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« Parce que partir – ou chercher à partir – relève du projet collectif, de la norme dominante, suscite des pratiques sociales multiformes, devient à la fois ardemment désiré et cruellement entravé, cette phase d’ébauche, d’esquisse de la migration, même – ou surtout – jamais aboutie, devient un objet sociologique à part entière et mérite une attention particulière » (Timera, 2009 : 38).

Le départ en migration répond d’une décision collective, tant sa participation à la reproduction sociale des groupes et de son ordre social la caractérise. En exemple, pour Catherine Quiminal (1991), dans le cas du Mali, la réforme agraire de l’ancien président Modiba Keita dans les années 1960, ayant pour projet de transférer l'organisation de la production agricole de la famille aux collectivités villageoises, s'est confrontée aux ordres hiérarchiques des communautés villageoises, maintenant alors leur système lignager. Cette réforme, nous dit C. Quiminal, a engendré des inégalités à l'instar de cet exemple qu'elle donne à la page 77, où puisque les conseils de village, auxquels présidaient des familles « riches », décidaient la quantité de mil à remettre à la coopérative, et ces conseils demandaient plus de mil à ceux dont les récoltes avaient été moins abondantes. Notant un renforcement de l'hostilité des familles à l'égard de l’État, C. Quiminal ajoute alors que les familles, ponctionnées par la communauté

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villageoise, ont opté pour une logique de subsistance. Mais dans cette incapacité à répondre à cette logique de subsistance, ces familles ont alors opté pour la logique des départs vers le salariat. Je retrouve cette logique dans les circonstances du départ en migration des personnes interrogées, mandatées pour certaines d'entre elles à partir, ici, pour la France :

« Bon mon père, il a décidé [que je parte] » [Wondié, Malien, 43 ans, agent d’entretien dans le

secteur du nettoyage en CDI et régularisé au titre du travail au moment de l’entretien]

« Et mon oncle il m'a payé le billet et le visa, comme lui il fait du commerce [sous-entendu que son oncle a de l'argent disponible]. Il m'a appelé un jour : « Bon Soumaïla, viens-là. Donne-moi ton passeport et je vais aller le déposer ». Je lui ai dit : « Qu'est-ce que tu veux faire avec mon passeport. Moi, j'ai pas de passeport ». Il m'a dit d'aller faire des photos et de faire mon passeport. [...] Ben du coup c'est lui qui m'a dit qu'il faut que je parte. [...] Après, […] je suis arrivé à la maison, et il m'a dit que bon voilà, mon passeport était venu, voilà le visa. Voilà. Qu'il s'était occupé du billet, et que, voilà, j'allais partir. » [Soumaïla, Mauritanien, 27 ans, cuisinier pour un

hôpital en CDI et régularisé au titre du travail au moment de l’entretien].

À travers ces deux extraits, nous voyons bien que la décision de partir ne revient pas seulement au migrant. Dans le cas de Soumaïla, cette décision est prise par d'autres que lui, ici son oncle maternel. Il est arrivé à peu près la même chose à Dramane : son père l'a envoyé en France parce qu'il voulait le voir lui aussi en Europe comme ses frères, se passant quelque peu de son accord. Certains des migrants rencontrés ont donc été comme mandatés. Parce que la migration est autant un mode de subsistance, qu'une assurance de la reproduction du groupe, en soi un investissement sur l'avenir, elle ne peut être, en ce sens, qu'affaire collective. Dans un article paru en 2008, Emmanuel Bouilly insiste sur les fonctions socio-économiques assignées à chacun, que la migration révèle, et qui sont largement déterminées par les relations de genre, et particulièrement les relations « mères / fils » (p. 20). E. Bouilly inscrit ces relations « mères / fils » dans les remous de la polygamie, polygamie qui font que les pères ont du mal à subvenir aux besoins de tout le monde : « C’est pourquoi les mères comptent beaucoup sur leurs fils et

leur inculquent tôt une éthique de la responsabilité qui leur enjoint de venir en aide à leur mère et à leurs cadets » (ibid., p. 20). Ce à quoi s'ajoute les rivalités entre coépouses. Ainsi : « Les mères tiennent d’ailleurs une place prépondérante dans les stratégies migratoires, la réussite du fils émigré devant assurer celle de la famille tout entière » (ibid., p. 16). Dans ce que j'ai observé,

j'ai pu constater que nombre de migrants évoquaient leur mère quant au choix de partir en migration. Non pas qu'elles les aient poussés au départ (mes données ne me permettent pas de l'avancer comme le fait E. Bouilly), mais parce qu'ils ont voulu les rendre fières en pourvoyant à leurs besoins : « Je suis venu ici pour chercher les ressources pour vivre bien, pour les enfants, pour ma mère » [Demba, Sénégalais, 41 ans et sans emploi au moment de l’entretien]152. C'est

