sociales explicitées mais dont le caractère normatif reste implicite, comme le montrent les propos de Koly :

« En ce temps-là, moi, j'avais pas l'intention d'être là [en France]. Je gardais le courage de continuer mes études. Mais arrivé à un certain niveau, je vois que je ne peux pas continuer mes études parce qu'il faut des financements, parce qu'il faut de l'argent. Du coup, j'ai arrêté mes études. Les ami.e.s avec qui j'avais été à l'école, eux, ils étaient là [en France]. Ils m'envoyaient des lettres, qui disaient : « Ah ouais, toi tu vis en Afrique. T'as dit tu continues tes études. C'est mort ! Nous, on est

208 Et n’est-ce pas ce que rapportait aussi Abdelmalek Sayad : « Si l'immigration est déjà en elle-même une rupture, une rupture initiale qui sera suivie de bien d'autres, elle a quand même fini par être « ordonnée », par se laisser imposer un « ordre » » (1991 : 119).

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là [en France] : on a tout nana ni nana na. » Et du coup ça m'a découragé un peu à chaque fois. […] Je me suis dit : « Ok. Comme mes ami.e.s sont partis en France, moi aussi je vais tout sacrifier pour que je puisse venir en Europe. » Et j'ai travaillé pendant des années pour gagner à peu près 6 000 euros pour venir là [en France] » [Koly, Malien, 31 ans et sans emploi au moment de

l’entretien].

La poursuite des études de Koly est compromise par un manque de financements ce qui a donc influé son choix de départ en migration. Mais ce choix a aussi été fortement influencé par les ami.e.s qui étaient en France, à l'époque. La migration a été ici mobilisée comme ressource pour entrer dans la norme, dont la réalisation prend les formes d'un rite initiatique par le sacrifice de soi, qu'évoque Koly.

« Faut donner de l'argent à tes parents. Bon donc quand je faisais du commerce au pays, la marchandise a commencé à descendre [il n'avait plus les moyens d'en acheter]. Je me suis dit alors que j'allais aller en France. Sinon, sans ça, même aujourd'hui, si je vais au Mali, je vais pas avoir de boulot. Ah oui, là-bas, c'est zigzag là-bas » [Seydou, Malien, 28 ans et sans emploi au moment de

l’entretien].

Dans ce que dit Seydou, il y a aussi une urgence à partir pour trouver du travail, qui là encore assurerait de devenir quelqu'un. L’aventure a alors trait à la masculinité, en est un de ses attributs. Et c'est autant pour cela que l'oncle de Soumaïla l'a envoyé en France trouvant qu'il ne se « fatiguait » pas assez dans le travail209. La migration permet à l'homme de devenir responsable, un chef de famille, un homme : elle est un rite et une norme.

En conséquence, si les premières études à caractère sociologique sur les mouvements migratoires de la vallée du fleuve Sénégal ont bien souvent eu pour objectif premier de : « […]

justifier l'un des aspects de la théorie de la « dépendance coloniale » » (Manchuelle, 2004 : 11),

les migrations de travail, et particulièrement celles d'Afrique noire, ont alors été pensées comme l'un des symptômes de l'exploitation du Tiers Monde. Mais le fait n'est pas aussi aisé et appréhender ces migrations dans une perspective historique est nécessaire : elles relèvent davantage de phénomènes de changements sociaux qui se sont développés sur une longue période (ibid., p. 16). La théorie dominante qui a prévalu jusqu'ici selon laquelle les migrations de travail résulteraient de carences économiques et de la violence coloniale est dépassée, car elle ne peut à elle seule expliquer les différents comportements migratoires des différents groupes

209 Si cela dépasse le cadre de l’objet de recherche et de la thèse ici défendue, il y a un parallèle intéressant à faire

avec ce que nous livre Olivier Schwartz dans son ouvrage paru en 1990 (2009), Le monde privé des ouvriers.

Hommes et Femmes du Nord. Dans cet ouvrage, Olivier Schwartz en vient à considérer le travail comme

constituant « […] un fondement essntiel des légitimités masculines » (p. 287), inscrit pour partie dans une permanence des du modèle de l’ouvrier traditionnel pour lequel le travail, sans reprendre un schème stakanoviste, doit montrer que l’on prêt à déployer ses forces sans compter (p. 290). J’y reviendrai quelque peu dans le chapitre 5 et dans la conclusion générale de la thèse.

