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La visibilité des conflits comme moyen d’intégration du courant de la critique sociale dans la médiation muséale

4. Les débats publics : des enjeux démocratiques aux enjeux éducatifs

Après le sommet de la terre à Rio (1992), la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement (CNUCED) a estimé qu’il était nécessaire d’établir « des processus informatifs et participatifs sur les questions environnementales, partant de l’idée que la meilleure façon de traiter les questions d’environnement est d’assurer la participation de tous les citoyens concernés » (Dron, 1995). Pour Mayer (2000), il est même de la responsabilité

« du politique que de permettre aux citoyens de participer aux débats et aux choix, par l’information, la formation, l’éducation ».

Cependant cette démarche participative est faible en France : « si la question de l’environnement est largement débattue dans les médias et que les politiques lui accordent un intérêt à la mesure de la mobilisation de l’opinion publique, elle reste encore largement l’affaire des spécialistes ou des groupes de pression. En fait, cette question, aussi pressante soit elle, ne s’enracine pas encore dans un savoir partagé » (Davallon, Grandmont, Schiele, 1992). En effet, la participation des acteurs nécessite une certaine organisation sociale et politique et « ne se décide ni ne s’invoque, elle se conduit, en situation, dans un contexte politique, social et organisationnel construit » (Hubert, 2000).

Pourtant, la participation des citoyens répond au défi de notre époque, défini par Morin et Kern (1993) par l’expression de « démocratie cognitive ». Le savoir de plus en plus élaboré et complexe de notre société ne saurait être l’objet exclusif d’une minorité d’individus. Par ailleurs, elle permet un contrôle démocratique de l’expertise : « l’ampleur de la menace (...) rend d’autant plus nécessaire une intelligence exacte de ce que nous faisons et de ses

32 A summary of the process and evaluation of the strategic extension campaign on rat control in Malaysia, FAO, Evaluation Report : SEC/n°2, 1987.

33 Nous ne rentrerons pas ici dans les polémiques sous-jacentes à ces mouvements anti-mondialisation, notamment à propos de la violence de certaines actions ou de l’hétérogénéité de ces mouvements qui associent parfois dans une même démarche les associations les plus diverses et les plus « farfelues ».

conséquences. Or cela ne renvoie pas seulement aux limites de l’expertise, mais également à celles de son contrôle démocratique. La « crise environnementale » et le recours systématique à l’expertise qu’elle a entraîné ont fait revenir la hantise d’une dictature platonicienne des savants » (Larrère C., Larrère R., 1997a).

Par dictature, ces auteurs entendent une menace d’autoritarisme scientifique qui considère le recours à l’expertise et à la compétence du scientifique comme unique solution à la crise environnementale : « en France, on a (...) considéré que le problème était d’abord scientifique et technique, que les questions de l’environnement relevaient de l’expertise, et que la rencontre entre scientifique et politique, ainsi organisée, rendait inutile la recherche d’une éthique, jugée dangereuse et douteuse » (Larrère C., 1997).

Le nucléaire est un bon exemple : il a été présenté comme une question relevant de la seule application technique, et le débat public a été ainsi occulté. Malgré ces critiques à propos de l’expertise scientifique, ne perdons pas de vue qu’elle est également indispensable pour apporter des repères et des informations à propos des réalités environnementales. Mais si l’expertise n’alimente pas un véritable débat public, alors on risque les dérives décrites plus haut.

Au delà de raisons philosophique et démocratique, l’absence de débat public est regrettable.

D’abord parce qu’il garantit un système d’éthique adapté : « loin de livrer à l’arbitraire et de conduire à l’anarchie, comme on semble le craindre parfois, la discussion et le débat démocratique semblent devoir être les garants de l’éthique et de la cohérence sociale » (Bélanger, Plourde, 1992).

De plus, non seulement le débat public constate le conflit (il ne le crée pas) mais il contribue à le solutionner. En effet, « en permettant le débat social, loin d’exacerber les conflits, elle [la consultation publique] assure la cohésion sociale en favorisant l’intégration des opposants au processus social. Sans consultation, les décisions prises ont toutes les chances d’être de moindre qualité. Sans lieu de débat, la contestation se voit refoulée dans la clandestinité où elle devient d’autant plus dangereuse qu’elle n’est pas reconnue socialement » (Beauchamp, 1993). Ainsi, le débat public « associant de larges fractions de la société civile concernée par le problème, aboutit à des solutions nouvelles. Solutions qui ont d’autant plus de chances d’être efficaces, qu’elles reposent sur un consensus, dont sont partie prenante les acteurs

directement concernés et intervenant sur ce problème » (Rasse, 1999). Le débat peut donc être l’occasion de l’émergence de valeurs nouvelles.

Malgré tout, le débat public demeure marginal dans la plupart de nos sociétés occidentalisées.

Il n’y a pas encore si longtemps, « les décisions relatives à l’environnement (...) étaient souvent effectuées par un petit nombre d’experts et de décideurs, sans grande consultation avec le public ou sans concertation entre différentes perspectives » (Pauchant, Ouimet, 1996).

