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consensus ou conflits ?

3. Mise en évidence de conflits de représentations à propos de concepts fondamentaux

Au-delà de la polysémie du mot environnement liée entre autre au clivages disciplinaires, l’analyse des entretiens montre qu’il existe de véritables conflits sur des concepts fondamentaux dans le domaine de l’environnement. Par exemple, la vision de la nature et de la place de l’homme par rapport à la nature peut s’avérer très différente d’une personne à une autre, selon les disciplines d’origine mais également au sein même d’une discipline, voire chez la même personne, selon le contexte de ses propos.

Par rapport à la définition de la nature, les personnes interrogées se scindent en deux groupes en fonction de la prise en compte ou non de l’homme dans ce qu’elles appellent la nature.

Nous allons dans un premier temps analyser le groupe qui considère une nature sans l’homme :

Na 11 (V) : je vois tout un ensemble d’écosystèmes, plutôt avec peu d’hommes ou sans hommes.

Eco 3 (V) : la nature c’est liée à un espace qui est vide de toute espèce humaine, avec une présence de faune et de flore. Mais l’espèce humaine, l’homme, n’est pas présente dans la nature. La nature, elle n’est pas partout, elle est dans des endroits à l’heure actuelle qui sont encore préservés dans une certaine mesure de l’urbanisation et de l’industrialisation. C’est un petit peu lié à ce qu’on essaie de retrouver : la forêt vierge, les espaces vierges. C’est vrai que j’associe nature et espace vierge. Je conçois très difficilement la liaison entre zone urbaine et zone naturelle. Tout à l’heure, je vous parlais du rôle du paysan, mais pour moi c’est une nature artificielle. Ce n’est pas la nature. La nature avec un grand N, c’est quelque chose de complètement naturelle.

Cet avis est partagé par un autre enseignant-chercheur qui précise par exemple qu’un champ ou une pelouse alpine ne sont pas des espaces naturels puisque l’homme intervient par ses activités agricoles ou pastorales :

Na 12 (V) : je ne prends pas un carré d’herbe, de champs ou même de pelouses alpines pour de la nature naturelle.

Ce dernier propos souligne une distinction entre une nature « naturelle » et une nature artificielle, qui n’est pas vraiment considérée comme de la nature. En effet, selon la personne suivante, la nature, c’est tout ce qui s’oppose à l’homme :

Na 10 (V) : la nature, c’est l’ensemble des êtres vivants et des phénomènes naturels, c’est à dire des phénomènes non dépendants de l’homme. Alors en fait, la nature n’est jamais définie par elle-même, elle est définie par rapport à l’homme puisqu’elle s’oppose à l’homme.

Dans cette vision de la nature, évoquée le plus souvent par les concepts de nature vierge, espace vierge, forêt vierge, l’homme est considéré comme un destructeur, et il importe donc de préserver des espaces intacts de toute activité humaine :

Na 5 (V) : la nature c’est pour moi la diversité des paysages, la diversité des climats, la biodiversité au niveau animal. Tout ça, ça s’est construit depuis des millions d’années, il y a eu une évolution qui s’est faite tout à fait naturellement. Maintenant avec l’arrivée de l’homme, c’est vrai qu’il y a eu des perturbations de cette nature, et sur des échelles qui sont beaucoup plus courtes au niveau du temps. On a provoqué des catastrophes. Mais il y a quand même beaucoup d’endroits qui sont restés intacts de tout impact humain. J’ai envie qu’on conserve une grande partie de l’environnement et qu’on comprenne mieux tout ce qui existe dans cette biodiversité.

La personne suivante explique que c’était la vision de l’écologie scientifique à une certaine époque :

Mu 1 (E) : si vous regardez les manuels d’écologie d’il y a trente ans, vous verrez qu’on parle de l’homme à la fin. Avant on traite des écosystèmes, des processus, des populations et à la fin, vous avez un chapitre où on se met à parler des interactions avec l’homme, souvent présenté comme un perturbateur des systèmes qu’on vient d’analyser dans leur pureté.

Pour le naturaliste suivant, étudier les organismes vivants, c’est d’une certaine manière l’occasion de retrouver une idée de nature vierge :

Na 10 (V) : si on fait un constat négatif de l’activité humaine sur la biosphère, ça peut être un refuge que d’étudier l’histoire des organismes vivants, parce qu’on s’occupe d’un monde où il n’y avait pas d’hommes et on a comme une impression de pureté.

