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Les limites intrinsèques aux analyses

3. Portée et limites des analyses de la migration internationale

3.2 Les limites intrinsèques aux analyses

La migration internationale relève de plusieurs facteurs d’ordre familial, économique, politique, démographique et sociologique. Chacun de ces facteurs, pris individuellement ou combinés entre eux, conduit à des processus migratoires de nature fort différente. L’importance des flux migratoires dépend de l’évolution de certains paramètres. Ces paramètres, appelés facteurs d’intensité par Dumont (1995), déterminent aussi la nature de la migration (voir annexe 3).

Le phénomène migratoire est donc très complexe et revêt divers aspects, économiques, politiques, culturels et sociaux. Il a certes des conséquences économiques mais aussi des implications sociales et culturelles durables tant sur les pays d'accueil que sur les pays d'origine – tensions et coûts sociaux. Les limites des modèles d’explication de la migration résident principalement dans le caractère irréaliste de leurs hypothèses (3.2.1), et ce en dépit des prolongements intéressants qui ont été effectués (3.2.2).

3.2.1 Des hypothèses souvent en contradiction avec la réalité factuelle

Le commerce international s’explique par des différences dans la dotation de facteurs de production entre pays et par les proportions différentes d’utilisation de ces facteurs pour produire les biens. Cependant, les disparités qui affectent les changements dans les prix relatifs et par conséquent dans les demandes de facteurs de production n’ont pas, comme le suppose la théorie du commerce international, des effets égalisateurs. En réalité elles ont plutôt tendance à perdurer. Ainsi, pour une même qualification, les travailleurs ne reçoivent pas le même salaire réel dans tous les pays.

Il semble toutefois que l’idée même d’une tendance à l’égalisation des prix des facteurs n’est pas réfutable en soi, en particulier en ce qui concerne le facteur travail. Il peut exister un rapprochement des salaires notamment pour des catégories de travailleurs à qualification comparable. Pour P. H. Lindert et T. A. Pugel (1997)96, les

95 H. Werner [1994]. “ Regional economic integration and migration : the European case ”, Annals of the American Academy of Political and Social Science (AAPSS), n° 534, july, pp. 147-164.

96 P. H. Lindert et T. A. Pugel (1997), op. cit., p. 97.

salaires réels dans les pays nouvellement industrialisés d’Asie se rapprochent davantage de ceux des pays occidentaux, et ce au fur et à mesure qu’ils s’intègrent dans le commerce international.

W. Léontief avait testé les prédictions de la théorie de H.O.S. pour voir si elles étaient oui ou non compatibles avec les faits. Rappelons que pour H.O.S., les pays doivent exporter les produits qui nécessitent pour leur production une utilisation intensive des facteurs dont ils disposent abondamment et importer ceux qui nécessitent pour leur production une utilisation intensive de leurs facteurs rares. Le résultat du test a montré que la validité générale du modèle est moindre que ne l’avaient pensé les néo-classiques. Pour P. Dockès97, la remise en cause du théorème H.O.S. relève moins du résultat négatif du test que des hypothèses sur lesquelles repose le théorème lui-même.

Aussi, le résultat négatif du test de Léontief ne peut surprendre dans la mesure où les modèles de base de la théorie du commerce international ont été élaborés dans le cadre d’un univers absolument certain où n’existe aucune incertitude98. Alors qu’en réalité, les agents vivent dans un monde incertain et ont une certaine aversion à l’égard du risque. Les attitudes des entrepreneurs à l’égard du risque ne sont pas les mêmes dans les pays considérés même s’ils ont tous tendance à produire moins en univers incertain qu’en univers certain.

L’analyse économique des mouvements migratoires a longtemps été calquée sur celle des mouvements de capitaux. Le traitement analogique de la mobilité du facteur travail avec celle du facteur capital a été pour les théoriciens néoclassiques un moyen adéquat de conserver l’essentiel des postulats fondateurs du modèle néoclassique de base.

La relative pauvreté de la littérature théorique économique sur les phénomènes migratoires révèle à la fois la complexité et la difficulté d’élaborer une analyse complète. Nous n’invoquerons pas toutes les critiques faites à ce modèle théorique et à ses prolongements mais nous nous limiterons à certaines qui nous semblent les plus

97 Pour Pierre Dockès (1975), la spécialisation “ perverse ” dans les relations Etats-Unis – reste du monde n’est pas une exception mais elle révèle une situation spécifique des économies contemporaines, caractérisées par une sophistication et une complexité des facteurs de production, en particulier le facteur capital. Voir la section 3 du troisième chapitre de la première partie de l’internationale du capital, op. cit., pp. 95-113.