Pourtant ces auteurs estiment que de nombreux progrès ont été accomplis depuis les années 1950 avec par exemple « le développement de recherches scientifiques multidisciplinaires, la tenue de conférences internationales, le recours à des audiences publiques, l’utilisation de tables de concertation (...). Comme l’a conclu récemment une table ronde de chercheurs et de décideurs gouvernementaux, ces nouveaux processus sont basés sur les notions systémiques d’échanges entre des perspectives différentes et d’apprentissage continuel et collectif » (Pauchant, Ouimet, 1996).

Nous avons voulu approfondir plus en avant cette notion de participation en analysant les différentes modalités d’une démarche participative. Pour cela, nous avons exploré des travaux de communication scientifique qui portent précisément sur les débats publics et leur rôle dans la communication scientifique. Par exemple, l’équipe de recherche de l’Université de Tours oriente ses travaux sur le questionnement suivant : sachant que les implications et les applications sociales et économiques de la science sont l’objet de débats et controverses,

« comment rendre plus aptes les publics au débat sur la science ? » (Castagna, 1997).

S’inspirant des initiatives danoises en matière d’évaluation des choix technologiques incluant la participation des citoyens, ce groupe de recherche s’interroge sur les modalités d’une interaction profanes/experts. Le but est la « mise en place de modèles de communication scientifique et technique qui transformeraient et élargiraient l’espace de la participation des citoyens » (Castagna, 1997).

Un aspect de cette recherche consiste à décrypter les situations d’apprentissage collectif :

« considérer les méthodes de débat public sur la science comme des systèmes dont la finalité est de prendre en compte les différents points de vue de non spécialistes avant toute prise de décision, nous renvoie à la nécessité d’envisager ces systèmes comme des systèmes ayant des capacités d’apprentissage. En effet, c’est de la confrontation des points de vue des différents acteurs ayant des positionnements différents : experts et profanes, que peut émerger un nouvel

état du système, résultat d’une série de bifurcations, et donnant une représentation sociale de la thématique en question. Or, cet apprentissage collectif facilitant l’émergence de représentations mentales en perpétuelle évolution repose essentiellement sur les interactions de situations informationnelles des différents acteurs en présence » (Volant, 1997). Ainsi, c’est en se confrontant avec les représentations sociales d’autres acteurs qu’il y a possibilité d’apprentissage et d’évolution. Mais l’apprentissage collectif a ses nécessités. Par exemple,

« l’élaboration d’un référentiel commun, d’un langage partagé entre des acteurs issus d’environnements différents, est une des conditions de l’apprentissage collectif34 » (Volant, 1997).

En Europe, il existe différentes formes de consultation des citoyens. La conférence de consensus au Danemark constitue le modèle le plus connu (Natali, 2001-2002) : ces conférences ont lieu relativement souvent, elles abordent des sujets aussi divers que les manipulations génétiques, l’avenir du transport privé, les cartes d’identité d’électeurs, l’agriculture intégrée etc. La conférence de consensus est une réunion démocratique, une assemblée de citoyens dialoguant avec des experts, où les premiers tirent eux-mêmes les conclusions. La parenté est évidente avec les citizen jury et les town meetings aux USA (Natali, 2001-2002).

L’objectif est d’éclairer les décideurs sur un sujet ou un problème d’actualité et, dans le même temps, former l’opinion des citoyens. Les participants sont constitués par un panel profane et un panel expert choisi par le panel profane. Le résultat consiste en l’expression d’une opinion ou d’un choix, transparent et crédible, mettant en évidence le maximum de points d’accord et de désaccords dans un rapport final. Dans de nombreux cas, la décision politique finale a été affectée par le travail mené.

Citons également le système de référendum tel qu’il est couramment pratiqué en Suisse. Par exemple, en 1998, les citoyens suisses ont eu à s’exprimer sur le développement de l’utilisation de plantes transgéniques35.

34 Nous verrons plus en profondeur les stratégies éducatives susceptibles de favoriser cet apprentissage collectif dans la troisième partie de notre recherche.

35 Soulignons qu’à cette occasion, un musée suisse, le Musée de la Main de la Fondation Claude Verdan a proposé une exposition relative à ce sujet.

En France, l’office parlementaire sur les choix technologiques et scientifiques (OPECST) organisait en juin 1998 la première conférence citoyenne en France : « les conférences de citoyens (...) constituent un nouvel élément de la construction institutionnelle : il s’agit de réintroduire des citoyens, leur donner plusieurs mois pour être formés, réfléchir et s’informer sur un problème réputé trop technique pour eux, leur permettre ensuite de convoquer les experts de leur choix et d’organiser un débat contradictoire avant de formuler des recommandations » (Hermitte, 2000).

Le thème était celui des OGM. L’institut de sondage IFOP a tout d’abord été chargé de constituer un panel relativement diversifié, composé de personnes n’ayant pas de connaissance particulière sur le sujet. Deux week-ends de mise à niveau des volontaires ont suivi : des points de biologie, d’agriculture, de manipulations génétiques ont été abordés. Ensuite, les participants ont choisi les orateurs qu’ils souhaitaient entendre lors de la conférence. Le 21 juin, le panel se retrouve sur les bancs de l’Assemblée pour la conférence proprement dite.

