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Les limites par rapport à notre étude

3. Portée et limites des analyses de la migration internationale

3.3 Les limites par rapport à notre étude

Un nombre important des analyses explorées ne permettent pas de saisir les aspects significatifs de la réalité des migrations internationales de main-d’œuvre, en particulier les motivations extra économiques des migrants ainsi que leur comportement financier (3.3.1). Ces insuffisances nous semblent plutôt relever de la question de la pertinence des échelles d'observation (3.3.2).

3.3.1 L'éviction du comportement financier dans les analyses de la migration

La littérature dans le domaine des migrations internationales ne s'est pas intéressée au comportement financier des migrants tel que nous l’avons défini (voir l’introduction générale). Les réflexions théoriques sur ce thème, en particulier la pensée économique, ne font référence qu'aux causes et conséquences de la migration internationale de la main-d'œuvre. Les analyses économiques reposent sur une logique de “ fonctions économiques ” qui ne prennent pas en compte les motivations et les représentations des personnes. Aussi, les auteurs ont, dans leur très grande majorité, focalisé leur regard sur le seul contexte des pays d'immigration.

Cependant, les analyses économiques de la migration sont peu satisfaisantes du fait de l'irréalisme de certaines hypothèses qui constituent le socle des modèles. Celles-ci sont souvent construites dans un contexte d’uniformisation des différents niveaux de perception de la réalité, autrement dit sans prise en compte de la diversité des échelles d’observation.

3.3.2 Une échelle d'observation inadéquate

Les analyses de la migration internationale, en particulier les analyses économiques, se fondent sur un individu considéré comme rationnel, l’homo migrator, pour reprendre l’expression de C. Mercier (1977). Cette base d’analyse occulte de fait l’existence d’une hétérogénéité des comportements des migrants. Or en observant la réalité, on constate qu’il y a effectivement des caractéristiques communes mais aussi et surtout distinctives des

108 P. Aydalot (1980), op. cit., p. 117.

migrants. S’inscrire dans ce cadre d’analyse pour saisir le comportement financier des migrants, notamment des migrants africains, c’est inéluctablement se tromper d’échelle d’observation.

Le terme observation désigne ici l'ensemble des méthodes de recueil de l'information mobilisables, qualitatives – face à face à base d'entretiens, d'observation ou de techniques visuelles – et quantitatives – enquêtes statistiques.

L'échelle d'observation est la principale contrainte de la perception de la réalité par les chercheurs en sciences humaines et sociales109. Les échelles d'observations sont donc incontournables pour saisir empiriquement la réalité sociale.

D. Desjeux (1996) propose ainsi de distinguer trois échelles d'observation en sciences humaines et sociales : l'échelle macro-sociale, l'échelle micro-sociale et l'échelle micro-individuelle. L'échelle macro-sociale se caractérise par l'existence de “ régularités sociales sous formes de normes sociales ou de 'grandeur' ”110 et par l'absence d'acteurs concrets individuels. L'échelle micro-sociale permet d'étudier et d'expliquer les comportements des acteurs et leurs interactions. L'échelle micro-individuelle relève, en revanche, de la cognition, du psychique et des motivations ou pulsions inconscientes des sujets.

Chaque échelle d'observation possède une pertinence certaine et autorise par conséquent à généraliser à l'intérieur de l'échelle choisie. Chaque discipline privilégie une échelle d'observation et chaque école le découpage choisi à une échelle donnée.

En sciences économiques, la question des échelles est classique et concerne le niveau micro et macro de l'économie. L'individualisme méthodologique et le holisme méthodologique sont deux découpages différents de la réalité, chacun correspondant à une échelle d'observation spécifique. Le passage de l'individualisme au holisme se fait par agrégation des comportements individuels et le passage inverse par conditionnement social de ces derniers. Cependant, les mécanismes de passage de l'un à l'autre ne sont ni démontrés ni décrits et relèvent par conséquent de l'ordre des postulats111. Ces mécanismes sont donc des “ boîtes noires ” car ils ne sont pas observables en tant que tels.

