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L’opportunité du recours à l’entretien

Conclusion du chapitre 1

Chapitre 2 : La méthode des entretiens de récits de vie

2. L’entretien comme instrument de recherche scientifique

2.2 L’opportunité du recours à l’entretien

Dans les sciences humaines et sociales, on utilise généralement quatre méthodes de production de données qui correspondent chacune à un type de question spécifique : la recherche documentaire, l’observation, le questionnaire et l’entretien. Le questionnaire et l’entretien sont des méthodes de production de données verbales et semblent être relativement les plus importants. L’entretien est qualifié d’approche “ indirecte ” par rapport au questionnaire considéré comme une approche directe.

Les démarches méthodologiques sont différentes selon qu’on utilise l’un ou l’autre de ces deux types d’enquête.

Chaque technique représente une situation interlocutoire spécifique qui aboutit à une production de données différentes : alors que l’entretien engendre un discours (2.2.1), le questionnaire ne suscite qu’une réponse. Ces deux techniques ne sont pas exclusives, mais elles sont complémentaires (2.2.2).

2.2.1 Intérêt de l’entretien pour notre étude

Le caractère récent (la fin des années quatre-vingt-dix) des recherches relatives au comportement financier des migrants en France et les insuffisances relevées ci-dessus concernant l’expérimentation en économie nous ont conduits à utiliser l’entretien comme premier moyen d’investigation de terrain.

Rappelons que l’expérimentation en théorie des jeux consiste à observer, par des simulations en laboratoire, le comportement d’une personne ou les interrelations entre un petit groupe d’acteurs, en modifiant certains paramètres environnementaux notamment institutionnels de la situation examinée. La méthode expérimentale en

171 A. Blanchet et A. Gotman (1992), op. cit., p. 16.

172 Si l’on peut admettre à ce stade de l’exposé la scientificité de cet instrument de recherche, son utilisation n’est pas aussi évidente. Pour preuve, A. Blanchet et al. (1987) affirmaient que l’entretien souffrait de deux handicaps majeurs : l’absence de règles précises et uniques régissant les conduites et attitudes de l’enquêteur et l’absence de cadre définissant le statut scientifique des données produites. Ainsi, l’objectif de nombre des derniers écrits relatifs à l’entretien est de tenter de remédier à ces handicaps. Pour une présentation des aspects fondamentaux de la pratique et des méthodes d’analyse de l’enquête par entretien, voir S. A. Dieng [1998b].

“ Fondements théoriques et méthodes d’analyse de l’enquête par entretien ”, working paper, Centre Walras, n°

231, 62 p.

économie s’intéresse principalement aux choix des acteurs en situation d’incertitude, aux négociations bilatérales, aux équilibres de marché, aux mécanismes d’enchères et aux jeux avec coalitions.

L’inconvénient majeur est l’impossibilité de transposer les résultats obtenus, souvent avec des étudiants, du laboratoire à l’économie réelle à cause des différences d’enjeux et de délais d’apprentissage. Ces limites ont conduit au recours à la “ quasi-expérimentation ” et à la “ pseudo-expérimentation ”.

La quasi-expérimentation consiste à étudier les acteurs en situation réelle avec toutes les influences qu’ils subissent mais où certaines variables externes, en particulier de décision, sont volontairement modifiées par l’expérimentateur pour en apprécier les conséquences. Il existe là aussi des limites intrinsèques relatives notamment à la difficulté de maîtriser certaines variables.

La pseudo-expérimentation concerne l’analyse de situations historiques spécifiques telles les grandes crises ou les transformations institutionnelles importantes dans un contexte d’absence de contrôle des grandeurs. On peut citer l’exemple du changement de régime politique et de la transition économique, le passage à l’économie de marché, dans les pays de l’Est ou celui de la grande crise de 1929. L’avantage de cette expérimentation pour les économistes réside dans son caractère spontané, l’inconvénient étant l’hétérogénéité des variables en cause ou la méconnaissance de certaines d’entre elles.

En revanche, les récits de vie permettent grâce aux thèmes de l’entretien de repérer les différentes variables et après analyse des résultats d’établir les éventuelles relations existant entre ces variables.