98 Le modèle de base a connu plusieurs perfectionnements au cours de ces dernières années. Parmi les apports les plus intéressants, on peut noter la prise en compte de la différenciation des facteurs qui ne sont plus considérés comme homogènes et les écarts technologiques existant entre les pays. Ces perfectionnements se sont révélés insuffisants au moment où l’on assiste à une intensification de plus en marquée du commerce international entre les pays industrialisés. Désormais la logique des différences ne peut plus expliquer les échanges internationaux contemporains. Ce constat a suscité l’avènement de nouvelles théories du commerce international fondées sur les similarités, en particulier la théorie de la demande représentative de S. B. Linder (1961) et la théorie de la demande de différence de B. Lassudrie-Duchêne (1985). Pour une analyse commentée de ces nouvelles théories, voir en particulier René Sandretto [1995]. Le commerce international, 4e édition mise à jour, Armand Colin, Paris, 191 p.

intéressantes. Notre choix porte sur les hypothèses fondamentales que l’on retrouve à la fois dans le modèle de base et dans les modèles revus et améliorés.

L’hypothèse de plein emploi du travail dans les deux pays est très contestable. Elle occulte en effet la diversité des types de migration et le fait que l’absence d’emploi incite à l’émigration beaucoup plus que les écarts de rémunération n’attirent.

L’hypothèse de l’homogénéité du facteur travail perd de sa pertinence en raison de l’existence de plusieurs types d’emploi inégalement appréciés par les personnes en termes de prestige et d’agrément notamment. Qui plus est, le passage d’une profession à une autre est loin d’être évident car il existe des obstacles en particulier la nécessité d’acquérir une formation préalable avant d’exercer certains métiers exigeant des connaissances techniques spécifiques.

La mobilité parfaite de la main-d’œuvre est inadmissible pour au moins deux raisons. D’abord, cette hypothèse ignore totalement l’existence et surtout la permanence de multiples obstacles divers et variés aux mouvements migratoires. La mobilité de la main-d'œuvre ne peut donc avoir un effet rééquilibrant. Ensuite, les coûts de transport, d’information et les coûts psychologiques de l’adaptation à un milieu nouveau sont considérés comme négligeables et par conséquent sans importance. Si l’on peut facilement accepter l’assimilation des coûts de transport et d’information à ceux des mouvements de produits, il ne peut être de même pour les coûts psychologiques.

L'hypothèse de rationalité du migrant qui implique la décision de migrer se fonde sur un calcul économique

“ maximisateur ” est tout aussi contestable. Le migrant même supposé rationnel ne dispose pas de toute l'information nécessaire pour que son choix soit optimal, autrement dit l'information est imparfaite contrairement à ce prétendent les néo-classiques.

Les néo-classiques, tout en faisant confiance à l’efficience des mécanismes de marché, traitent les variables humaines comme des automates qui intègrent systématiquement et spontanément dans leur comportement les principes de rationalité et d’optimisation de l’intérêt personnel99. “ L’analyse néoclassique des migrations internationales se résume, selon C. Mercier, en deux pôles : comportements rationnels individuels de maximisation des avantages nets liés aux migrations et nations réduites à un stock de facteurs de production donné a priori ”100. Ce faisant, les néo-classiques évacuent d’emblée les motivations autres qu’égoïstes des migrants ainsi que les coûts psychologiques et social présents dans toute migration humaine.

Par ailleurs, les modèles supposent implicitement une loi de réversibilité des flux migratoires de main-d’œuvre qui fait qu’on doit assister en période de crise à un retour massif des travailleurs migrants dans le pays d’origine.

Les retours ne permettent pas d'atteindre un équilibre international qui se traduirait par la disparition du

99 C’est sur ces présupposés fondamentaux que repose l’analyse néo-classique des relations internationales. Or, ces présupposés sont souvent en contradiction avec la réalité.

100 C. Mercier (1977), op. cit., p. 64.

mouvement migratoire101. En effet, chacun sait que ces retours, supposés définitifs, ne sont pas systématiques car une partie non négligeable de migrants se sont installés définitivement dans les pays d’immigration depuis le début de la crise du chômage. Qui plus est, ces retours peuvent aussi exister en période d’expansion économique.

L’analyse néoclassique a le mérite de montrer que les mouvements de personnes reposent fondamentalement sur la quête d’un bien-être maximum, d’une meilleure situation. L’erreur est que seul est pris en compte l’aspect économique du bien-être. Or, comme chacun le sait, le bien-être recherché par le migrant n’est pas strictement économique, il peut être aussi social et/ou politique. En effet, les persécutions politiques, les tensions sociales ont souvent incité des personnes, y compris celles ayant une bonne situation économique et financière, à migrer vers les pays qui ont une stabilité politique et sociale.