Dans la théorie économique l’individu rationnel est considéré comme unité d’étude et d’analyse sur lequel reposent tous les postulats et théories. Cet individu, supposé représenter un ensemble de personnes aux caractéristiques et comportements homogènes, est en réalité un agrégat de personnes différentes, un être composite.

Ainsi, lorsqu'on parle de l'individu en économie, on se réfère implicitement à l'individu représentatif standard de la théorie néoclassique. Cet individu n'est pas une personne mais une “ unité collective ”, un ensemble de personnes qu'il est censé représenter d'où le terme d'individu (ou d’agent) représentatif. Ce modèle de l’agent

109 Dominique Desjeux [1996]. “ Tiens bon le concept, j'enlève : L'échelle d'observation ”, Communication au Colloque Interdépendance des niveaux de décision, les 16, 17 et 18 octobre, Chantilly, 23 p.

110 D. Desjeux (1996), op. cit., p. 9.

111 D. Desjeux (1996), op. cit., p. 6.

représentatif considère de fait que les caractéristiques de l’ensemble des personnes sont strictement et rigoureusement identiques. C’est sur cet individu représentatif que repose toute l’analyse économique standard.

Cette approche de l’économie représentée par un individu unique est évidemment très contestable112. La diversité des comportements et des choix personnels est réduite en une homogénéité de comportements et de préférences de l'individu, qui est en outre supposé rationnel113.

En centrant toutes leurs études sur cet individu représentatif, les économistes se situent d’emblée dans un niveau d’observation et d’analyse trop général et occultent ainsi, selon J.-M. Servet (1998), “ l’opposition (qui existe) entre les échelles micro et macro de l’observation et de l’analyse ”. La différence entre ces deux types d’approches repose non sur la taille de l’objet étudié mais bien sur l’échelle de l’étude. Ainsi, “ l’échelle de l’analyse économique (la micro et la macro-économie) est par ses types de raisonnement et ses matériaux de type macro ”114.

L’approche à micro-échelle permet de saisir le comportement et les attitudes des personnes et de découvrir leurs réseaux tandis que l’approche à macro-échelle met en exergue, à travers l’analyse à grande distance, les logiques de marchés. Nombreux sont les chercheurs qui confondent ces deux niveaux d’appréhension du réel. Selon J.-M.

Servet “ la plupart des chercheurs confrontés à un objet précis d’étude tendent plus ou moins à jouer sur les deux échelles : l’analyse macro prendra des exemples (éléments micro donc) pour illustrer une situation globale alors que l’analyse micro inscrira les fractions de relations bilatérales saisies à la base dans les contraintes globales de fonctionnement du système (élément macro) ”115.

C’est plus ou moins dans cette optique que N. Queloz (1987)116 situe l’avènement de l’approche biographique en sociologie. Pour lui, l’avènement de cette approche s’inscrit dans le cadre du changement de perspective

112 Cependant, certains auteurs, tout en conservant le modèle d’équilibre général, proposent une vision plus réaliste de l’économie. Ils suggèrent d’introduire des hypothèses sur les caractéristiques des individus et sur la distribution de ces caractéristiques. L’intérêt d’une telle proposition est que l’hétérogénéité et la dispersion des caractéristiques des individus peuvent expliquer les régularités du comportement agrégé. Dans cette perspective, le modèle de l’individu représentatif devient un cas particulier qui se produit lorsque la distribution des individus se concentre en un seul point. Voir Alan P. Kirman [1995]. “ L’évolution de la théorie économique ” in d’Autume, A. et Cartelier, J. (dir.). L’économie devient-elle une science dure ?, Économica, Paris, 320 p, pp. 99-116.

113 S'il est vrai que cette simplification est critiquable, elle n'en demeure pas moins utile. En effet, c'est souvent au prix d'une représentation simplifiée qu'on aboutit à comprendre la “ réalité économique ”. Pour avoir un aperçu plus global des critiques relatives à l'individu et à la rationalité économique, voir l'ouvrage de Claude Mouchot [1996]. Méthodologie économique, Hachette Supérieur, Paris, 318 p.