152 J’'avancerai ici qu'il serait intéressant de mener une étude plus approfondie sur les déterminants de la migration

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aussi leur absence que ces hommes regrettent. Et il faut ajouter que si les mères acceptent, voire poussent, leurs fils à partir en migration, elles usent de certaines stratégies garantissant le retour de ces derniers. En effet, si la migration répond à des besoins de subsistance mais aussi à des besoins sociaux dont la construction d'un foyer, certaines mères s'assurent alors que ce foyer se construira bien au pays d'origine :

« Je peux faire des années [en France ou en Espagne] sans aller au pays. Si j'ai ma famille ici [en France], je ne vais pas aller après au pays. C'est ça qui inquiète trop ma mère. Elle dit que pour elle l'idéal c'est que je me marie ici [au pays] et pas que je me marie là-bas [en France], parce qu'elle se dit qu'elle va me voir de moins en moins. Quand elle m'a dit ça, je lui ai répondu qu'il y a certains de mes frères encore à ses côtés. Elle m'a répondu que non, chacun à son nom et qu'eux elle ne peut pas les appeler Djibril. […] Elle souffre trop de ça parce que ça fait presque plus d’un an qu'on ne s'est pas vus. » [Djibril, Sénégalais, 34 ans et sans emploi au moment de l’entretien].

La mère de Djibril lui a fait donc comprendre qu'elle souhaitait qu'il se marie au pays pour qu'elle puisse être sûre que quoiqu'il arrive il reviendra. D'autres mères encore proposent à leur fils des cousines restées au pays : des stratégies matrimoniales153 assurent elles aussi la reproduction du groupe, évitent qu'il ne s'émiette dans les temps et les espaces et ne s'ouvre sur le deuxième âge de l'émigration (algérienne) qu'Abdelmalek Sayad identifiait : « […] l'émigration devenant une entreprise individuelle dépouillée de son objectif initialement collectif » (1977 :

66).

À travers les décisions du départ, la migration se perçoit ici comme une entreprise collective et rompt quelque peu avec les théories économiques néoclassiques, selon lesquelles les migrants sont des individus rationnels et choisissent individuellement le temps de leur départ154. Plus formellement, la migration des hommes rencontrés, comme entreprise collective, converge vers certaines théories de la Nouvelle Économie de la Migration (NEM), comme portefeuille d'actions et comme réponse à une privation relative (Stark et Levhari, 1982).

Au-delà, si Emmanuel Bouilly (2008) raconte comment les mères poussent leurs fils au départ, et prennent sur elles les frais du départ grâce à des tontines et des protections mystiques, dans ce que j'ai pu observer, dans ce qui m'a été raconté, les mères, si elles apportent leur soutien

le montre Emmanuel Bouilly (2008), les configurations matrimoniales (dont la polygamie) pèsent sur les départs en migration, il serait particulièrement intéressant de rapporter ces configurations aux recompositions familiales en migration, elles-mêmes rapportées aux contraintes des lieux. Pour exemple, si les migrants rencontrés semblent plus attentifs à leur mère, qu'en est-il de leur père ? Celui-ci étant parfois encore en France à l'âge de sa retraite.

153 En exemple, Koly m'a raconté comment avant qu'il obtienne un titre de séjour il n'était pas considéré. Suite à

l'obtention de son titre de séjour, il s'est vu proposé des cousines en mariage. Des membres de sa parenté en France l'ont tout à coup pris en estime, rapportant auprès du père de Koly quelques éloges à son sujet.

154 Notons toutefois, qu'en certains points, cette entreprise collective rejoint pour partie la théorie de Michael Todaro

(1969). Selon cette théorie, l'individu choisit individuellement et rationnellement de migrer espérant un salaire plus élevé que ceux de sa région d'origine.

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moral (donne leur accord) à l'entreprise migratoire, ne semblent pas participer aux frais du départ, qui apparaît une affaire d'hommes. Nous avons vu que c’est l’oncle de Soumaïla (de

nationalité mauritanienne, 27 ans, cuisinier pour un hôpital en CDI et régularisé au titre du travail au moment de l’entretien), qui a payé pour lui le billet d'avion et le visa. Pour d'autres, il

arrive que ce soit le père ou les frères qui ont aidé au départ :

« C'est le frère qui est aux États-Unis [qui a payé le visa]. C'est lui qui a payé » [Doumbe, Malien,

37 ans, agent d’entretien dans le secteur de nettoyage en CDI et régularisé au titre du travail au moment de l’entretien].

