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Ce sont les deux circulaires Marcellin et Fontanet du ministère de l’Intérieur de 1972, limitant les (possibilités de) régularisations, qui ont donné jour à la figure du migrant irrégulier122. Puis, la suspension provisoire de l’introduction de travailleurs étrangers décidée en juillet 1974, contraignant désormais à l’irrégularité, pérennise la figure du migrant irrégulier, l’institutionnalise (Spire, 2005a : 245).

Parallèlement, par un autre glissement sémantique indu à la construction d’un espace de libre circulation (Schengen), émerge la figure du « clandestin ». Claude-Valentin Marie écrit : « Figure à géométrie variable du discours politique dominant, le « clandestin » a été selon les

exigences politiques du moment « facteur d’équilibre économique », « menace à l’ordre public », ou « symbole d’exploitation capitaliste » » (1988 : 92).

Aussi, s’agit-il d’une gestion socio-politique et socio-économique des images du « clandestin », qui montre formidablement bien que l’immigration remplie des fonctions économiques et sociales. Mais cette gestion du discours sur le « clandestin » est actuellement délaissée au profit d’un autre discours qui lie le « clandestin » à des activités criminelles.

Si dans la période précédente, trois figures relevaient du « clandestin », les différents mouvements protestataires (manifestations, occupations, grèves de la faim, etc.) qui eurent lieu en réaction à aux deux circulaires Marcellin et Fontanet de 1972, l’expression « sans-papiers » fait son entrée sur la scène politico-médiatique123. Reprise dans les mouvements sociaux postérieurs des années 1990 (tels les grèves de la faim et les occupations des églises Saint- Bernard et Saint-Ambroise en 1996), l’expression « sans-papiers » s’est maintenue dans le temps et renvoie, par les différentes mobilisations collectives :« […] davantage à l’abstraction d’une commune humanité, qu’à l’appartenance concrète à une machine économique dont les sans-

121 Certaines définitions distinguent migrants « irréguliers » et « clandestins ». Selon ces définitions, le migrant

« irrégulier » (soit, « sans-papiers ») s'est maintenu de manière irrégulière sur le territoire d'un État après l'expiration de son visa (de son autorisation de séjour). Le migrant clandestin serait alors celui qui s'est introduit de manière clandestine sur le territoire d'un État (et s'y maintient), sans autorisation de séjour (sans visa). Néanmoins, il y a une importante confusion quant à l'usage du terme clandestin ; en témoigne l'expression de travailleur clandestin, qui ne désigne que peu clairement de qui vient la fraude (de la situation administrative de la personne qui travaille ou de l'employeur qui ne déclare pas un de ses salariés ; ce dernier étant le plus souvent en situation régulière ?).

122 Bien que toutefois les étrangers soient soumis à la détention d’une carte de séjour depuis 1917, l’irrégularité du

séjour était à l’époque une étape plus qu’un statut et les frontières entre réguliers et irréguliers étaient poreuses dans la mesure où la régularité ne prévalait pas contre des expulsions et l’ONI avait pour principale tâche de régulariser toutes ces situations.

123 Pour Mahamet Timera, les mouvements de Sans-papiers de l'année 1996 ont été aussi l'expression d'une crise des

mécanismes de solidarité et de régulations internes des « communautés » africaines (in D. Fassin et al., 1997 : 105).

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papiers seraient un rouage, comme une grève permet de le manifester par son blocage » (Barron

et al., 2014 : 116). Et à Thierry Blin (2010) de dire qu’entre l’exploitation économique des immigrés clandestins dans les années 1970 et la portée au jour de populations de sans-papiers à qui on dénie une certaine humanité, dans les années 1990, il y a eu un changement de paradigme politique.

Cette expression concerne donc, à la fois, la condition juridique de l’étranger en situation irrégulière dans les motifs de la revendication et le discours politique ordinaire sur l’immigration « clandestine » voire « sauvage » (ibid., p. 116). Par conséquent, « Il existe […] une nuance

majeure entre définir un but à partir d'un constat d'injustice et produire un « cadre d'interprétation » » (Blin, 2008 : 243), qui en l’expression « sans-papiers » se confond et dépasse