114 J.-M. Servet [1998]. L’euro au quotidien, une question de confiance, Desclée de Brouwer, Collection sociologie économique, Paris, 157 p, p. 41.

115 J.-M. Servet (1998), op. cit., p. 41-42.

revendiqué par de nouveaux courants (tels que l’interactionnisme symbolique dans les années 50, l’ethnométhodologie dans les années 60 et la sociologie de la vie quotidienne à la fin des années soixante-dix) qui prônent le passage d’une macrosociologie à dominante holistique à une microsociologie à dominante atomistique117. La perspective macrosociologique est déterministe, elle s’intéresse aux structures sociales et préconise la méthodologie positiviste en étudiant les phénomènes sociaux comme des choses.

La perspective microsociologique s’inscrit, elle, dans l’optique individualiste ; elle s’intéresse à la personne et aux groupes primaires et propose une méthodologie engagée et participante en étudiant leurs interactions et leur praxis quotidienne. “ L’approche biographique entre tout à fait dans cette seconde perspective et par conséquent s’inscrit entièrement dans une conception individualiste, typiquement occidentale, des rapports entre l’individu et le social ” (N. Queloz, 1987, p. 48). Dans cette perspective, il importe de distinguer la personne de l’individu pour cerner la différence entre égaux et pairs, entre l’un et le pair (J. -M. Servet , 1998). Cette distinction montre bien que dans l’optique de la théorie économique l’individu représente un groupe de personnes, qui n’ont pourtant pas les mêmes positions et caractéristiques118.

Par ailleurs, le débat sur les approches qualitatives et quantitatives perd de son poids si l'on s'inscrit dans la perspective des échelles d'observation. Dans cette grille de lecture, les critiques faites aux approches quantitatives, en particulier leur caractère réductionniste et l'absence de prise en compte du sens ou de l'intention des acteurs, deviennent insensées. En effet, les régularités sociales ne peuvent être saisies qu'à partir d'approches quantitatives à l'échelle macro-sociale.

A l'inverse, les critiques tels que le manque de scientificité et l'absence de pondération chiffrée des résultats des méthodes qualitatives ne sont plus fondées dans la mesure où ces dernières recherchent justement “ les diversités ou la contingence des systèmes d'action ”119. De plus ces deux approches ne sont pas antinomiques car il est possible de créer un questionnaire quantitatif à partir d'une enquête qualitative, et vice versa. Il va s'agir dans les deux cas d'éclairer les résultats issus de l'échelle d'observation de départ.

116 N. Queloz [1987]. “ l’approche biographique en sociologie : essai d’illustration et de synthèse ”, in P.

Centlivres et J.-M. Christinat (ed.) [1987]. Histoires de vie : approche pluridisciplinaire, Éditions de l’Institut d’ethnologie - Neuchâtel et Éditions de la Maison des sciences de l’Homme – Paris, 129 p, pp. 47-65.

117 N. Queloz (1987) présente un bref aperçu historique de l’approche biographique en sociologie. Il relève au passage l’existence d’une pluralité d’approches biographiques qui est la conséquence de l’existence d’une grande diversité des courants de pensée et des objets étudiés par les sociologues. Il donne plusieurs exemples d’utilisation de l’approche biographique en sociologie.

118 Pour une analyse succincte de la distinction entre l’individu et la personne, voir J.-M. Servet (1998), op. cit., p. 75-78.

119 D. Desjeux (1996), op. cit., p. 15.

Ce détour sur les différents niveaux d’appréhension du réel nous semble utile puisqu’il répond à un souci de clarté méthodologique. En effet, la clarification du niveau d’observation et d’analyse et la distinction entre personne et individu sont essentielles pour le chercheur qui doit toutefois choisir le type d’approche convenable selon l’objet de son étude. Le choix d’une approche est spécifiquement déterminé par la nature et l’objectif de la recherche. L’utilisation des récits de vie s’inscrit dans une approche à micro-échelle.

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