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A la migration, préexiste un besoin en argent. Besoin en argent éminemment dicté par le besoin de pouvoir subvenir aux besoins de la famille (élargie), car c'est un rôle dévolu à l'homme, comme l'a rapporté Koly :

« T'as des responsabilités. Par exemple, si ta famille ils n'ont pas le moyen, c'est à toi de prendre ta famille en charge, si t'es un homme. Ça ne revient pas aux femmes mais aux hommes : ils ont les

137 Contre cela, des voix s'élèvent dont celles de migrants qui m'ont dit ne pas vouloir que leurs petits frères suivent

le même chemin qu’eux. Dans un ouvrage paru en 1998, Christophe Daum expose comment dans les années 1990 se développe dans des villages d'Afrique de l'Ouest toute une rhétorique voulant combattre les départs en migration, départs qui ne favorisent pas le développement des villages, les vident de surcroît de leur jeunesse.

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responsabilités, dans leur tête. En Afrique ou dans mon pays c'est comme ça. C'est l'homme qui fait tout, ce n'est pas la femme. C'est l'homme qui a la responsabilité de la famille » [Koly, Malien, 31

ans et sans emploi au moment de l’entretien]

Koly est le deuxième enfant d'une fratrie de trois garçons, pour ce qui est des enfants de sa mère. Son petit frère est décédé en 2012. Son grand-frère vit au Mali et travaille dans une banque agricole dans un village, où il perçoit un salaire d'environ 150 euros, qui lui donne, selon Koly, une « bonne position ». Cela étant dit, cette « bonne position » ne semble pas permettre au grand frère de Koly de subvenir aux besoins de toute la famille, et Koly évoque cette responsabilité incombant à l'homme de pourvoir à tous les besoins. Boubacar (de nationalité

malienne, 25 ans, agent d’entretien dans le secteur du nettoyage en CDI et régularisé au titre du travail au moment de l'entretien) m'a rapporté à peu près en ces mêmes termes la raison de son

départ. Il m'a dit que comme il était l'aîné des garçons, c'était à lui de trouver des solutions pour aider la famille, donc de venir en France car, au pays il n'y a pas de travail. Il s'agit, aussi et en quelque sorte, d'une assurance sociale, d'une assurance vieillesse. Et c'est ce qu'a rapporté Djibril :

« Par exemple, si quelqu'un est malade dans ma famille, c'est nous [les émigrés qui assurons le paiement des soins]. […] parce qu'on travaille pour nous-mêmes [ils sont bien souvent cultivateurs], parce qu'on n'a rien à rapporter à l’État et donc l’État il ne nous donne pas [de sécurité sociale]. Il ne nous oblige pas non plus à payer les impôts, parce qu'il sait que ce qu'on gagne, on ne vit qu'avec ça » [Djibril, Sénégalais, 34 ans et sans

emploi au moment de l’entretien].

Dans cet extrait, nous comprenons que la vie au village ne se suffit plus à elle-même. Claude Meillassoux dans son ouvrage Femmes, greniers et capitaux, paru en 1975, a élaboré une théorie du système migratoire de certains pays d'Afrique, démontrant que c'est par l'interpénétration de logiques économiques capitalistes avec une économie domestique (notamment du fait aussi d'une faiblesse (relative) de l'économie de subsistance) que se sont intensifiés les flux migratoires vers la France. Ces flux migratoires sont alors devenus essentiels dans la reproduction sociale des groupes domestiques et du capitalisme, en même temps que ce dernier désintègre l'économie domestique pourtant nécessaire à sa reproduction138. C’est donc parce que les économies capitalistes enrégimentées dans des systèmes coloniaux et postcoloniaux ont demandé d’importants contingents en main-d’œuvre, que s’est déstructurée une partie des économies domestiques des pays anciennement colonisés (et avant eux, des

138 Il est intéressant d’établir une passerelle entre ce sujet et celui que traite Flore Gubert dans un article paru en

2008 dans la revue Politique africaine et intitulé « (In)cohérence des politiques migratoires et de codéveloppement françaises ». Dans cet article, F. Gubert traite de la question des transferts d’argent. Elle montre comment ces transferts ne sont pas transformés en capitaux ou en investissements productifs. Cette contradiction soulevée permet de rendre compte de la manière dont l’aide au développement ne vise plus à se substituer à la migration en la conditionnant à un retour au pays du migrant, ni dans sa région d’origine. Il faut alors envisager les relations entre migration et aide au développement en termes non plus de substitution mais de complémentarité.