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ethniques et entre ces mêmes groupes ethniques (Diarra, 1968). Et les migrations sahéliennes ne peuvent donc être uniquement considérées à partir d'un point de vue pré-colonial, qui introduirait dès lors un point de vue européocentré. Il est à faire une régionalisation de l'histoire et à prendre en compte les spécificités culturelles des groupes, plutôt que d'opposer des migrations pré- coloniales aux migrations coloniales, qui prendraient de nouvelles formes (Traoré, 1994), notamment afin de remettre en cause les déterminismes économiques et sociologiques sommaires ; les migrants sont les acteurs de leur propre histoire et non les victimes déracinées d'un sous-développement d'origine colonial (Manchuelle, 2004)210. Aussi, la vallée du fleuve Sénégal a-t-elle longtemps eu un important rôle commercial, notamment du fait de l'ethnie des Soninké (qu'il ne faut cependant pas surestimer), engagée dans des activités commerciales depuis des siècles dans l'ensemble de la région d'Afrique de l'ouest. De fait, région aux potentialités économiques importantes, la vallée du fleuve Sénégal a très tôt été une terre d'émigration et un lieu de brassage de populations (Traoré, 1994 : 62). Au XVème siècle, l'essor du commerce européen transforme les échanges de la région, particulièrement avec l'instauration de la traite négrière ; ainsi au XVIIIème siècle, le commerce français de la vallée du fleuve Sénégal repose essentiellement sur l'exportation d'esclaves (Manchuelle, 2004 : 69), aux côtés du commerce de la gomme arabique. Les Etats côtiers prennent alors le pas sur les Etats de l'intérieur. En parallèle, le développement du système des « navétanes » (travailleurs saisonniers dans les bassins arachidiers) accentuent les mouvements migratoires, ainsi que le rôle tenu par les « laptots », ces travailleurs africains employés sur les bateaux de la marine marchande et installant bientôt des ports un peu partout, comme à Marseille ou à Dakar (Bertoncello, Bredeloup, 1999). Dans cet ordre d'idées, la colonisation ne fait qu'intensifier les mouvements migratoires de la vallée du fleuve Sénégal, notamment du fait de la disparition du commerce de la gomme (qui fournissait du numéraire) et de l'imposition d'un impôt par les Français.

Ajoutons qu'il suffit d'observer les migrations intracontinentales pour comprendre que les migrations internationales de la région ne peuvent être comprises que par la combinaison de facteurs différents. On ne peut alors que constater que la colonisation a amplifié les phénomènes migratoires (et ne les a point produit) (Traoré, 1994). Les migrations des Sahéliens aujourd'hui n'ont pas pour seul fondement la période coloniale, mais sont également le résultat d'un procès long à travers l'histoire de la région et participent d'une fonction continue dans la reproduction des groupes.

En exemple, dans un article paru en 2009 dans la revue Politique africaine, Mahamet Timera visite une nouvelle catégorie de migrants qu’il appelle les « self-made-migrant » (p. 185).

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Le self-made-migrant est ici la figure spécifique de nouveaux parcours, où la migration est une entreprise individuelle, qui marque la rupture de liens sociaux : « Il s’agit parfois de populations

en position marginale (sans soutien et sans ressources) ou atomisées, au sein desquelles le projet migratoire s’élabore contre ou sans la famille » (ibid., p188). Ici, au-delà du rite et de la norme,

de l’aventure transformée en rite, il reste encore l’aventure dans ces « Nouveaux Mondes », explorant, créant et recréant (à l’infini) des imaginaires migratoires au travers les espaces parcourus, les nombreux moyens de télécommunications, et où demeure cette « innovation précaire » que je perçois chez certains211. Aussi, s’agit-il d’un registre de justifications de la migration dans lequel puisé. D’autant que l’interprétation des phénomènes migratoires sous l’angle d’une théorie de la dépendance coloniale, par effet contraire, entraîne une passivité du côté des acteurs concernés. Tout se passe comme si les migrants rencontrés n’avaient que peu de voix au chapitre. Aussi, et puisque c’est là ma démarche, je préfère faire appel aux Postcolonial

studies pour :

[…] leur potentiel d’une critique subversive est justement ce qui les arme le mieux pour explorer les conditions de possibilité des savoirs. Les postcolonial studies, en révélant leur faiblesse, forment un effet miroir riche d’enseignement sur les procédures de construction des catégories et sur les modalités de leur légitimation à l’œuvre dans tous les savoirs (Chivallon, 2007 : 38).

S

i dans la définition des situations migratoires observées, le travail est évoqué comme

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