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Anne Gotman et Alain Blanchet (2005) énoncent une condition selon laquelle si les entretiens sont le mode de collecte principal des données, cela suppose que les hypothèses aient été constituées et coordonnées en modèles explicatifs (p. 46). Si j'avais préalablement formulé des hypothèses de recherche concernant mon objet d'étude (le travail de migrants « sans- papiers »), telle la suivante – l'intégration première des individus à une société passe par le marché du travail, le travail des migrants est donc autant le motif de leur migration que la justification de leur présence en France – je n'ai eu aucun modèle explicatif en tête dans les premiers entretiens. Lors de mes premiers entretiens, que je qualifierais d'exploratoires98 et au nombre de trois, je prospectais davantage pour les entretiens à venir et la définition de ma question de recherche : comment et pourquoi trouver un emploi quand on est sans-papiers ?

La première personne que j'ai interrogée est Souleymane, un Malien de 27 ans, commis de cuisine au moment de l’entretien, que j'ai connu par le projet FOS à « Autremonde », lorsque j’ai animé le module nettoyage, en avril 2011. J'ai également recroisé Souleymane à d'autres occasions, comme à la sortie à la mer de l'association en juin 2011. Par ailleurs, nous nous croisions parfois au métro Ménilmontant et échangions quelques mots, quelques brèves salutations. La relation que j'ai entretenu au départ avec lui et les premières informations que j'ai eu à son sujet ont déterminé mon choix. Au moment de l'entretien, je n’avais que quelques brèves informations sur lui mais je savais qu'il avait été à l'école jusqu'au niveau du lycée, qu'il s'exprimait très bien en français ; cela a calmé mes premières appréhensions.

98 Je rejoins sur ce point ce que dit Jean-Claude Kaufmann (2011) : « […] diminuez la phase exploratoire. Car le bonheur de découverte et des idées qui jaillissent dans la confrontation avec le terrain, le chercheur doit normalement pouvoir connaître de la même manière dans la plupart des autres phases de la recherche, du moins les premières : la phase exploratoire n'est pas fondamentalement différente de ce qui va suivre » (2011 : 38).

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Entretien avec Souleymane, au café Le Soleil – Ménilmontant 17H30 le 4 octobre 2012 Contexte de l'entretien :

→ Choix de l’interlocuteur :

Souleymane est mon premier entretien parce que je le connais, je sais qu’il est à l’aise en français et qu’il a fait des études. Du coup, je ressens moins de gênes dans mon cafouillage ou sur l’explication du pourquoi de mon étude et de cet entretien. J'ai une certaine mise en confiance aussi : c'est le début de mes entretiens. Toutefois, il est possible que j'ai été influencée dans l'expression mes questions par la connaissance que j’ai de lui : un ancien apprenant particulièrement loquace. Il fait une interview pour France info sur les cours de français. C’était une petite interview. Il me l’a fourni en mp3.

J'ai poursuivi mes entretiens exploratoires avec Sidi (de nationalité malienne, 34 ans et

laveur de vitres « à la sauvette » au moment de l’entretien), que je côtoie de temps à autre pour

lui donner quelques « cours d'informatique ». On se retrouve dans un café, j'amène mon ordinateur et il me demande ce qu'il ne comprend pas, sur Internet le plus souvent. J'ai aussi connu Sidi à la même session de formation du projet FOS en avril 2011. Plus tard, il a participé à quelques ateliers de français que j’ai animé. J'ai choisi Sidi, en deuxième temps, car je savais qu'il ne refuserait pas de s'entretenir avec moi. Enfin, j'ai fait mon troisième entretien exploratoire, où j'ai beaucoup plus testé ma capacité à discuter en terrain moins connu, avec Dramane (de nationalité malienne, 32 ans et en agent d’entretien en CDD au moment de

l’entretien) que j’ai rencontré en septembre 2012 via les ateliers de français que. J'ai profité qu'il

me propose d'aller boire un verre pour faire un entretien avec lui. Il a semblé n’avoir que peu de réticences à me parler de lui, de son départ de chez lui, de sa vie en Espagne à son arrivée en France.

Ces trois entretiens se sont succédé rapidement dans le temps : le 4 Octobre 2012, le 8 Octobre 2012 et le 10 Novembre 2012, respectivement. Ils m’ont permis de tester ma grille d'entretien, mes premières hypothèses d’analyse, d’affiner ma posture pour de futurs entretiens et de redéfinir ma question de recherche.