le cadre de l’action collective. Bien que détachée de ces deux autres formes concurrentes (que sont l’étranger en situation irrégulière et le clandestin, Brun, 2004a), selon les contextes, l’expression du « sans-papiers » oscille entre désir annoncé de régularité et illégalité, faisant l'objet de divers processus d'objectivation et de subjectivation, de manifestation (revendication) et d’instrumentalisation. Elle articule désormais l’apparition d’une catégorie de population, sa dénomination militante et sa dénomination ordinaire (Barron et al., 2014 : 115). Enfin, le « sans- papiers » est potentiellement assimilable au « clandestin » dans son versant négatif, d’autant plus qu’il apparaît jouer avec les règles du droit. C’est là toute la question de sa légitimité (ou de son illégitimité, et non plus de sa légalité ou illégalité), soit comme le soulignent Didier Fassin et Dominique Memmi (2004), dans « Le gouvernement de la vie, mode d’emploi », parlant d’une sociologie de l’individu : « […] les modalités d'une relation à soi et aux autres dans un cadre

défini par des codes et des règlements, des normes et des valeurs, des rapports d'autorité et de légitimité, des interactions avec l’État et avec la loi » (p. 65).

A partir de ces réflexions, donc, sur la notion de légitimité et de celle des individus, les groupes et les classes qui les catégorisent, les définissent, les fractionnent, le « sans-papiers » apparaît le lieu d'un clivage au sein de la société d'accueil et dans l'entre-soi. Cette expression sert alors autant de référent civique et de référent de classe. Quant à l’usage de cette expression dans mes propres travaux, je citerai Howard S. Becker :

Si nous nommons ce que nous étudions à l'aide de mots que les personnes concernées utilisent déjà, nous acquérons, à travers ces mots, les attitudes et perspectives que ces mots impliquent. Dans la mesure où de nombreuses catégories interviennent dans tous les types possibles d'activité sociale, choisir des mots provenant de n'importe quel corpus de vocabulaire nous oblige par conséquent à nous conformer à l'une ou l'autre des perspectives déjà en usage chez l'un ou l'autre de ces groupes (2009 : 235).

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définition de l’intérieur du groupe (émic). Cependant, il ne doit être négligé que cette définition est aussi reprise à l’extérieur du groupe, d’un point de vue à la fois économique et politique. La jonction entre ces désignations interne et externe est particulièrement pertinente dans la mesure où elle éclaire des processus de fabrication de catégories de population. Sans identité sociale réelle, l’expression « sans-papiers » renvoie, cependant, à une sériation approchant les concepts d’identification, d’appartenance et d’image sociale (Avanza, Laferté, 2005) et possède, de surcroît, une existence publique (pour ne pas dire médiatique). Considérons alors avec Smaïn Laacher que :

La notion de Sans-papiers, est celle de la transition d'une condition juridique à une autre. Etre Sans- papiers n'est pas une substance ou une propriété, sorte de réalité permanente à jamais identique à elle-même, mais un accident lié à un changement d'environnement national ou à une modification d'une règle de droit (2009a : 20).

Dès lors, la figure du « sans-papiers » semble ne pouvoir se comprendre « […] que dans

un jeu de relations avec les identifications des autres individus avec lesquels il interagit »

(Giraud, in Zucker-Rouvillois et al. 2014 : 76). Il y a donc toute une question de légitimité juridique, politique, sociale et économique, comme nous allons le voir, à parler des « sans- papiers » et de leur emploi.

Si les circulaires Marcellin et Fontanet de 1972 ont eu pour conséquence : « […]

l’institutionnalisation d’une nouvelle catégorie administrative, celle du « clandestin » [se substituant à celle de l’« irrégulier »] […] désignant à la fois celui qui est marge de la loi et celui qui se livre à une activité cachée, dissimulée voire secrète » (Spire, 2005a : 245), à présent,

dans le cas du clandestin, il y a une faute originelle (et morale) qui ne saurait être réparée. En conséquence, et suivant Smaïn Laacher (2009a), il existe des différences structurelles entre le « sans-papiers » et le « clandestin », au-delà d’une condition juridique partagée. Dans cet ordre d'idées :

Le Sans-papiers a déjà une « place » et tente de la légaliser. Le clandestin ne cesse d'en chercher une et devient, à cause de sa mobilité contrainte et de son absence d'assignation territoriale, un danger pour l'équilibre écologique, politique, humain et culturel de nos sociétés (p. 23).

Nous voyons ici combien ces différences structurelles relèvent d'un équilibre fragile, d'une tension inhérente à la figure de l'étranger qui institue et intronise ces deux autres figures. Soulignons alors, et avec force : « […] la notion homogénéisante d'immigration clandestine [qui

concernerait donc le clandestin] n'implique pas, contrairement aux apparences, une uniformité des conditions d'accès et d'installation sur le territoire français » (ibid., p. 47)124.

