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Les analyses non strictement économiques de la migration

D’autres modèles théoriques non strictement économiques ont aussi été proposés pour expliquer le phénomène migratoire. On sait que E. G. Ravenstein (1885) est le premier à proposer une explication théorique de la

35 L’auteur y voit une occasion pour la classe des exploités de s’unir pour revendiquer une rémunération plus juste de la force de travail.

migration. Observant l’exode des ruraux vers les villes au Royaume-Uni, E. G. Ravenstein (1885) élabore une loi explicative de la migration qui repose sur deux critères essentiels, la dimension et la distance. Le courant migratoire entre deux localités dépend de l’importance de leur espace, de leurs marchés et de la distance qui les sépare. La force d’attraction de migrants par une ville est d’autant plus importante que sa dimension est grande et sa distance par rapport aux autres territoires faible.

Cette approche, bien qu’insuffisante parce que n’intégrant pas explicitement les facteurs économiques et techniques, entre autres, a néanmoins servi de base à l’élaboration de modèles dits de gravité (1.3.1). D’autres modèles ont aussi proposé des explications du fait migratoire, à savoir les modèles d’opportunités (1.3.2) et les modèles de contraintes et de connaissance (1.3.2).

1.3.1 Les modèles de gravité

L’hypothèse fondamentale des modèles de gravité dont les caractéristiques ont été énoncées par Georges K. Zipf (1946)36 est l’assimilation de la migration aux relations pouvant exister entre des personnes résidant dans des territoires différents. Ces relations impliquent indéniablement des rencontres et par conséquent des déplacements de personnes. Le sens du mouvement migratoire est dicté par l’importance de la population de chaque territoire et par la distance qui les sépare. L’intensité de la migration est alors directement proportionnelle au produit de la taille des populations des deux lieux considérés et inversement proportionnelle à leur distance.

La faiblesse des modèles de gravité réside tout d’abord dans leur caractère systématique. En effet, les résultats de ces modèles conduisent à une équivalence des flux migratoires entre deux territoires, autrement dit un solde migratoire nul37. Ce qui est très réfutable dans la mesure où l’on assiste actuellement à d’incessants mouvements de personnes conduisant à des déséquilibres permanents de population.

D’autre part, l’intensité des déplacements de personnes ne dépend pas de la distance comme le suggèrent ces modèles mais plutôt de l’espace-temps, c’est-à-dire du temps mis pour effectuer une certaine distance. Or, la durée actuelle d’un trajet, quel qu’il soit, dépend des infrastructures existantes et des moyens de transport utilisés.

Enfin, les modèles de gravité éludent des données aussi importantes que les facteurs socio-démographiques et humains des populations. Ces facteurs constituent une composante que l’on ne peut exclure si l’on veut comprendre la migration, en particulier la migration internationale. Le choix des pays d’accueil par les migrants prend en compte ces caractéristiques, en particulier la distance culturelle et la distance linguistique.

36 Georges K. Zipf [1946]. “ The P1/P2/D hypothesis : On intercity movement of persons ”, American Sociological Review, 11, décembre 1946, pp. 667-686.

37 G. -F. Dumont (1995), op. cit.

1.3.2 Les modèles d’opportunités

Un autre ensemble d’explications privilégie les avantages escomptés par le migrant. Il s’agit de modèles d’opportunités où les décisions de migration reposent sur l’existence d’un quelconque avantage, un meilleur cadre de vie ou une plus forte rémunération, par exemple.

Le premier de ces modèles est celui de Samuel Stouffer (1940)38. Dans ce modèle, la migration est le résultat d’un arbitrage entre les possibilités offertes par le pays de destination en termes d’emploi et de qualité de vie et celles qui existent dans le pays de départ. Les personnes se déplacent lorsqu’elles jugent plus intéressantes les possibilités que leur offre l’espace de destination. L’intensité du flux migratoire dépend de l’importance du nombre de possibilités offertes par le pays de destination. Cependant, si la distance qui sépare le lieu de départ du lieu d’arrivée est grande, le migrant peut trouver des opportunités plus intéressantes dans un des pays situés entre ces deux lieux. Stouffer (1940) parle à ce propos de possibilités intermédiaires.

L’existence de ces possibilités intermédiaires rend aléatoire le lieu de destination du migrant. La seule certitude est la décision de migrer, mais la destination demeure toutefois incertaine. Ce modèle est comparable aux modèles de gravité car on retrouve les deux critères de distance et de taille de la population exprimés sous d’autres formes. Le critère d’importance de la population est remplacé par les possibilités et celui de distance (physique) par la distance fonctionnelle et donc par les possibilités intermédiaires.