Ces chercheurs estiment que la nature, c’est en quelque sorte tous ces espaces physiques intacts et sans trace d’activités humaines, regroupés sous la notion de nature vierge. A cette première vision s’oppose un autre point de vue qui détermine un conflit essentiel et caractéristique selon nous des questions de protection des milieux naturels. En effet, pour un autre groupe de personnes interrogées, la nature vierge n’existe plus depuis que l’homme est apparu sur la terre. La nature est liée aux hommes et il n’existe pas une partie de nature qui aujourd’hui n’ait pas été liée à l’histoire humaine :

Mu 2 (E) : la nature n’est plus jamais vierge. Ou si elle est quelque part non touchée, c’est parce que les difficultés d’occupation par l’homme sont telles que l’homme n’a pas occupé cet espace. Ou bien les hommes se sont mis d’accord pour ne pas l’occuper ou trop l’occuper. On voit ça avec l’Antarctique. Donc de toute façon, même si cet espace est très peu transformé par l’homme, c’est d’une certaine façon l’histoire humaine qui intervient pour expliquer pourquoi il est très peu transformé. Et à l’inverse des espaces qui peuvent paraître uniquement humains, n’intéressant que les historiens ou les sociologues, sont en fait plein de nature. C’est je crois toute l’importance de voir une nature dans la ville.

En opposition aux propos du naturaliste Na 12 qui estimait qu’un champ n’est pas un espace naturel, la personne suivante estime que même un jardin est un espace naturel. Donc non

seulement la nature est liée à l’homme mais elle existe même là où l’homme a largement modifié les milieux, comme dans un jardin, dans un talus le long de la voie de chemin de fer, dans la ville :

Mu 2 (E) : la nature, ce sont des processus et ce n’est pas un lieu. Il n’y a pas un lieu où on est dans la nature et un lieu où on n’y est pas. C’est tous les processus qui nous échappent.

Par exemple, il y a des processus naturels sur un talus de chemin de fer. Un jardin aussi est un exemple très significatif : un jardin, c’est la nature maîtrisée par l’homme mais en même temps, il y a beaucoup de choses dans un jardin qui nous échappent. D’abord le climat d’une certaine façon nous échappe. Et en même temps il y a toujours de mauvaises herbes (qui n’ont rien de spécialement mauvaises sinon qu’elles nous échappent), des oiseaux, des insectes.

Donc finalement, la nature n’est jamais totalement centrée sur l’homme, elle échappe toujours un peu à l’homme et elle n’est plus jamais totalement séparée de l’homme, elle est toujours un peu liée à son histoire.

Ethno 1 (V) : la nature, les natures, toutes les formes de nature m’émeuvent. Qu’il s’agisse de nature urbaine qui réapparaît à l’insu de l’homme dans les friches interstitielles, ou que ce soit la nature extraordinairement marquée par l’emprise historique de l’homme, comme dans une campagne relativement bien contrôlée, que ce soient les espaces de nature où on laisse une place aux dynamiques spontanées plus importantes, de toute façon tout me convient dans la différence de chaque type de milieu et de contexte.

Pour les ethnobiologistes, non seulement l’homme est associé à la nature, mais il fait partie de la définition même de nature :

Ethno 5 (V) : quand on me parle de nature, je dis oui, mais c’est la nature de quelle culture ? Je ne peux pas dissocier les deux. (...) Il me paraît complètement inconcevable quand on parle de nature, de ne pas immédiatement associer à cette approche naturaliste, une approche anthropologique. Il me semble absolument impossible de dissocier les sociétés de leur nature, de même qu’il me paraît impossible de dissocier les natures des sociétés qui les utilisent ou avec lesquelles elles voisinent. (...) Et vous voyez que j’utilise volontairement le mot « les natures » parce qu’il me semble qu’à chaque société correspond une nature. Pour moi la nature, c’est tout sauf quelque chose d’indépendant des cultures.

Dans cette perspective, chaque société humaine définit, construit une nature spécifique. Nous sommes donc loin de l’idée de nature vierge exprimée précédemment. En reprenant l’exemple de la forêt, certaines personnes interrogées démontrent la fausseté de cette vision :

Ethno 4 (V) : je dirais que mon travail en Afrique avec des écologistes, avec des archéologues montrent que la vision qu’on a d’une nature sans hommes est une vision fausse, même dans les zones les plus emblématiques de l’image que l’on peut avoir de la nature, en l’occurrence la forêt équatoriale, pour laquelle on a toujours dit la forêt vierge. Elle n’est pas vierge, elle ne l’est plus depuis des millénaires. Et partout, où on regarde autour de nous, on trouve des traces d’hommes. Donc les hommes ont vécu dans la nature, l’ont modifié, même à des endroits où on s’en rend plus compte.