124 Afin de se défaire de ces difficultés, l’idée de parler de « migration clandestinisée » et de « migrant clandestinisé

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Le suivi des personnes interrogées a révélé de multiples situations administrative et juridique. Sur les vingt-huit personnes interrogées, six personnes sont entrées sur le territoire européen sans autorisation de séjour. Ensuite, onze des personnes rencontrées peuvent être considérées comme « sans-papiers » (selon la date du 1er juin 2015), dix ont obtenu la régularisation de leur situation administrative après les entretiens (d'une carte « salarié » à une carte « vie privée et familiale »), trois avaient déjà un titre de séjour et quatre avaient des titres espagnols et italiens au moment des entretiens, et ce, toujours au 1er juin 2015. Parmi la population étudiée, il y a donc une partie qui est entrée sur le territoire français munie d'un visa, donc dans une régularité, et l’autre clandestinement. Par ailleurs, certains des migrants rencontrés sont aujourd’hui en situation régulière et d’autres non. Il semblerait donc que la population d'étude ne soit pas entièrement dépourvue de papiers français et ne peut être qu'après justification appelée « sans-papiers » ou « clandestins ». Si j'ai évoqué dans mon Guide de

lecture biographique la date arbitraire du 1er juin 2015, c'est parce qu'il me fallait arrêter une date concernant justement ces situations administrative et juridique car il n'est pas certain qu'une partie des personnes reste dans l'irrégularité, tandis que l'autre se maintiendrait dans la régularité. Comme nous le disent Didier Fassin et Alain Morice (2001) :

[…] premièrement, l’irrégularité n’est pas un état de l’individu étranger, mais le résultat de son interaction avec la société dite d’accueil et des variations de la tolérance légale et administrative à son égard ; deuxièmement, l’irrégularité n’est pas une réalité unique qui s’imposerait identiquement à tous les sans-papiers, mais une mosaïque de situations correspondant à des histoires variées et déterminant des expériences souvent très différentes (p. 281).

Ajouterons-nous, que l’irrégularité d'une situation est aussi le fruit de la fermeture des frontières. Seulement, les étrangers irréguliers (ou sans-papiers) sont pensés comme une catégorie homogène : ils sont assimilés au clandestin. De là, apparaît « […] la constitution de

deux groupes d'étrangers : les réguliers qu’il faut intégrer et les autres qu’il faut appréhender et reconduire » (Ferré, in D. Fassin et al., 1997 : 48). En somme, retenons qu'il y a une tension

véritable entre la légalité et l'illégalité du séjour125 (et de l’emploi, qui se travestissent en légitimité et illégitimité), qui déstabilise les notions de « sans-papiers » et de « clandestin »126.

qui conduisent à la clandestinité, comme invite à le faire Pauline Carnet (2011 : 26).

125 Comme le font Alain Morice et Swanie Potot (2010), il convient en effet de mettre entre guillemets l’expression

« migrant clandestin » afin d’éviter la confusion entre le statut de l’étranger et le droit du travail (soit, ne pas confondre illégalité de l’emploi et illégalité de séjour). En outre, et comme nous invite à le faire Mahamet Timera, il « […] faut méthodiquement dissocier tout autant immigration et travail clandestin qu’irrégularité et

travail au noir » (Timera, in Fassin et al. 1997 : 104).

126 Pour Laacher (2009a), il y a trois manières, d'après ses enquêtes, d'organiser et de gérer la tension entre le légal

et l'illégal : « La première expérience est celle du séjour irrégulier scandé par de brèves périodes de légalité. La

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Pour autant, y a-t-il lieu de parler de travailleurs migrants « sans-papiers »127 dans la thèse ici présentée ? Soit, faut-il prendre en compte une sériation du concept d’identité128 parlant de l’« identification », de l’« image sociale » et de l’« appartenance », pour comprendre et saisir les jeux qui se mettent en relation quand on parle de « sans-papiers » ? D’après Martina Avanza et Gilles Laferté (2005), l’« identification » implique un processus, qui permet d'identifier des catégories de populations. L’historien Gérard Noiriel recours à ce concept pour une sociologie de l'histoire de l’État, en concevant toutefois que l'identification n'est pas un monopole de l’État, d'autres institutions s'en servent. Il s'agirait là d'une identification extérieure sans aucune interaction. Pour ce qui est du concept d’« image sociale », pour Jean-Claude Chamboredon et Annie Méjean (2005), il concerne :

[…] la production sociale des discours, de symboles figurants les groupes et les territoires, une logique de la « publicité » – au sens de rendre public – voire de la politisation des groupes et des territoires. […] discours et représentations aux possibles limités, inscrits dans les registres d’entendement d’une époque (pp. 142-144).