Dans cette thèse, ma méthodologie de conduite d’entretiens emprunte au modèle des entretiens compréhensifs. Il a donc été question d'articuler aussi finement que possible les données et les hypothèses de recherche, de formuler des hypothèses d'autant plus créatrices qu'elles sont enracinées dans les faits (Kaufmann, 2011 : 11). Il y a alors un parti pris pour une certaine intropathie, pour une formulation des hypothèses partant du « bas », récusant un certain méthodologisme, parce qu'il s'agit ici de comprendre et non de mesurer. Et c'est aussi parce que je connaissais depuis un certain temps les personnes interrogées (je tenais des informations sur elles, certaines suffisamment précises pour « orienter » un certain nombre de questions) et parce que je savais aussi que ces rencontres ne se limiteraient pas à l'entretien (nous nous sommes

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revus pour les uns, nous nous voyons encore pour les autres) que j'appréhende les entretiens conduits sous l'angle du compréhensif car :

[…] l'enquêteur s'engage activement dans les questions, pour provoquer l'engagement de l'enquêté. Lors de l'analyse de contenu, l'interprétation du matériau n'est pas évitée mais constitue au contraire l'élément décisif (ibid., p. 19).

Il s'agira donc bien de s'inscrire pour partie dans la tradition de l'induction analytique où le terrain est le point de départ de la problématisation de l'objet99, où le savoir commun et le savoir scientifique dialoguent (Kaufmann, 2011 : 22).

Pour construire ma première grille d'entretiens (celle-ci aura subi des modifications tout au long des entretiens qu’une démarche itérative impose (Gotman, Blanchet, 2005 : 62)), je suis partie de ma première hypothèse de recherche selon laquelle l'intégration première des migrants passe par le marché du travail, en forgeant une volonté certaine de subvenir à ses propres besoins et de répondre à l’objectif de la migration qui est la recherche et l'accès à l’emploi, au travail. Cette hypothèse, j'ai décidé de la tester par la question suivante : en quoi le marché du travail

permet-il de s’intégrer ? Ne faut-il pas mieux utiliser le substantif « Travail » ? Considère-t-on alors que l’intégration par le Travail est une intégration qui est celle de tout un chacun ? J'avais

dès lors deux objectifs de recherche : le premier visait à mettre en lumière les réseaux migratoires de la population ciblée afin de montrer comment ces (mises en) réseaux leur avaient permis de partir en migration, puis de s’insérer professionnellement. Quant au second objectif, il s’agissait de travailler à la mise en tension d'une différence épistémologique qu'il pouvait y avoir entre le « Travailleur Migrant » et le « migrant », à l'ordonnancement de ces « figures » de l’étranger, tout cela dans le but de comprendre comment et pourquoi les personnes rencontrées venaient en France chercher du travail et trouvaient un emploi.

Les entretiens ont été articulés autour de trois thématiques, portant à la compréhension des situations migratoires et professionnelles vécues, que sont le « parcours migratoire » (1), la « famille » (2) et le « travail » (3). Pour chacune des thématiques, j'ai rédigé un petit nombre de questions. En voici un aperçu pour ce qui est de la thématique « Parcours migratoire » :

PARCOURS MIGRATOIRE : Comment êtes-vous parti ?

Quel motif me donne-t-il ? Est-ce la ou les seules raisons ? Où voulait-il aller réellement ? Voulait-il partir ?

Comment êtes-vous venu en France ?

Connaissait-il des gens ici et/ou partis ailleurs ? La décision de partir lui revient-elle pleinement ? Ne rentre-t-il pas malgré lui dans un schéma « classique » ?

Est-ce la première fois, quand vous êtes venu en France que vous quittiez votre pays ?

99 Comme ça a été éminemment le cas à partir du moment où mon enquête à la permanence des « Travailleurs Sans-

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Est-ce là son « unique » projet migratoire ? A-t-il déjà été ailleurs en Afrique, en Europe, etc. ? Si oui, pourquoi n'y est-il pas resté ?

Ces questions n'ont jamais été posées de la manière dont elles ont été écrites : elles m'ont servi de guide-mémoire. Leur ordre ne m’a que peu importé. Ce que j'appelle grille d'entretien n'a en rien figé les entretiens que j'ai mené car aucun ordre thématique ou des questions n'a prévalu, d'autant que :

Supposer que la même question a le même sens pour des sujets sociaux séparés par les différences de culture associées aux appartenances de classe, c'est ignorer que les différents langages ne diffèrent pas seulement par l'étendue de leur lexique ou leur degré d'abstraction mais aussi par les thématiques et les problèmes qu'ils véhiculent (Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1968 : 63).

Je me suis alors laissé guider par ce que me disait mon interlocuteur, tantôt en rebondissant sur un fait dont je n'avais aucune connaissance, tantôt en revenant sur quelque chose qui m'avait échappé. Et c'est ainsi que des différents entretiens conduits, j’ai pu tirer des portraits singuliers, partant d'une grille commune à tous (voir le Guide de lecture biographique). C'est aussi dans le cadre contractuel de la situation de communication que la grille d'entretien a évolué, quand bien même elle s'est à certains moments enrichie, et à d'autres appauvrie, montrant par l'évolution des questions, les avancées significatives de la recherche (Barbot, 2003). À travers la narration des histoires, j'ai pu repérer ces trois modalités de présentation de soi : la mêmeté, la charité fraternelle, et l'irréductibilité, laissant alors à chacun « […] les moyens de

fonder sa propre rhétorique […] d’être son propre porte-parole vrai, de parler au lieu d’être parlé […] »100.

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