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Le « Travailleur Sans-papiers », figure légitime de l’étranger ?

Partie 1. Ce que fait l’irrégularité du séjour au travail des migrants

« sans-papiers » rencontrés

« C’est donc en regard du mouvement d’ensemble de restructuration de l’appareil productif, de recomposition – quantitative et qualitative – des collectivités du travail qui y sont affectées et de redéfinition des normes du travail salarié, que doit être appréhendée l’évolution de l’emploi (légal et illégal) des étrangers »

(Claude-Valentin Marie, in Fassin et al., 1997 : 148)

Nul.le n’est censé.e ignorer la contribution des travailleurs étrangers à la modernisation de l’économie française, et ce au moins à deux dates clefs : durant la forte croissance des années 1960-1970 (1) ; durant la crise des années 1980-1990 (2)130. S’attacher à saisir l’emploi de migrants « sans-papiers », à en déterminer les structures, doit alors se comprendre dans ce prolongement. Par ailleurs, si c’est avec une certaine incrédulité que l’opération de régularisation du mois d’août 1981 a permis de renouveler le regard porté sur le phénomène du « travail illégal » à partir d’une appréhension plus juste (et plus fine) de l’emploi des étrangers sans titre de séjour, qu’en est-il aujourd’hui ? Quel est l’héritage porté ?

L’intitulé de la première partie de la thèse se veut à cet égard éclairant. A partir d’un constat fait sur le terrain (et que d’autres, bien sûr, ont fait avant moi) selon lequel les migrants « sans-papiers » travaillent et dans des formes d’emploi légales, et au-delà d’une interrogation sur la persistance de certaines formes d’emploi, le questionnement se doit tout autant de porter sur la légitimité desdites formes d’emploi et nous amener à saisir ce qui se joue à l’endroit de l’emploi des migrant.e.s « sans-papiers ». D’un phénomène ancien à sa récurrence qu’est l’emploi d’étranger/ères en situation régulière et irrégulière, n’y a-t-il pas autre chose qui relèverait plus de sa permanence, de sa pérennisation et donc, pour partie de sa légitimation quasi institutionnelle ? Rappelons à ce titre que si la période dite des « Trente Glorieuses » (1945- 1974) a permis la constitution de ce qu’on a pu appeler « la norme typique » de l'emploi qui prend la forme du Contrat à Durée Indéterminée à temps-plein, les dérégulations successives et déréglementations des marchés du travail, dues aux différentes crises économiques, demandant chaque fois plus de flexibilité aussi bien du côté de la production que du côté des travailleurs salariés, ont considérablement bouleversées le maintien et le contenu de cette norme typique. Conséquemment, l’emploi semble offrir de moins en moins de protections et apparaît comme constitutif d’un verrouillage du salariat131. Néolibéralisme et libre concurrence semblent dévoyer

130 Voir les travaux de Gérard Noiriel, et pour exemple : « […] l’immigration ouvrière massive a permis le « déblocage » grâce auquel l’industrie française s’est hissée aux premiers rangs mondiaux » (2001 : 73). 131 Sur cette question, il est intéressant de se reporter à l’ouvrage majeur de Yann Moulier-Boutang (1998).

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de plus en plus les formes d’emplois typiques et amènent la suppression de certaines protections sociales qu’offrait encore jusque-là l’emploi. C’est toute une remise en cause du progrès social en matière d’emploi et de travail qu’ont constituées les années 1980 et la fin des années 2000 en est comme sa précipitation (notamment avec la réforme du 14 juin 2013 en faveur d’un assouplissement du licenciement, ou encore le vote de la loi Macron promulguée et publiée au Journal Officiel le 7 août 2015 et les contestations qu’elle a généré, ou bien encore, plus récemment, les mobilisations collectives contre la loi travail El Khomri).

Le salariat français apparaît atomisé. Dans cette projection, je postule le fait que la reconstitution et la description des trajectoires professionnelles des migrants « sans-papiers » vont au-delà d’un exemple des profondes restructurations qu’a connu le monde du travail ces dernières années. Elles en sont le fondement, la mise en laboratoire de formes nouvelles de mises au travail (à ce sujet, je rejoins la thèse de Yann Moulier-Boutang, 1998). Nécessairement, la place qu’occupent les migrants rencontrés sur les marchés du travail n’est pas une aberration économique, comme le souligne François Brun (2004a). Elle participe de logiques économiques qui permettent le maintien (voire la création) de formes de mise au travail. C’est ici que la première partie de la thèse cherchera donc à reconstituer et à décrire les emplois et formes d’emploi occupés par les migrants rencontrés en vue de saisir ce qui se joue économiquement et structurellement quand on « met » des migrants « sans-papiers » au travail. Tout ceci sera fait par un examen attentif des différentes situations d’emploi observées. Autrement dit, il s’agira, que les questions ici posées (qui forment l’ossature de cette première partie) approchent celles :

[…] de la mise au travail : qui travaille dans telle branche, à tel poste (sexe, race, origine géographique, origine en termes de statut) ? Quel est le mode de domination qui a contraint un individu donné au travail : contrainte violente, symbolique, contrainte par la pauvreté, par la migration, pression familiale, libre calcul, désir de mobilité ? (Lautier, 1998 : 254).