Le principal reproche que l’on peut faire de ce modèle est qu’il ne se prête guère à un usage simple. Les possibilités sont très difficilement quantifiables et il semble aussi difficile de mesurer la distance fonctionnelle39. Quant aux difficultés que pose la quantification des possibilités, plusieurs auteurs, y compris Stouffer (1960), ont suggéré d’estimer les possibilités par le nombre total d’immigrants. Ainsi Daniel Courgeau (1970)40 considère que le nombre d’immigrés déjà installés constitue une force d’attraction pour les migrants potentiels et non la population totale. Cette proposition ne peut toutefois permettre de comprendre les mouvements migratoires actuellement en œuvre d’autant plus qu’elle repose sur une hypothèse très discutable que l’auteur reconnaît lui-même41. Cette hypothèse stipule que les étrangers occupent tous les postes que refusent les Français.

Ira S. Lowry (1966)42, étudiant les migrations de travail entre zones urbaines, a préféré substituer aux

“ possibilités ” de Stouffer (1940) les débouchés professionnels. Les débouchés professionnels sont estimés à

38 Samuel A Stouffer “ Intervening opportunities. A theory relating mobility and distance ”, American Sociological Review, 5, 1940, p. 846 et “ Intervening opportunities and competing migrants ”, Journal of Regional Science, 2, 1960, pp. 1-26.

39 G. -F. Dumont (1995), op. cit.

40 Daniel Courgeau [1970]. Les champs migratoires en France, PUF, Paris, 158 p.

41 Daniel Courgeau, op. cit., p. 103.

42 G. -F. Dumont (1995), op. cit., p. 78.

partir de trois variables que sont le taux de chômage, le niveau des salaires et l’effectif de la population active.

Ces trois variables servent simultanément de base pour la comparaison de la situation des pays de départ et d’arrivée et pour la décision de migrer.

Lowry (1966) montre ainsi que le changement net de population dû à la migration entre les métropoles américaines s’expliquaient largement par le taux d’accroissement naturel de la population et les variations nettes de l’emploi dans chacune d’elles. Ce modèle est trop général car il ne prend pas en compte la spécificité de certains emplois et la diversité des débouchés et des besoins selon les secteurs économiques.

Les modèles coûts - avantages, reposant sur le principe de rationalité des personnes et sur le raisonnement économique, sont aussi utilisés pour expliquer la migration. L’idée fondamentale est que les personnes font un arbitrage entre les coûts à engager et les bénéfices escomptés d’une migration avant de prendre la décision de migrer. Dans cette optique, Larry Sjaastad (1962)43 a élaboré un modèle où il considérait la migration comme un investissement dont le migrant espère soutirer suffisamment de bénéfices pour amortir le coût de son déplacement. La différence entre les coûts monétaires du déplacement – les frais de transport – et les avantages monétaires attendus de la migration, actualisée au moment du départ, permet de juger de l’opportunité de la migration. Si cette différence est positive, alors la migration doit avoir lieu car elle laisse espérer des avantages.

Bien que ce modèle nous aide à comprendre les migrations économiques tant internes – émigration rurale – qu’externes – migration internationale –, il souffre cependant de deux handicaps majeurs. D’une part, ne sont pas défalqués des avantages attendus les différents coûts de la vie courante tels que le logement, les dépenses alimentaires, l’habillement et les taxes de toute nature et les éventuels coûts sociaux – par exemple, l’éloignement de la famille et de la communauté. D’autre part, tout comme les autres modèles, il n’est guère aisé de quantifier les coûts engagés et les avantages attendus, et ce d’autant plus que la durée du séjour reste une donnée incertaine. Au-delà même du problème de la quantification, il subsiste un fort degré d’incertitude sur le type d’activité ou d’emploi qu’aura le migrant et par conséquent sur le niveau de ses revenus.

1.3.3 Les modèles de contraintes et de connaissance

Les modèles envisagés jusqu’ici, notamment les modèles fondés sur le calcul économique, ne suffisent pas à expliquer la migration internationale. L’emploi, en particulier, ne peut pas être le seul facteur explicatif des mouvements internationaux de main-d’œuvre. Il demeure intéressant voire impératif de prendre en considération d’autres éléments aussi importants tels que les réseaux communautaires internationaux, les politiques des États et les relations géopolitiques.