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colonies). Causes et conséquences d’un capitalisme, d’abord industriel puis financier (au-delà ou en-deçà d’une mondialisation du monde), les migrations des hommes rencontrés deviennent essentielles à la reproduction des groupes sociaux, car elles permettent l’entrée des hommes dans ce qu’on est en droit d’appeler le « salariat moderne », amenant à terme l’accumulation d’un pécule nécessaire.

Ce sont aussi des causes climatiques qui provoquent les départs, sous-jacentes à la condition masculine :

« Sinon bon, dans ma famille, y a mon grand frère qui est ici. On est sept ou huit personnes, ouais. J'ai pas eu de problèmes là-bas [au Mali], mais quand même je me suis dit qu’il faut que je vienne [en France]. Je vais travailler. Parce que là-bas, y a que l'hivernage. Bon donc tu vas cultiver [pendant l’hivernage]. Y a pas de pluie, ça fait des années qu’il y a pas de pluie. C’est pas bon. C'est pour ça que je suis venu » [Siradji, Malien, 34 ans, employé de mairie en Seine-Saint-Denis

en CDI et régularisé au titre du travail au moment de l’entretien].

La migration des hommes est nécessaire à la reproduction de la société et devient un guide pour l'action, là où apparaît se fabriquer un habitus social et économique, entendu comme : « […] systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes […] » (Bourdieu, 1980a : 88)139.

Une autre raison, déjà sous-entendue, peut être citée et qui peut rapprocher la population d'étude de celle étudiée par Eric de Rosny dans son article « L'Afrique des migrations : les échappées de la jeunesse de Douala », paru en 2002 dans la revue Etudes. Dans cet article, Rosny écrit : « Par jeunes, il faut entendre ceux et celles qui n'ont pas encore de statut social,

par exemple les célibataires. Ainsi des personnes de trente ans se considèrent-elles comme tels »

(p. 623). Vingt-sept des vingt-huit personnes interrogées étaient célibataires au moment de leur départ en migration. Cette jeunesse, comme la qualifie Rosny, peut expliquer aussi en partie le départ en migration. Et c'est ce qu'il ressort de certaines justifications sur le départ en migration, telles celles de Sirakhata et de Demba :

« Bon, si j’ai un fils, je vais m'en occuper. Si y a la femme, je vais m'en occuper. Je vais faire mon truc quoi » [Sirakhata, Malien, 23 ans et sans emploi au moment de l’entretien].

« Après, je vais continuer à construire mon bâtiment [une maison], c'est pas encore fini. Donc, si tu viens ici [en France], c'est à cause de ça. À cause du bâtiment, de la nourriture, de ta femme, des enfants. Voilà » [Demba, Sénégalais, 41 ans et sans emploi au moment de l’entretien].

139 L’ « habitus » est une notion que Pierre Bourdieu reprend de Saint Thomas d’Aquin, qui la reprend lui-même

d’Aristote. Chez Aristote, l’hexis (que Saint Thomas d’Aquin traduit en habitus) représente les : « […] attitudes

et aptitudes corporelles […] incorporées au cours de l’éducation et qui fondent la capacité d’action actuelle des individus » (Jourdain, Naulin, 2011 : 33). Mais P. Bourdieu, reprenant à son compte l’habitus, donne une

définition plus large à cette notion qui doit lui permettre de dépasser certaines oppositions classiques en sociologie (notamment entre objectivisme et subjectivisme, holisme et individualisme, etc.).

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C'est aussi comme cela, mais en défaut, que me l'a indiqué Massiré (de nationalité

malienne, 28 ans et plongeur en CDI au moment de l’entretien). Massiré ne peut pas se marier

car il n'a pas d’argent. Ce fut aussi le cas de Dramane (de nationalité malienne, 32 ans, agent

d’entretien dans le secteur du nettoyage en CDD et détenteur d’une carte de séjour espagnole au moment de l'entretien). Dans les premiers temps de son séjour en France, Dramane avait envie de

se marier : il avait 32 ans. Cela pressait car il me disait qu'en Afrique, il fallait être marié à 35 ans ; le cas contraire n'étant pas « normal ». Dramane avait aussi envie d'une femme qu'il pourrait aimer et d'une femme qui l'aimerait. Mais pour l'instant, sa situation professionnelle ne lui permettait pas de rentrer au pays pour se marier. Il semblait ne pas avoir encore acquis le statut qu'il escomptait. Depuis, Dramane s'est marié à l'été 2014 avec la fille d’un de ses oncles140.

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