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En évoquant les raisons migratoires des personnes interrogées, il est apparu que ces migrations se plaçaient, pour la plupart, dans ce que je pourrais nommer des « migrations généalogiques », constituant de multiples réseaux de parentèles, reprenant la définition anglo- saxonne du réseau qu’en a donné Emmanuel Ma Mung, et al. (1998). Aussi, dans ces réseaux, faut-il comprendre la généalogie comme un ensemble de liens de parenté en ligne horizontale et verticale.

Pour onze des vingt-huit personnes avec lesquelles je me suis entretenue, le père a migré en France, le plus souvent dans les années 1970. Ces expériences migratoires généalogiques varient cependant selon la durée du séjour des pères. Ainsi, du père de Siradji (de nationalité

malienne, 34 ans, employé de mairie en Seine-Saint-Denis et régularisé au titre du travail au moment de l’entretien), ouvrier spécialisé dans les usines Renault, au père de Kande (de nationalité sénégalaise, 32 ans et faisant des petits « boulots » au noir au moment de l’entretien)

employé de mairie, il y a aussi le père de Seydou (de nationalité malienne, 28 ans et sans emploi

au moment de l’entretien), resté seulement trois jours en France, frappé par la neige188. Nous faisons alors face à des expériences migratoires généalogiques inégales. Toutefois, à la figure du père peut s’ajouter, voire s'y substituer, celle de l'oncle maternel. C'est pourquoi, en acceptant certaines des règles qui régissent les sociétés patrilinéaires où l'oncle avunculaire peut faire figure de père et en acceptant également des sociétés avec une terminologie de parenté classificatoire qui nous conduit alors à nous intéresser tout autant à la figure de l'oncle paternel, la présence passée ou présente des ascendants semble pouvoir expliquer une condition sine qua

none des migrations observées :

« Si [mon père] était là [en France] avant, mais il est rentré [au pays]. […] Je pourrais dire qu'il est resté en France pendant 25 ans. […] Il est rentré au pays en 2010, le 20 octobre. […] Ah oui, eux [deux de ses oncles paternels et un de ses oncles maternel], ça fait longtemps qu'ils sont ici, depuis 1992 » [Djibril, Sénégalais, 34 ans et sans emploi au moment de l’entretien].

Ses ascendances fonctionnent comme autant de figures pionnières, ayant fait des émules parmi les générations suivantes : celles des frères, des cousins, et des amis du pays. Aux pères et aux oncles succèdent les parents d'une même génération. La grande majorité des personnes interrogées ont alors des frères de même père et mère et de même père, des cousin.e.s et des amis du pays en France : « On est tous de la même région, voilà [concernant certains de ses amis et ses cousins] » [Soundiata, Mauritanien, 27 ans et commis de cuisine en CDI au moment de

188 C’est en ces termes que Seydou m'a raconté le bref séjour de son père : « C'est à cause de la neige qu’il est rentré

là-bas [au Mali]. À cause de la neige seulement. Mon père est venu en décembre et bon il y avait la neige qui tombe. Il a dit que c'est pas la peine qu’il reste ici. Il est rentré au Mali. Il a fait même pas trois jours ici [en France] [Seydou rit] » [Seydou, Malien, 28 ans et sans emploi au moment de l’entretien].

existe-t-il encore une « noria » de travailleurs immigrés ?

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l’entretien]. Ensuite, dans nombre de cas observés, les grands frères semblent également jouer

cette figure de pionniers par rapport aux petits frères, venus en France plus tardivement : « Oui j’ai de la famille ici [en France]. Mon grand-frère, il est là avec sa femme. […] Ils ont des enfants. […] Oui, il est là depuis longtemps [arrivé vers la fin des années 1990]. [...] J’ai un autre grand frère qui est là lui aussi » [Sidi, Malien, 34 ans et laveur de vitres « à la sauvette » au

moment de l’entretien].

La conception anglo-saxonne du réseau fonctionne. Plus encore. Les réseaux migratoires ici décrits rejoignent la thèse de Douglas S. Massey et de Felipe Garcia España (1987) selon laquelle la dynamique et la persistance de certains flux migratoires trouvent leurs origines dans les réseaux migratoires établis entre les pays d'origine et les pays de destination ; notamment dans la mise en commun des moyens de la migration. Il y a dans cette thèse quelques concepts intéressants, sous-jacents à ce qui vient d'être dit, à mettre en tension : ceux de « réseaux et filières migratoires » et de « circulation migratoire ». Emmanuel Ma Mung et al. reprennent, dans l'article déjà cité, une définition de Thomas Faist (1997) :

Il est probable que les réseaux de la migration – un circuit régulier dans lequel les migrants conservent […] des contacts et retournent régulièrement chez eux – les transforment en une chaîne migratoire (1998 : 4)189.

Les réseaux et filières migratoires sont ainsi un support à la circulation de l'information et des moyens. Nombreux ont été les chercheurs qui ont analysé la fonction des réseaux migratoires en termes d’offres d'opportunités et d'instances d’adaptation et de sélection des migrants. Selon Isabelle Taboada-Leonetti, il y a une distinction à faire :

[…] entre les « réseaux primaires » (adaptation et sélection des migrants) et « réseaux volontaires stratégiques » qui sont construits par le groupe migrant au-delà de leur temps d’adaptation à la société d’accueil. Lorsqu’ils maîtrisent les réseaux de la société d’accueil, le choix de recourir à des réseaux de compatriotes est le plus souvent stratégique (cité, in Ma Mung et al., 1998 : 9).

Nous comprenons que la notion de « réseau » est intimement liée au concept de « circulation migratoire », qui selon Gildas Simon (2006), diffère de celui du concept plus général de migration, car :

Avec l’ensemble des travaux sur la circulation migratoire menés autour du laboratoire Migrinter à partir du milieu des années quatre-vingt, la réappropriation du concept de diaspora, la multiplication des travaux sur les réseaux sociaux transnationaux, il est clair qu’on ne peut plus penser dans les mêmes termes la question de la spatialité migratoire et circulatoire (2006 : 5).

Dans cette acception, la circulation migratoire : « […] fait référence à la mobilité

physique des hommes, avec leur itinéraire, leur moyen de transport et la pratique effective et affective de l'espace parcouru » (Ma Mung et al., 1998 : 5). C’est aussi l’acception de

Souanding, qui entre autres choses, est venu en France pour retrouver ses six frères : « Comme tu

189 Ma traduction : « It is likely that networks of circular migration - a regular circuit in which migrants retain [...] contacts and routinely return home - transform themselves into chain migration ».

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me demandes pourquoi je suis venu ici, je te dis qu'il y a une autre raison. C'est que ma famille elle est ici » [Souanding, Malien, 22 ans et sans emploi au moment de l’entretien]. Les

migrations observées sont affaires de réseaux de parentèles installés en migration, qui permettent aux uns et aux autres de partir à leur tour, approchant une « circulation migratoire ». La « noria » s'actualise en un sens, se reconfigure. Elle ne ramène pas de France, elle emmène en France différents membres de la parenté, tous venus au motif du travail190, habitant dans des Foyers de Travailleurs Migrants (FTM).

Les migrations venues d’Afrique noire dans les années 1960 et les Foyers de

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