Enfin, la notion d’« appartenance » renvoie au suivi des modes d'insertion des individus dans les différents groupes d'appartenance : il s’agit d'une autodéfinition de soi ou d'un travail d'appropriation des identifications et images diffusées au sein d'institutions sociales auxquelles l'individu participe, selon Nicolas Renahy à partir de son travail sur les jeunes ruraux. Sur quoi, il faut avoir à l'esprit que si ces trois notions permettent de dépasser les traditions constructiviste et réificatrice, bien souvent stériles, du concept d’« identité », c'est parce qu’il faut les articuler les unes aux autres (Avanza et Laferté, 2005). Le « sans-papiers », dans les divers sens qu'il recouvre, doit être saisi simultanément par des procès d'identification, d'image sociale et d'appartenance, car :

« [Et quand on dit « sans-papiers », qu'est-ce que ça t'évoque ?] Non mais moi déjà toujours on me dit sans-papiers. Moi, je dis toujours qu'on n'est pas des sans-papiers parce qu'on n'a pas de papiers français. On n'est pas sans-papiers. On a les papiers de notre pays c'est un papier donc pourquoi on nous traite comme des sans-papiers ? [...] C'est un mot que je n'aime pas » [Soumaïla, Mauritanien,

27 ans, cuisinier pour un hôpital en CDI et régularisé au titre du travail au moment de l’entretien].

Soumaïla réfute l’identification au sans-papiers, qui lui est imposée de l’extérieur, comme à défaut, en creux, par la négative. Pour autant, certains autres migrants rencontrés s’identifient au « sans-papiers », en tant qu’image sociale et/ou appartenance, notamment par les « maux » dont ils souffrent en cherchant un emploi en France :

« Ouais n'importe quel boulot. Si on peut trouver, comme nous on veut trouver l'argent. C'est obligé

troisième correspond à celle du séjour irrégulier continu » (p. 48).

127 Il faudrait préciser et ajouter sans-papiers français autorisant le séjour et le travail.

128 Afin d’échapper notamment à en faire un concept-valise, voir à ce sujet l'article de Roger Brubaker et de

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parce qu'on n'a pas de moyens [des papiers français] pour dire que non ce boulot comme ça je ne veux pas [...] » [Cilly, Malien, 24 ans et sans emploi au moment de l’entretien].

Soulignons alors avec Smaïn Laacher que :

L'absence de document juridiquement attesté (ne pas posséder de « papiers »), un fait reconnaissable et reconnu par tous comme tel, s'est transmuée par la lutte et la protestation collectives en une sorte de condition ontologique (« être » un Sans-papiers, ou n'être que cela d'une manière absolue, c'est-à-dire n'exister qu'en tant que Sans-papiers). Cette condition ontologique implique par définition une vision morale. Elle s'éloigne délibérément (en tant que discours construit) d’une vision et d'une pensée d’État qui définit le Sans-papiers comme un être transgressif qui ne se conforme pas à l'attitude naturelle, courante, normale qui devrait être la sienne : la présence d'un non-national dans une nation qui n'est pas la sienne est légitime à partir du moment – et seulement à partir de ce moment-là – où il a été invité, où la procédure d'accueil s'est déroulée selon les normes de la puissance invitante. Au fond, le Sans-papiers est celui qui, du point de vue de l’État, dépasse la limite, va au-delà d'un point (le droit, une frontière, l'espace national, etc.) au- delà duquel on ne doit pas aller. C'est exactement l'image inverse que tente de produire le discours du Sans-papiers (2009a : 17).

Il importe donc de penser la construction du « sans-papiers » en tant que représentations sociales d'un individu (qu'il a de lui et que les autres ont de lui et comme relevant d'expériences singulières et collectives), placée dans les interactions quotidiennes, et comme informative de la manière d'une société et de groupes d'être et de se penser. La jonction entre ces désignations interne et externe est particulièrement pertinente dans la mesure où elle éclaire des processus de fabrication de catégories de population. Ajoutons que François Brun (2006) distingue une approche juridique (exclusion et protection) du « sans-papiers » qui, en question de droit, est l’étranger en situation irrégulière, d’une approche sociologique (domination et flexibilité du marché du travail, p. 167).

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