« Parce que c'est mon frère qui était ici avec mon oncle qui m'a envoyé [l'argent de 1 000 euros pour payer le bateau] » [Komisouko, Mauritanie, 23 ans et sans emploi au moment de l’entretien].

Se dessine une carte des réseaux de parentèles des migrants rencontrés. Dans ce que j’ai pu relever, c'est parce qu'ils ont de la famille en migration qui perçoit un salaire, qu'ils ont pu migrer à leur tour : « Ouais, ça se passe comme ça [on s'aide pour le visa et le billet d'avion] » [Wondié, Malien, 43 ans, agent d’entretien dans le secteur du nettoyage en CDI et régularisé au

titre du travail au moment de l’entretien]. Soit que cette famille soit installée dans un autre pays,

soit que cette famille soit installée dans le pays de destination155. La migration apparaît être un choix collectif, un investissement sur l'avenir, inscrite dans des cercles sociaux (ceux de la famille et du village) qui favorisent l’émergence et le maintien de réseaux. Notons que je n'oppose pas de manière absolue le « réseau social » au « cercle social ». Pour Claire Bidart et al. (2011), le cercle social est « […] un ensemble de personnes, de liens, de « ressorts communs » et de normes mutuellement reconnus comme partagés » (p. 10). Les réseaux migratoires auxquels

je fais ici référence sont organisés comme tels. Seulement, ce qui étaient des cercles sociaux deviennent des réseaux dans la migration et prennent ainsi un caractère plus structurant et dynamique, voire coercitif.Le réseau étant ici pris au sens anglo-saxon, comme « […] l'ensemble des liens interpersonnels qui relient les migrants, les futurs migrants, et les non-migrants dans les espaces d'origines et de destination, à travers les liens de parenté, d'amitié, et une origine communautaire partagée » (Ma Mung et al., 1998 : 9).

Karounga et Demba ont aussi aidé certains frères à venir en France, à leur tour :

« Mon petit frère, qui est là, c'est moi qui l'ai amené l'année dernière. Je lui ai envoyé l'argent pour les billets et tout, et il est venu avec un visa » [Demba, Sénégalais, 41 ans et sans emploi au

moment de l’entretien].

« On est trois personnes [frères]. Chacun a cotisé. Y en a d'autres qui lui ont donné 500 euros, 600

155 A ce sujet, la lecture de l’article d’Hugo Bréant peut être intéressante, « Migrations et flux monétaires : quand

ceux qui restent financent celui qui part », in Autrepart, 2013/4, n° 67-68, pp. 31-52. Dans cet article, H. Bréant propose de voir les flux monétaires issus des migrations au-delà du seul axe Nord-Sud. Il met alors l’accent sur des flux monétaires provenant du Sud en direction du Nord dans les projets de départ et la migration des hommes.

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euros. Un autre lui a donné 1 000 euros. Mais moi, j'ai sorti 700 euros » [Karounga, Malien, 35 ans

et agent d’entretien dans le secteur du nettoyage en CDI au moment de l’entretien].

À l'instar de ce que proposent William J. Carrington, Enrica Detragaiche et Tara Vishwanath (1996), les réseaux de parentèles en migration aident à la diminution des coûts migratoires grâce aux migrants déjà présents sur le lieu de destination. Comme Karounga le rapporte ci-dessus, ils se sont cotisés avec ses frères pour en faire venir un autre. La migration des hommes rencontrés fait l’objet d’une prise en charge familiale, au sein de cercles sociaux qui se structurent dans le temps et dans l’espace en réseaux. En outre, elle peut aussi être perçue comme un phénomène qui s'auto-entretient dans la mesure où les extraits d'entretien cités permettent de mettre à jour une pratique de don / contre-don par le sentiment de fierté et d’honorabilité que procure l'aide proposée en retour, préfigurant là, un des buts de la migration (aider le groupe et montrer qu'on réussit par l'accumulation d'un pécule) et le remboursement d’une « dette » premièrement contractée156 :

« Parce qu'Issa, lui il est arrivé avant moi [en France]. C'est lui-même qui m'a amené ici [en France]. Moi aussi j'ai emmené mon frère. C'est ça » [Demba, Sénégalais, 41 ans et sans emploi au

moment de l’entretien]

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