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« [Mamadou] : Pourquoi tu me demandes tout ça ? [Moi] : Pour m'intéresser, pour savoir, pour comprendre.

[Mamadou] : Non, il ne faut pas dire les secrets comme ça. C'est pas bien […]. Parce qu'en plus je suis trop trop fatigué […]. Je me suis levé tôt ce matin pour une réunion [de famille : Mamadou a de la famille dans le département des Yvelines] […].

[Moi] : Mais non. Ça, je ne le ferai écouter à personne. C'est que pour moi. [Mamadou] : C'est sûr ?

[Moi] : Ah oui oui ! C'est sûr : c'est que pour moi. »

[Mamadou, Malien, 44 ans, employé dans un magasin de tapis et régularisé au titre de la « vie

privée et familiale » au moment de l’entretien]

Dès les premières minutes de l'entretien, Mamadou n’a pas compris ce que je lui voulais. Il est en France depuis le mois d'avril de l'année 2000 et prend des cours de français depuis cette date. Mais il éprouve toujours du mal à s'exprimer en français et à comprendre aussi, les consignes des exercices par exemple. Cela faisait deux ans que nous nous rencontrions aux ateliers d’« Autremonde », toutes les semaines. En atelier, Mamadou aimait me taquiner. Pour m'entretenir avec lui, j'ai procédé de la même manière qu'avec les autres. Je lui ai demandé si on pouvait se rencontrer dans la semaine en lui expliquant pourquoi. Puis je l'ai rappelé le jour- même pour confirmer. Et c'est là que nous ne nous sommes pas compris. Quand j'ai retrouvé Mamadou le jour de l'entretien, il m'a demandé où étaient les autres : il a cru que je lui proposais une sortie dans le cadre de l’association. Peu importe ce que je lui avais dit, j'étais bénévole à « Autremonde », et donc, par la force des choses, notre rencontre était une sortie de groupe. Cet extrait est caractéristique de la façon dont les personnes interrogées ont compris pourquoi je

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faisais un entretien avec elle. Si certaines d'entre elles ont pu se méprendre sur mes intentions et croire en un « rendez-vous galant », il reste que j'ai toujours expliqué par deux fois (au téléphone et avant le début de l'entretien) le pourquoi de la situation dans laquelle nous nous trouvions. En voici quelques exemples, d'après cette question que je posais à la fin des entretiens : Qu'est-ce

que tu as compris de ce que je faisais ici avec toi ?

« Ouais [il rit]. C’est pour savoir un peu plus de choses sur nous. Comment on vit, comment on arrive ici. Les difficultés que nous affrontons. Et voilà. » [Souleymane, Malien, 27 ans et commis

de cuisine en CDI au moment de l’entretien].

« Ah oui parce que tu m'as appelé bon faut que je vienne parce que je ne sais pas qu'est-ce qui se passe. » [Massiré, Malien, 28 ans et plongeur en CDI au moment de l’entretien].

« [Vers la fin de l'entretien] Mais c'est bon ou non ? [Moi : Comment ça c'est bon ? Ça enregistre

toujours]. Pour enregistrer, je crois que c'est bon, que ça suffit. » [Tiecoura, Mauritanien, 28 ans et employé de marché en CDI].

Ces trois extraits d'entretien montrent comment chacune des personnes a compris l'entretien. Massiré, (comme Mamadou dont j’ai parlé tout à l’heure), sont venus à ma rencontre parce que j'étais « leur » bénévole, au moment de l'entretien : ils étaient dans les ateliers que j’animais. Tiecoura a compris le sens de notre entretien mais il est devenu, au fur et à mesure de l'enregistrement, difficile pour lui de se raconter. Quant à Souleymane, comprenant ce que je voulais de lui, semble en avoir profité, à jouer de sa position, pour me dispenser un savoir sur les migrations des hommes d'Afrique de l'Ouest. Il s'est fait pédagogue et porte-parole. N'oublions pas non plus qu’au moment de l’entretien, Souleymane était devenu bénévole à « Autremonde ». En outre, j’ai pu à d’autres moments discuter avec Souleymane. Il est empreint de responsabilités et ne veut pas que ses « cadets » viennent à leur tour en France : il faut trouver une solution. S’il faut émigrer, il faut pouvoir revenir. Si son arrivée et son séjour en France sont une expérience riche qui puise dans la découverte d’un système et de règles du jeu social différents, il sait aussi qu’en venant ici cela veut dire tout recommencer à zéro. Souleymane sait aussi qu’il n’y aura pas de retour, du moins pour lui. Il m’a alors aussi parlé d’un regret de son « exil », de la présence dans son esprit, commun à tous, d’un « même souci irréparable », celui d’être parti et de ne pouvoir revenir.