Ethno 5 (V) : pour moi il n’y a pas de forêt vierge. Ca c’est très intéressant ce concept de forêt vierge, le mot est apparu dans le Larousse du XIXème siècle, au moment où on commençait, du moins en ce qui concerne l’Afrique, des explorations qui ont préparé l’invasion coloniale. Et donc, il était important de trouver des espaces vierges, des espaces

qui n’appartiennent à personne. Puis ce mot a été utilisé dans tous les textes qui décrivaient ces régions que les militaires exploraient. Mais quand on reprend les descriptions, très souvent ce qu’ils ont décrit, c’était par exemple des jardins, des systèmes agro-forestiers, ou c’était encore des forêts aménagées. La notion de virginité en ce qui concerne les forêts ne tient pas la route. C’est quelque chose qui actuellement n’existe plus. Il y a peut être eu il y a quelques siècles des forêts vierges, mais en tout cas il est certain que maintenant il n’y en a plus.

La personne suivante estime donc que c’est dans la dialectique natures-cultures qu’il faut définir la nature, parlant ainsi de nature hybride et de nature anthropocisée :

Ethno 1 (V) : l’homme, dans son rapport changeant, d’emprise et de déprise, façonne la nature dans la durée, ce qui fait d’ailleurs de cette nature fortement anthropocisée un extraordinaire chantier d’observation pour comprendre les rapports historiques des sociétés à la nature. (...) On parle beaucoup d’hybridations de nature, avec cette impossibilité de penser la nature en dehors de l’activité humaine parce que, avec ces phénomènes de pollution généralisée par exemple, la nature est anthropique partout, elle n’est jamais complètement extérieure aux phénomènes de société. Vraiment, c’est dans la dialectique du naturel et du culturel qu’il faut penser la nature.

Il est intéressant de souligner que certains naturalistes s’inscrivent dans cette vision, où revient souvent l’idée que l’homme produit de la nature, agit sur la nature et que donc l’idée de nature vierge n’est pas valable pour définir ce qu’est la nature :

Na 9 (V) : ma vision de la nature, c’est une vision qui est absolument liée à l’homme, il ne peut pas y avoir actuellement d’interprétation de la nature sans l’homme. L’homme agit en permanence sur la nature. Et il n’y a qu’à voir le résultat de la dernière tempête de décembre : les gens sont absolument atterrés que la tempête ait provoqué la destruction des forêts, mais les forêts qu’on a en France ne sont pas des forêts naturelles, ce sont des forêts qui ont été plantées. La forêt des Landes est une forêt entièrement artificielle, qui a été construite au XIXème siècle. En fait, la nature en France, Europe occidentale, est une nature qui est façonnée par l’homme, sur laquelle l’homme intervient en permanence. Je crois que c’est absolument impossible de parler de nature sans parler de l’homme à l’heure actuelle.

Par exemple, la Méditerranée est un lieu peuplé depuis très longtemps, un lieu qui a subi l’influence de l’homme depuis très longtemps : il l’a modulée, il a emporté des espèces, il a provoqué l’extinction d’autres espèces, il a façonné des paysages, donc en fait, c’est un produit quasiment artificiel.

Na 8 (V) : la nature existe t-elle encore ? Est ce qu’on peut parler de nature aujourd’hui ? L’homme est allé partout, il a lui-même produit de la nature. Alors on ne peut pas dire qu’elle existe, la nature naturelle. Mais il existe évidemment un grand système global de la nature, où tous les éléments interagissent : l’atmosphère, l’océan, la vie etc., avec des actions et des réactions qui font que cela forme un ensemble qui évolue d’une manière qui n’est pas indifférente à chacun des éléments de cet ensemble.

Cette analyse met en évidence un conflit essentiel qui oppose l’idée d’une nature vierge à l’idée d’une nature liée à l’homme. Il fait souligner que ce conflit conceptuel ne relève pas uniquement d’un clivage disciplinaire. Il est vrai que tous les ethnobiologistes s’inscrivent

dans la vision d’une nature anthropocisée, et qu’à l’inverse, l’idée de nature vierge et d’homme destructeur regroupe essentiellement des naturalistes. Cependant, de nombreux naturalistes admettent une nature anthropocisée, alors que certains écologistes vont privilégier l’idée de nature vierge. Les clivages disciplinaires n’expliquent donc qu’en partie ces conflits conceptuels, qui reposent davantage sur des représentations sociales très différentes de la nature.

Ce conflit conceptuel sur la nature repose également sur le fait que chacun porte en lui-même des représentations multiples, voire contradictoires sur la nature :

Mu 1 (V) : la nature, depuis le temps que j’ai été amené à y étudier ses multiples aspects, c’est à la fois comme pour beaucoup la nature vierge, la nature lointaine, les grandes forêts, au-delà des mers, mais c’est aussi nos paysages, c’est aussi des fleurs, des insectes, c’étaient aussi nos trottoirs en ville. Aujourd’hui, je me rends compte que c’est ce dont nous faisons partie mais en même temps nous n’en faisons plus assez partie, d’où bien des questions quant au rapport de l’homme avec la nature aujourd’hui (...). On a chacun une représentation multiple de la nature dans nos têtes.