Des représentants des firmes commercialisant les OGM, les ministres Dominique Voynet et Bernard Kouchner, le biologiste Jean-Marie Pelt entre autres, sont venus exposer leurs points de vue. Les volontaires participent, posent des questions puis se réunissent à huis clos pour rédiger leur rapport qui sera présenté le lendemain à la presse et à l’assemblée.

Même si la décision politique finale appartient aux politiques, elle peut parfois être influencée par ce genre d’expérience. Mais surtout la conférence de citoyens a un impact pédagogique remarquable : elle oblige les scientifiques et les acteurs socio-économiques concernés d’adapter leur discours au niveau de compréhension de la population, donc de faire un effort de vulgarisation. Par ailleurs, ces initiatives permettent à chacun de prendre conscience de l’existence de valeurs éthiques en jeu, derrière tout choix technologiques et scientifiques.

Enfin, les consultations de citoyens inscrivent la décision politique dans le long terme. En effet, les rapports des citoyens consultés sont prudents, nuancés et visent le long terme, ce qui modifie légèrement le jeu à court terme des décisions politiques dans la perspective des échéances électorales : « les conférences de citoyens n’ont pas vocation à prendre des décisions à la place du gouvernement ou du parlement, mais à informer ces derniers du point de vue d’un panel de citoyens convenablement formés » (Hermitte, 2000).

Dans la même perspective que la conférence citoyenne, le gouvernement français a mis en place en 2001 une concertation publique concernant le choix du site d’un troisième aéroport international. La DUCSAI (Démarche d’Utilité Concertée pour un Site Aéroportuaire International) consiste à présenter les données, enrichir progressivement le projet, à confronter les acteurs et enfin à faire participer le public intéressé par le projet. Cette démarche occupe une période de 6 mois (avril à octobre 2001), durant laquelle sont adressées au Premier Ministre des observations sur ce que le débat public aura pu apporter au gouvernement pour élaborer progressivement ses décisions. En effet, le public a la possibilité de constituer des dossiers de contribution qui sont des propositions, des études ou des avis concernant le projet.

Leurs rôles sont d’enrichir les échanges et de contribuer à l’élargissement de la problématique.

Des réunions publiques ont eu lieu régulièrement à Paris et en Province. Nous n’avons pas pu nous procurer les résultats de cette démarche et voir s’il y a eu une réelle prise en compte des publics. Cependant, cet exemple, associé aux précédents, souligne une certaine tendance de démarche participative qui commence timidement à s’instaurer dans les pays européens, avec plus ou moins d’aboutissements. Dernière illustration de cette tendance à confirmer, il existe actuellement en France au sein du Conseil d’Etat une Commission Nationale du Débat Public.

Cependant, nous devons rester prudents, car « malgré ces progrès, les modes de décision employés actuellement sont encore essentiellement fondés sur l’esprit scientifique classique, l’expertise spécialisée, une certaine idéalisation de la technologie, l’art rhétorique et une représentation dénaturée de la nature » (Pauchant, Ouimet, 1996). Par ailleurs, même quand il y a participation du public, et « si les audiences publiques permettent l’expression de différents points de vue, elles ne garantissent pas que ces vues soient retenues dans les décisions finales. Ceci est d’autant plus vrai quand ces points de vue vont à l’encontre des buts habituellement poursuivis, ou quand ont été exprimés dans un registre plus philosophique, émotionnel, expérientiel, intuitif ou esthétique, tranchant avec l’exposition rationnelle, analytique et spécialisée plus habituelle et plus acceptée par les décideurs » (Pauchant, Ouimet, 1996).

Pourtant, nous avons montré que la mise en débats de certaines questions environnementales présente de nombreux atouts sur un plan pédagogique : elle invite les publics à appréhender les réalités environnementales d’une manière originale, basée sur le dialogue, la confrontation et la recherche de solutions nouvelles et de choix de société raisonnés.

En conclusion, de nombreuses recherches ont souligné la nature conflictuelle des réalités environnementales et la nécessité de prendre en compte cette nature conflictuelle dans les différentes actions menées en faveur de l’environnement. Dans cette perspective, la visibilité de ces conflits, notamment à travers l’émergence des débats publics, permet d’ouvrir la problématique à la société civile toute entière (enjeu démocratique) et constitue une situation d’apprentissage collectif qui favorise la compréhension, l’appropriation, voire la recherche de solutions nouvelles (enjeu éducatif).

Pour toutes ces raisons, nous pensons que la présentation de conflits sous-jacents constitue un aspect pertinent de la médiation muséale des thèmes environnementaux, notamment comme processus de compréhension et d’analyse des réalités environnementales dans la perspective d’intégration du courant de la critique sociale. Comment alors est perçue cette médiation du conflit par les acteurs muséaux ?

Chapitre deux.