Nous comprenons donc que chacune des personnes a compris l'entretien comme elle le voulait, selon son propre entendement, de la sorte que d'aucun me sollicitait dans les entretiens, voyait en moi une ressource (notamment de par mes qualités de personne ayant la nationalité française) prenait les entretiens pour une consultation concernant leurs droits. Ce fut le cas de Boubacar (de nationalité malienne, 25 ans, agent d’entretien et régularisé au titre du travail au

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manière d’Erving Goffman (1973), nous envisageons la vie quotidienne comme une scène de théâtre, où les individus sont des acteurs en permanente représentation à travers les différentes relations sociales qu’ils nouent, il faut comprendre que dans ce théâtre où se déroule l'entretien, il existe des « espaces de communication » (Althabe, 1990), dont il faut saisir :

[…] les modes par lesquels le sujet se produit et est produit en acteur social, ainsi pourra-t-on donner sens au degré d’implication, à la manière singulière dont chacun des sujets est acteur du jeu social particulier dont la cohérence et les règles ont été définies (p. 129).

Et c'est qu'il faut aussi tenir compte, à l'intérieur de ces « espaces de communication », de la confiance « accordée », qui préside aux relations, qui informe du statut de ce qui est dit :

« Parce que nous, si quelqu'un qui vient au foyer et qui pose des questions devant tout le monde, c'est de ça que les gens ont peur. Parce que nous on parle entre nous : y a un respect. Donc tu vas pas aller devant tout le monde pour que tout le monde écoute. Voilà, c'est de ça que les gens ont peur comme ça. Quand tu vas au foyer pour poser des questions, les gens ils disent rien. […] Parce que tu vois quelqu'un, il vient, tu crois qu'il est gentil mais tu sais pas. Il [Daouda, un des bénévoles de la permanence] m'a dit que toi tu étais gentille. Depuis là, j'ai confiance. L'autre jour il m'a dit que quand tu vas aider quelqu'un pour les papiers, il va trouver. La semaine dernière, tu m'as appelé. Voilà. C’est ça. Moi j'ai confiance en toi » [Demba, Sénégalais, 41 ans et sans emploi au

moment de l’entretien].

Certains « espaces de communication » ont été définis dans la situation d'entretien, construits par les différentes relations nouées, par les attentes des uns et des autres, par une étrange et « intimité extérieure ». Alors, tout ce qui vient d'être porté à l'attention, doit être gardé en mémoire car il s'agit là de comprendre d'où partent les analyses qui vont suivre, de saisir les différents statuts de la parole donnée102. Comme le dit Bernard Lahire : « […] [l]es entretiens […] donnent la possibilité aux acteurs d’élaborer des synthèses partielles, de mettre de l’ordre et de la cohérence là où il n’y en avait pas nécessairement » (2001 : 36).

Corrélativement : « […] [l]e présent a donc d’autant plus de poids dans l’explication des comportements, des pratiques ou des conduites, que les acteurs sont pluriels » (ibid., p. 87). Il

faut donc aussi voir les entretiens, les propos qui ont été recueillis comme autant de discours de soi, sur soi, du passé, du présent et du futur depuis le présent. Les chapitres suivants en offriront différents exemples. Et à suivre Lahire, « […] la situation d’enquête joue ainsi un rôle important dans la détermination de ce qui, dans l’ensemble des expériences passées, va être effectivement mobilisé » (ibid., p. 133), autant par la situation du présent que par les présentations et

représentations de chacun de nous.

La relation de confiance qui était établie entre mes interlocuteurs et moi nous a placé d’emblée dans un dispositif de déclenchement de l’expérience singulier. Et c’est cette relation de confiance (et de proximité) qui a servi de « […] filtre « décidant » du dicible et de l’indicible,

102 Jean-Claude Kauffman parle de « diversité des contenus », concevant le matériau recueilli, non comme une

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favorisant l’énoncé de certains événements mais constituant un puissant obstacle à l’évocation d’autres événements, etc. » (ibid., p. 135).

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