De plus, les représentations varient si la personne parle en tant que scientifique ou en tant que citoyen :

Na 12 (V) : aujourd’hui, en tant que citoyen, je sais bien que la seule nature que je peux consommer dans la vieille Europe, c’est cette nature anthropocisée, une nature dans laquelle les relations avec l’homme sont vieilles comme l’Empire romain. C’est indissociable de notre civilisation et de notre culture. En tant que scientifique, je reconnais à chaque instant que ce n’est plus la nature. Un exemple qui me vient à l’esprit : la Corse. C’est vrai que quand on vient de n’importe quelle région de France et qu’on se balade en Corse, on a une impression de nature. C’est vrai que l’impact de l’homme est quand même moins fort que dans les plaines betteravières de l’Aisne ou de la Beauce. Et pourtant, l’archéozoologie, c’est à dire l’étude des restes des animaux récents, sub-actuels, nous apprend que tous les mammifères qui existaient en Corse avant l’époque romaine sont tous éteints. Ce qui faisait l’essence de la nature corse a disparu. En gros, dans notre vieille Europe, ce qu’on prend pour de la nature, c’est de l’a peu près. En tant que scientifique, j’ai cette exigence de nature originelle. En tant que citoyen, je dirais que je suis content quand je me balade en Corse et que je voie de beaux paysages. Mais on ne parle pas de la même nature dans ces deux cas là. C’est vrai que la nature que je vois en tant que scientifique, c’est un peu le Jardin d’Eden. C’est effectivement une nature dans laquelle les forces de l’évolution sont à l’œuvre, c’est à dire que les relations sans les écosystèmes marchent en l’absence complète d’interférence avec l’homme. Cette nature est ma nature de scientifique. Mais la même personne est également citoyen, et sait se contenter d’autres natures, je dirais avec un petit n.

De fait, les représentations sont également différentes selon la problématique et le contexte : Na 14 (E) : ma perception de la nature est fonction des outils dont je dispose, des besoins que j’éprouve, à un moment donné de ma vie et n’est pas donnée une fois pour toute par la nature elle-même, sauf à tomber dans un système idéologique, dans lequel la nature existe en tant que telle, se trouve plus ou moins déifiée, un objet à respecter etc... Je pense que ce n’est pas le cas.

Na 12 (V): aujourd’hui, grâce à mon métier, j’ai d’autres référents. Et ça me donne en retour un autre regard sur ce que je pensais, je croyais être la nature, il y a une trentaine d’années, quand j’étais enfant ou adolescent. Ma définition du mot nature est beaucoup plus exigeante.

Parce que, à cette époque, je n’avais pas de référent.

Et puis, notre rapport à la nature est aussi défini par les émotions :

Na 11 (V) : la nature que j’ai dans la tête est d’abord déterminée par une approche tout à fait personnelle des choses. Parce que c’est mon métier d’être ornithologue, de faire des études et de la recherche sur les oiseaux, mais c’est aussi un sentiment. C’est aussi un plaisir de se retrouver dans la nature. C’est le regard que je porte aux plantes et aux insectes.

Mu 8 (V) : la nature ce sont des émotions pour soi et des émotions à faire partager. Ce n’est pas une nature qui existe en soi, c’est une nature qui existe à travers le regard qu’on lui porte.

En résumé, les représentations de la nature sont diverses, contradictoires selon les disciplines, les référents, la question soulevée :

Ethno 1 (V) : et puis évidemment la nature, c’est beaucoup dans la tête des gens. Mais pas seulement. C’est l’interaction entre les mobiles des êtres humains en société, par rapport à la nature, les effets concrets sur la nature et les effets en retour sur les pratiques et les perceptions qu’en ont les humains. C’est ce jeu d’interactions et de dimensions très concrètes, très sensibles et d’aspects immatériels, des pratiques aux représentations somme on dit dans notre jargon, c’est dans cette interaction que la nature existe.

Cette diversité de représentations de la nature n’est pas sans conséquences. En effet, elle implique des perspectives très différentes en matière d’interventions humaines sur la nature.

Comme nous l’avons déjà vu, pour certains (essentiellement des naturalistes), l’homme est globalement perçu comme un destructeur et la plupart de ces personnes interrogées sont en général pessimistes :

Na 15 (V) : c’est une espèce qui a envahit la planète, mais pas comme les mouches et les rats envahissent la planète. Il l’a plus qu’envahit, il l’a modèle. Et comme, il est gros, dominant et prédateur, tout est sous sa coupe. Nous nous comportons en prédateur et en prédateur pas

Na 15 (V) : c’est une espèce qui a envahit la planète, mais pas comme les mouches et les rats envahissent la planète. Il l’a plus qu’envahit, il l’a modèle. Et comme, il est gros, dominant et prédateur, tout est sous sa coupe. Nous nous comportons en prédateur et en prédateur pas