Aussi, l’entretien peut ouvrir des perspectives nouvelles à certains champs spécifiques, comme l'économie, voire favoriser la transdisciplinarité en mettant en exergue les logiques d'interdépendance, remettant ainsi en cause le compartimentage de certaines disciplines en champs séparés (exemple de la sociologie et de l'histoire, P.

Thompson, 1980). Et cela est d’autant plus nécessaire que certaines questions interpellent autant le champ de l'économie que celui de la sociologie et que les récits de vie peuvent en complémentarité avec d'autres méthodes permettent d'élucider. C’est le cas, par exemple, de l’étude du comportement financier des migrants.

Confronté à un problème spécifique de rareté relative de données concernant notre sujet de recherche, le comportement financier des migrants maliens et sénégalais, nous étions amenés à utiliser toutes les sources de données possibles pour en tirer le meilleur parti. La méthode biographique a été pour nous un précieux instrument de découverte de phénomènes.

Le recours aux entretiens de recherche peut donc être très utile à condition de les considérer comme un premier moment d’une élaboration théorique – construction d’hypothèses notamment – qui nécessite par la suite, si besoin est, une enquête extensive par questionnaire. L’utilisation diachronique de l’entretien et du questionnaire pour un même sujet d’étude montre que ces deux méthodes de recueil de données ne sont pas antinomiques.

2.2.2 Complémentarité entre l’entretien et le questionnaire

Contrairement à l'enquête par questionnaire qui procède par agrégation de données où les informations recueillies sont séparées de leurs origines et les références personnelles éliminées, le récit de vie offre des informations qui, par leur nature intrinsèque, constituent un tout cohérent.

Bien que co-construits par le processus interlocutoire, opinions et discours n’ont pas la même portée en termes d’information. L’opinion ou l’attitude produite par questionnaire implique une réaction des personnes interrogées à un objet acheté qui vient de l’extérieur. De plus, les résultats d’un questionnaire éludent le contexte dans lequel les réponses obtenues ont été formulées ainsi que les critères de jugement qui les ont sous-tendus.

Les discours recueillis par entretien ne sont pas le fait de la question mais l’expression d’une expérience réelle ou imaginaire. P. Thompson (1980) doute de la pertinence de la distinction absolue entre interprétations subjectives et “ faits ” objectifs, du fait de leur imbrication ici comme partout ailleurs. Le récit de vie permet de saisir le caractère à la fois singulier et représentatif de chaque expérience sociale vécue par une personne, c'est-à-dire qu'il constitue une illustration concrète du phénomène ou de la structure sociale étudiée.

Ainsi, le type de données recherchées est le principal déterminant du choix entre le questionnaire et l’entretien.

L’entretien s’impose en situation d’ignorance d’un monde de référence ou de méconnaissance d’un système de cohérence interne des données recherchées. En revanche, le questionnaire se fonde sur la connaissance préalable du monde de référence ou sur la maîtrise du système de cohérence interne des informations recherchées. Alors que le questionnaire s’appuie a priori sur un choix de facteurs discriminants, l’entretien n’exige lui aucune hiérarchie d’éléments déterminants.

Ainsi, pour beaucoup d’auteurs, le questionnaire suppose que le chercheur dispose d’attitudes “ étalonnables et échelonnables ”, alors que l’entretien lui, n’exige aucune hiérarchie des domaines de l’action humaine. Le questionnaire élabore ainsi une discrimination a priori tandis que l’entretien ne permet une différenciation qu’a posteriori. Enfin, l’entretien est très adapté à l’étude de la personne et des groupes restreints, mais il ne convient pas lorsqu’il s’agit d’interroger un grand groupe de personnes à cause du coût (élevé) et du problème de représentativité.

Généralement, les auteurs s'accordent sur le fait que la valeur d'un questionnaire dépend de l'efficacité et la plausibilité des questions choisies en fonction des hypothèses formulées au début de la recherche. L'enquête classique “ est donc paralysée par toute découverte qui remettrait en question ses propres termes ”173. Or, si les hypothèses sont le produit de résultats d'entretiens de récits de vie, ce problème de remise en cause ne se pose pas dans la mesure où, par définition, l'arrêt des entretiens repose sur la saturation de l'information concernant chaque thème.

