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La visibilité des conflits comme moyen d’intégration du courant de la critique sociale dans la médiation muséale

2. La nature des conflits sous-jacents aux réalités environnementales

2.1. Les conflits de représentations

Comme nous l’avons déjà vu, « l’environnement est un objet social. (…) Il est donc objet de représentations sociales » (Garnier, Sauvé, 1998-1999). D’une manière générale, pour une même réalité, chacun possède des représentations sociales comme cadre interprétatif et explicatif. Ces différents systèmes d’explication et d’interprétation entrent en conflit les uns avec les autres dès lors que plusieurs acteurs sociaux sont concernés par la même réalité.

Ainsi, les gestionnaires d’un espace déterminé (par exemple, une forêt, un parc national, une ville) ont chacun leur représentation de ce qu’est la gestion de cet espace. Au-delà d’un discours « écologiquement correct » commun (il faut préserver la biodiversité, s’inscrire dans un projet de développement durable), on s’aperçoit que des visions non dites et très différentes s’affrontent. Par exemple, Larrère montre cette ambivalence quand il décrit la cogestion de la forêt de l’Aigoual par l’ONF et le Parc National des Cévennes : « ces deux établissements, de

par leurs missions respectives, n’ont pas la même conception de ce qu’est la forêt domaniale de l’Aigoual. (...) Tous ces gens, qui s’érigent ainsi en défenseurs de la diversité biologique, se gardent bien de préciser ce qu’ils entendent par là. (...) Mon hypothèse est alors que, si nul ne songe à préciser cette notion de diversité, c’est que son imprécision arrange tout le monde : chacun peut avancer, au nom d’une diversité confuse, ses propres objectifs » (Larrère R., 1997).

Certaines recherches menées en ethnobiologie éclairent précisément les conflits de représentations sous-jacents aux rapports entre les sociétés humaines et la nature. A titre d’exemple, citons une réalité environnementale : la disparition des Caribous au début du XXème siècle dans la région des Inuits. Les travaux de Nakashima et Roué (1995) montrent que pour cette même réalité, les Inuits et les scientifiques avancent des modèles explicatifs fort différents, issus de conflits de représentations plus larges.

D’un côté, les scientifiques perçoivent les Inuits comme un peuple de prédateurs, qui avant l’utilisation d’armes perfectionnées, avaient un système de chasse peu performant. Cette vision permet aux scientifiques d’affirmer que la disparition des caribous est par exemple due à leur extermination massive depuis que les Inuits ont découvert les armes à feu. L’analyse des représentations du scientifique dans une démarche ethnologique montre ainsi que le scientifique a lui aussi des représentations qui rentrent dans son processus de recherche. Les scientifiques ont une philosophie, des valeurs, une représentation de la nature et de la science qui orientent leur vision et leur compréhension du monde.

Au contraire, les études ethnologiques montrent que les méthodes de chasse des Inuits, même sans armes à feu, sont très efficaces grâce notamment à une connaissance empirique du cycle des espèces, grâce à une organisation sociale très élaborée pour la chasse et le partage du travail. Pour les Inuits, Nakashima et Roué (1995) montrent que de la disparition des caribous trouve son explication dans leurs représentations de la nature, avec laquelle ils entretiennent un rapport symbolique étroit.

Cet exemple montre que les modèles explicatifs des scientifiques et des Inuits sont élaborés à partir de représentations. Outre la démonstration de l’importance des représentations dans les conflits sous-jacents aux réalités environnementales, même pour des questions à priori

biologiques, cet exemple nous invite également à réfléchir de manière plus critique sur les limites de l’objectivité scientifique et par conséquence de l’expertise. On sait que les experts ne sont pas à l’abri d’influences politiques et économiques, mais ce que montre l’ethnologie, c’est que les scientifiques ont eux-mêmes des représentations sur leur objet d’études : « le scientifique, comme le savent depuis longtemps les ethnologues, n’est pas indépendant de l’objet qu’il étudie, il est comptable des transformations qu’il induit, et dont il est lui-même partie » (Larrère C., 1997).

On retrouve par ailleurs dans d’autres registres cette idée de prendre en compte les phénomènes mentaux dans la compréhension des conflits liés aux réalités environnementales.

Ainsi, le courant de pensée de Bateson, appelé « écologie de l’esprit » ou encore « écologie des idées » montre que nos façons d’agir sont fondées sur les images que l’on a et que l’on fabrique à propos de la nature et de nos milieux de vie.

Selon Bateson (1977), « des phénomènes tels que (…) la crise contemporaine des rapports de l’homme avec son environnement, sont des phénomènes qui ne peuvent être vraiment compris que dans le cadre d’une écologie des idées, telle que je la propose ». Cette écologie des idées est à prendre dans le sens d’un « discours sur le vivant tenant compte des relations complexes entre les sentiments, les idées, les objets et les choses que les hommes ressentent, conçoivent, perçoivent et manipulent » (Gonseth, Hainard, Kaehr, 1996).

Le naturaliste Terrasson montre en effet que les travaux de l’anthropologue Bateson et de l’école psychiatrique californienne de Californie (Palo Alto) éclairent d’un nouveau jour les affaires de conservation de la nature. Les rapports des hommes avec la nature ne sont pas seulement des relations physiques mais aussi « une série d’images complexes, intégrant des contradictions, des mythes, des doubles contraintes, des données réelles et imaginaires, des références aux autres secteurs et personnes ayant le statut de la nature… » (Terrasson, 1988).

Terrasson (1988) insiste sur le fait qu’il faut non seulement prendre en compte nos émotions (« d’un problème de gestion des écosystèmes, nous sommes passés à un problème de gestion des émotions ») mais qu’il faut aussi prendre en compte le poids de la civilisation : « notre perception au niveau purement biologique et physiologique est déjà un codage, et peut-être une interprétation de la réalité. Comment voudrait-on que l’immensité des réflexions humaines, des courants de pensées, des échafaudages mêlés de sentiments et sensations qui

constituent une civilisation, soit le reflet exact et sans faille d’une réalité absolue ? » (Terrasson, 1994).

Dans la même perspective, pour Charles et Kalaora, (1999), « ce que l’environnement met à l’épreuve, c’est bien évidemment non pas une catégorie particulière d’individus - les oiseaux, la nature ne concernent pas uniquement les chercheurs ou les chasseurs - mais une communauté d’individus, d’acteurs partageant des connaissances et des valeurs, tout en ayant également des points de vue divers liés à des ancrages cognitifs et sociaux différents ».