Le modèle néo-classique des migrations de travail ne permet pas une explication pertinente du phénomène dans la mesure où les hypothèses sur lesquelles il repose sont en contradiction flagrante avec la réalité factuelle. Ainsi, en dépit des tentatives de perfectionnement par l’aménagement des hypothèses de base, le degré d’opérationalité du modèle reste très faible102.

3.2.2 Des prolongements intéressants mais insuffisants

Depuis la genèse du capitalisme, les mouvements internationaux de capitaux et de main-d’œuvre ont progressivement pris de l’importance telle qu’il eût été difficile de conserver l’hypothèse de l’immobilité des facteurs de production. Ce constat a marqué certains auteurs qui ont dû élaborer des modèles plus près des évènements factuels, c’est-à-dire des modèles qui intègrent les réalités du phénomène migratoire.

Mundell (1957) a été le précurseur dans ce mouvement d’approfondissement et de perfectionnement de l’analyse néoclassique de base. En relâchant l’hypothèse d’immobilité des facteurs, il démontre qu’en présence d’entraves au libre-échange, les mouvements de capitaux deviennent un substitut parfait des mouvements de produits et permettent ainsi l’égalisation des prix des facteurs dans les deux pays échangistes. Son résultat a par la suite été étendu au facteur travail, qui désormais va jouer le même rôle égalisateur que le facteur capital.

Ses successeurs ont progressivement pris en compte la réalité du fait migratoire en l’intégrant dans les modèles d’analyse. L’hypothèse forte de mobilité parfaite du facteur travail a été toutefois maintenue malgré la distinction opérée au niveau du facteur travail entre travail qualifié et travail non qualifié. L'existence d'un lien entre l'immigration et l'activité économique est certaine mais la complexité de cette relation biunivoque ne peut être appréhendée au seul regard des modèles d'analyse proposés.

101 Voir John Vanderkamp [1971]. “ Migrations flows, their determinants and the effects of return migrations ”, Journal of Political Economy, vol. 79, n° 5, pp. 1012-1031. Il a développé un modèle conjoncturel de rotation migratoire qui repose sur l'hypothèse où les décisions de retour des migrants dépendent de la situation de l'emploi dans le pays d'accueil.

102 Ce qui, selon R.-E. Verhaeren (1990), explique l’enlisement de la recherche théorique néoclassique sur ce thème de la migration internationale, op. cit., p. 258.

Samuel Bowles (1970)103 a élaboré un modèle de mobilité géographique des travailleurs qui repose sur deux hypothèses. La première est que le processus de décision migratoire dépend de la comparaison de la valeur actuelle des coûts et avantages de la migration. Les avantages de la migration comprennent le revenu plus élevé dans le lieu de destination ou un environnement social ou physique plus agréable. Les coûts incluent les dépenses directes engendrées par la migration et les coûts psychiques liés à la rupture des anciennes relations. S.

Bowles (1970) préfère utiliser l’expression probabilité de migrer ou taux d’émigration car il reconnaît ne pouvoir prendre en compte l’ensemble des dimensions des coûts et des avantages de la migration.

La seconde hypothèse stipule que l’accroissement de revenus escomptés de la migration est une fonction croissante du niveau d’éducation. En d’autres termes, plus un candidat à l’émigration est instruit, plus il anticipe une hausse de revenu élevé. Aussi, le niveau d’éducation accroît la probabilité de migrer, tandis que l’âge la réduit. L’analyse de la valeur actuelle de la hausse de revenu anticipé par les candidats est fondée sur la mesure des différences régionales de revenus courants.

Le test effectué sur les populations du Sud des États-Unis aboutit à deux résultats importants. D’une part, les individus considèrent les avantages et les coûts de la migration comme un problème d’investissement général.

D’autre part, le taux d’émigration est plus élevé chez les sous-populations qui espèrent gagner beaucoup plus en migrant, à savoir les Noirs et les personnes très pauvres.

Quant à John Vanderkamp (1971)104, il distingue trois types de flux migratoires : les nouvelles migrations, les migrations de retour et les migrations autonomes. La proportion des migrations de retour varie en sens inverse de l’état du marché du travail. Les opportunités d’emplois dépendent des perspectives de revenu et donc du niveau de l’activité économique. Les résultats empiriques confirment cette assertion en révélant une grande variabilité des coefficients des variables revenu et distance selon l’état de la conjoncture économique. Le niveau total de la migration diminue en période de dépression économique mais l’efficience “ allocative ” de la main-d’œuvre immigrée est inversement affectée.