J’apporterai alors des éléments de réponse à cette question générale : comment trouver du travail quand on est « sans-papiers » ? Partant, il conviendra de répondre à ces deux séries de questions. Premièrement, à partir du constat selon lequel, les migrants « sans-papiers » rencontrés travaillent (et dans des emplois déclarés) :

Quelles sont les modalités d'insertion – à savoir les manières dont l’insertion (en tant qu’action, et selon ce que formulent Alain Morice et Swanie Potot, 2010) se fait sur le marché du travail ? Quels en sont les moyens (en tant qu’outils) et les points d'accès (c’est-à-dire si nous visualisons le marché du travail comme un mécanisme dans lequel se trouvent des encoches sur certains rouages) ? Quels sont les emplois, les formes d’emplois et les postes occupés ? Et qu’en est-il de leur variété ? De leur récurrence ? Comment ces emplois et formes d’emplois caractérisent-ils les marchés du travail dans lesquels s’insèrent (et sont insérés) les « sans- papiers » ? Que dire alors de ces marchés du travail et de l’espace économique auquel ils

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renvoient ? En somme, qu’est-ce que tout cela révèle en termes de trajectoires (comme faisant référence à des formes de causalité forte d’une séquence à une autre, dans une approche continue du temps où la logique de construction renvoie aux formes de réajustement entre le statut et l’identité) et de parcours (c’est-à-dire moins balisé que la trajectoire et permettant de sortir d’une approche déterministe, de saisir des logiques plus complexes, et de définir comme centrale la réflexivité des individus – leur agency en tant que cette capacité d’adaptation aux situations et qui devient source de production de l’expérience et d’épreuve professionnels des sans-papiers ?132

Deuxièmement, à partir de la description et de l’examen des situations d’emploi des

migrants rencontrés :

Que dire du séjour irrégulier ? En quoi ce dernier donne-t-il un sens (ou détermine en grande partie) aux trajectoires et aux parcours professionnels suivis ? Comment rendre compte alors, et de manière plus structurelle, de l’emploi des « sans-papiers » ? Quels sont les mécanismes et logiques qui sous-tendent et structurent l'emploi des « sans-papiers » ? Comment les comprendre et les saisir, aussi bien dans leur inscription dans un marché du travail que dans les perceptions des migrants rencontrés, qui peuvent à cette fin ou non tenter de se construire une « carrière »133 ?

Afin de répondre aux questions qui nous occupent ici, et de dégager de premiers éléments de réponse (et de démonstration) à la thèse défendue, la première partie de la thèse se compose de quatre chapitres. Dans le chapitre 2, je passerai en revue les différentes justifications données par les migrants rencontrés quant à leur départ en migration. Autrement dit, il s’agira dans ce chapitre de considérer la ou les manières dont l’emploi (qui est l’objet de cette première partie) se constitue en puissant paramètre dans la définition des situations migratoires observées. Par ailleurs, ce sera aussi l’occasion de porter à la réflexion plus générale quelques éléments de compréhension quant aux jeux qui s’initient à l’épreuve des migrations de travail des hommes rencontrés. A cette fin, une attention sera portée aux conditions de la réalisation de la migration par les aides au départ procurées par les différents réseaux de parentèles. Dans le même temps, il s’agira de soulever la question d’une inscription historique et géographique des migrations

132 Ce qui n’est pas sans renvoyer à une certaine sociologie de l’expérience, où l’expérience est vue comme une

manière d’éprouver et comme une activité cognitive. L’expérience sociale y est alors une façon de construire le monde (Dubet, 1994 : 93). Ainsi, l’acteur n’est pas totalement socialisé et l’objet de la sociologie de l’expérience sociale est alors la subjectivité des acteurs, mue par un sentiment de liberté « […] manifesté par les individus,

non parce qu’il serait l’expression d’une « véritable liberté », mais parce qu’il témoigne de l’expérience elle- même, de la nécessité de gérer plusieurs logiques, de la perception de l’action comme épreuve et comme un « drame » ; bien sûr le sociologue lira dans cette « preuve » des « enjeux » et des problèmes sociaux » (p. 99). 133 Je reviendrai sur le concept de « carrière » dans la suite du texte.

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observées, soit de s’inscrire ou de se distancier d’un schème d’explication capitaliste, qui façonnerait certaines conduites.

Les deux chapitres suivants (soit les chapitres 3 et 4) aborderont la question de l’emploi et des formes d’emploi occupés par les migrants rencontrés. Plus spécifiquement, j’examinerai les différents modes d’accès aux marchés du travail et ces mêmes marchés du travail, ainsi que les secteurs d’activités et les postes occupés par la population étudiée. Dans le chapitre 4, je procèderai à une analyse détaillée des situations d’emploi observées, au travers des postes et des formes d’emplois occupés. Ces deux chapitres tenteront au moyen de ces descriptions et analyses d’articuler plus finement l’idée de formes domination aussi bien en termes structurels que contingentes au quotidien des migrants dont il est ici question.

Enfin, l’objet du dernier chapitre de cette première partie (soit le chapitre 5) pourra apparaître quelque peu marginal face à l’objet d’étude principal, puisqu’il y sera question d’aborder le logement des migrants rencontrés. Pour autant, il s’agit d’une entrée, que je ne veux pas originale mais problématique pour affirmer l’hypothèse selon laquelle les Foyers de Travailleurs Migrants (FTM) créent des communautés de travailleurs, qui, au final, vont venir relayer le « Travailleur Sans-Papiers », comme figure de l’étranger légitime par la construction d’une économie morale des papiers, puissant levier d’une gouvernementalité des conduites. Aussi, nous l’aurons compris, ce chapitre servira également de transition aux questions qui seront développées dans la deuxième partie de la thèse.

existe-t-il encore une « noria » de travailleurs immigrés ?

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