L’enquête par entretien fait apparaître la logique et le fondement d’une action ainsi que son principe de fonctionnement. Le questionnaire révèle les caractéristiques de la population étudiée et aboutit souvent à établir une relation de causalité entre les caractéristiques descriptives et les comportements spécifiés. L’entretien met en

173 P. Thompson (1980), op. cit., p. 255.

exergue le déroulement des choses, spécifie les éléments contenus dans les phénomènes étudiés et leurs interrelations, le fonctionnement et la logique de fonctionnement d’un système, les logiques et les conceptions des acteurs qui déterminent les types de relation dans un espace social donné.

En comparant les entretiens aux questionnaires, il devient difficile d’éviter de se poser la question suivante : quelle est la technique la plus adéquate pour collecter des données ? Cette question, qui semble à première vue intéressante, est fondamentalement dénuée de sens car d’une part ces deux techniques ne recueillent pas le même genre de données et d’autre part ces types de données peuvent et doivent être complémentaires. À y voir de plus près, les données d'enquête par questionnaires et les témoignages des personnes sur leur parcours biographique sont, tous deux, par essence même de nature subjective.

Cependant, de nombreux chercheurs accordent plus de confiance, de crédit et donc plus d'objectivité aux données recueillies par questionnaire que celles obtenues par entretien. Ainsi le déficit d'objectivité dont souffrent les récits de vie n'est guère justifié. En effet, selon D. Bertaux (1997), une étude de l'INSEE, visant à comparer les données recueillies par questionnaire et celles obtenues par entretiens de récit de vie, a conclu que les informations contenues dans les récits étaient plus riches et plus fiables que celles fournies par le questionnaire.

Il existe aussi une différence fondamentale entre ces méthodes en termes d’objectifs, qualitatif pour l’entretien et quantitatif pour le questionnaire. Le tableau suivant résume, à partir des critères qualitatif et quantitatif, les principaux traits caractéristiques de ces deux méthodes.

Le but est de décrire, de mesurer, de compter, d’estimer des valeurs avec la plus grande précision possible afin de vérifier éventuellement des hypothèses préalablement posées .

Le recueil de l’information s’opère au travers d’entretiens individuels ou collectifs (entretiens de groupe) avec un l’utilisation de logiciels statistiques qui fournissent des tableaux de chiffres ou de pourcentage, des graphiques, des courbes,

Qualitatif Quantitatif

enquêtés. etc. qui seront analysés par la suite.

Prenons l’exemple des transferts des migrants. Se demande-t-on pourquoi les migrants font des transferts, pourquoi certains le font et d’autres pas, le repérage du sens de la causalité est essentiel pour déterminer le type d’enquête à privilégier. Si on interroge un échantillon de personnes sur leurs pratiques – faites-vous des transferts ? – et sur certains éléments supposés liés à ces pratiques – nombre d’enfants et de femmes restés au pays, type de revenu, etc. –, le questionnaire mettra en relation les pratiques et les caractéristiques déterminantes de ces pratiques.

En revanche, si l’on veut connaître les raisons profondes qui incitent les migrants à faire des transferts financiers, le recours à l’entretien est préférable. L’entretien permettra alors de découvrir les motivations qui animent les migrants, dans leur individualité et leur sociabilité, à faire des transferts et, en particulier, les réseaux de transferts financiers qu’ils utilisent.

Une objection peut provenir du fait que ces questions peuvent être élaborées par un questionnaire plus ou moins ouvert. Mais dans ce cas, du moins, l’intérêt d’utiliser l’entretien est double :

 il autorise, plus que le questionnaire, des réajustements et des questionnements en cours de réalisation ;

 et, le plus important, il permet de comprendre les articulations logiques qui relient tous ces éléments ainsi que la portée de ces éléments dans leurs contextes économique et social dans lesquels ils sont produits.

D’une manière générale, nous refusons pour notre part, comme C. Chabrol (1983), de faire une opposition des techniques de recueil de données discursives, orales ou écrites, qui peuvent en effet être utilisées pour une même enquête et complétées par d’autres sources de données tel que le questionnaire car “ leur usage ne peut pas permettre à lui seul de définir une démarche de recherche spécifique et explicite en sciences sociales174. L’entretien reste cependant fondamental pour certains types d’études.

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