Le revenu joue un double rôle dans les pays de départ : il sert à la fois de revenu anticipé attribuable à la migration et de source de financement du voyage. L’influence du revenu sur la migration est donc incertaine car l’effet du premier rôle est négatif et celui du second positif. Les résultats empiriques montrent un faible coefficient positif du revenu dans la région de départ. La mobilité répond beaucoup moins à l’existence d’opportunités quand il y a un ralentissement général sur le marché du travail. Cela implique que les politiques de mobilité sont d’autant plus efficaces que l’économie est proche du plein emploi.

Les prolongements de l'analyse néo-classique, tout en conservant l'essentiel du modèle, ont permis certes d'améliorer le réalisme et l'opérationalité du modèle de base mais ils demeurent néanmoins insuffisants. En effet,

103 Samuel Bowles [1970]. “ Migration as investment : Empirical tests of the human investment approach to geographical mobility ”, Review of Economics and Statistics, n° 52, pp. 356-362.

104 John Vanderkamp (1971), op. cit., pp. 1012-1031.

ils considèrent toujours la migration internationale comme fonction exclusive des inégalités d’opportunités de revenus entre les pays. Ils restent ainsi en contradiction avec les réalités empiriques.

Mais pour Charles Stahl (1995)105, leurs insuffisances résident non dans le fait que les écarts d’opportunités de revenus n’étaient pas importants, mais dans le fait que les restrictions légales à l’immigration ont rendu impossible toute prédiction relative à la relation entre l’accroissement des écarts de revenus et l’augmentation de la migration internationale.

La dimension positive ou analytique de la plupart des analyses de la migration est très limitée par le fait qu'elles reposent sur des a priori théoriques qui éludent certains aspects importants de la réalité concrète. En particulier, la référence explicite au schéma explicatif de A. Lewis (1954) suppose une assimilation ou une correspondance implicite entre les pays d’immigration et le secteur capitalistique d’une part, et entre les pays d’émigration et le secteur de subsistance d’autre part.

La configuration actuelle des économies révèle plutôt la coexistence de secteurs d’activités hautement productifs et très peu productifs tant dans les pays d’immigration que dans ceux d’émigration. Ce contraste frappant interdit toute analyse de la migration qui repose uniquement et systématiquement sur les différences de productivité et de salaire.

Ainsi, P. Aydalot (1980) a montré, à partir d'une étude statistique des données, comment les facteurs traditionnels de la migration, à savoir les niveaux de revenus et le chômage, ne jouaient pas le rôle que leur prêtaient généralement les analyses courantes. Les tests les plus significatifs sont ceux qui utilisaient des variables exogènes (non économiques) tels l'âge et la distance106.

Toute migration comporte des coûts de nature différente. Le coût économique est étroitement lié à la distance géographique car tout déplacement requiert des frais de transport, des dépenses de réinstallation. Le coût sociologique correspond aux efforts psychologiques que doit fournir le migrant quittant ses proches, efforts d'autant plus difficiles que la distance culturelle entre les espaces de départ et d’accueil est importante. Aussi, il importe de prendre en considération les qualités intrinsèques du migrant potentiel et ses facultés d'adaptation au cas où il trouverait un emploi ne correspondant pas à sa formation. P. Aydalot (1980) introduit ainsi la technologie107 comme une variable explicative des comportements migratoires qui peut constituer un frein à la migration.

Dès lors, la distance géographique, socioculturelle, économique, et technologique sont autant d'éléments qui peuvent limiter les migrations. En revanche, l'essor continu et irréversible des télécommunications et de

105 Charles Stahl (1995), op. cit., p. 13.

106 P. Aydalot (1980), op. cit., pp. 167-176.

107 P. Aydalot (1980, p. 176) définit la technologie comme “ dose de connaissance et de qualification intégrée dans les fonctions de production, et structure des fonctions de consommation ”.

l'information exerce théoriquement un effet favorable aux déplacements en élargissant le champ des migrations et en accroissant la mobilité globale des personnes.

L'hypothèse proposée par P. Aydalot (1980)108 qui consiste à considérer que les éventuels gains salariaux obtenus par la migration expriment plutôt une différence de genre de vie qu'une différence de niveau de vie nous paraît particulièrement intéressante. Autrement dit, les écarts de revenu entre deux espaces, pour un même niveau de qualification, ne sont rien d'autres que l'expression de coûts d'environnement différents.

En effet, chaque espace se caractérise par des contraintes de consommation spécifiques, c'est-à-dire que le niveau et la structure de consommation sont différents selon qu'on vit en milieu développé ou en milieu sous-développé. La proposition de Aydalot est intéressante parce qu’elle est réaliste. En effet, les résultats issus de nos enquêtes ont révélé que la raison d’être de la migration était, pour certaines personnes interrogées, de pouvoir

“ vivre à l’occidental ”.

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