Les modèles de contrainte et de connaissance (1965) ont été élaborés pour rendre compte de la migration, en particulier la migration internationale. Les modèles de contrainte insistent sur le caractère obligatoire de certaines migrations. En dehors des situations extrêmes tels que les déplacements forcés d’esclaves ou de minorités politiques ou religieuses persécutées, la migration est souvent la conséquence d’une forte obligation

43 Larry A. Sjaastad [1962]. “ The costs and returns of human migration ”, Journal of Political Economy, supplément à “ Investment in human beeings ”, 70 : 5 (part 2), 1962, pp. 89-93.

due à une pression économique ou sociale. Cette contrainte engendre une pression migratoire conduisant à des départs quasi-forcés ou plus spontanés.

La décision de migrer relève aussi de l’état des connaissances du candidat, c’est-à-dire de l’ensemble des informations relatives aux situations socio-économiques des pays de départ et de destination. Julian Wolpert (1965)44 a proposé une analyse plutôt macro-économique de la migration en élaborant un modèle dit “ seuil de contrainte ” qui repose sur les principes de l’utilité et de la rationalité économique. Le candidat à la migration, qui est considéré comme un homo oeconomicus, attribue une certaine utilité au lieu de résidence et au pays de destination. Cette utilité est la synthèse des coûts et avantages de nature diverse, économique, sociale et autres.

La personne prendra la décision de rester ou de migrer après avoir comparé les deux utilités.

Le processus de prise de décision se décompose alors en trois étapes. La première correspond à la décision de rechercher les différentes possibilités de localisation. La seconde étape est celle où le candidat fixe l’échantillonnage de ses possibilités. La dernière étape est celle de la décision finale ; la personne décide de rester dans sa résidence ou d’émigrer dans le pays envisagé.

Ces modèles se fondent sur une hypothèse très contestable, à savoir que la décision prise par le migrant potentiel est purement rationnelle. Alors qu’en réalité, cette décision est très subjective car elle demeure entachée d’incertitudes relatives aux informations obtenues par le migrant potentiel. Les informations lui parviennent de parents ou d’amis qui résident ou ont résidé dans les pays de destination possibles. Il subsiste donc un fort risque que ces informations ne soient fiables et complètes car ces informateurs peuvent ne pas avoir accès à toutes les informations nécessaires qui permettraient une prise de décision plus objective.

De plus, le champ des possibilités est très restreint, le migrant potentiel se limitant aux pays connus par les réseaux de communication – télévision, radio – ou les réseaux amicaux, familiaux ou communautaires. On retrouve ici le phénomène de mimétisme que l’on peut qualifier de rationnel : le migrant choisit le pays où résident les autres ; si les autres y vont et s’y installent, c’est parce qu’il y a des avantages avérés, d’où l’imitation. En outre, il semble que, dans la plupart des cas, la trajectoire migratoire est unique et que le pays de destination choisi in fine est celui qui a été envisagé dès le départ.

Enfin, à ce panorama de facteurs économiques s’ajoutent les migrations dites promotionnelles. Il s’agit de personnes résidant dans les pays pauvres ou en développement qui pensent que leur ascension sociale et/ou la pleine utilisation de leurs compétences ne peuvent se réaliser qu’à l’étranger. La décision de migrer découle, pour ceux qui s’en tiennent au seul aspect de la rémunération, de l’estimation d’une espérance de gain supérieure dans le pays de destination.

En revanche, pour ceux qui disposent de compétences hautement qualifiées, c’est l’absence d’un environnement de travail propice, de mauvaises conditions de travail et le manque de moyens notamment financiers qui les incitent à migrer. Ces migrations promotionnelles correspondent à ce que l'on appelle la fuite des cerveaux ou le

“ brain drain ”.

44 Julian Wolpert [1965]. “ Behavorial aspects of the decision to migrate ”, Papers of the Regional Science Association, 15, pp. 159-169.

Les analyses récentes sur le “ brain drain ” privilégient l’aspect qualitatif des mouvements migratoires. Ces analyses mettent en exergue le caractère continu des déplacements de main-d’œuvre qualifiée des pays en développement vers les pays développés. Pour Hirsch, les migrants ont, en moyenne, un niveau éducatif supérieur à ceux des pays d'origine et d'accueil. Pour P. Aydalot (1980)45, les migrants ont au contraire un niveau d'éducation faible si l’on retient comme critère la qualification des emplois qu'ils occupent généralement dans les pays d'accueil. Ils travaillent dans des secteurs d'activités dont le niveau, le prestige et la nature des emplois ne motivent guère les actifs nationaux ; ces emplois sont donc moins attractifs pour ces derniers. Pour P. Aydalot (1980), le brain-drain est la conséquence du filtre imposé par les pays d'accueil qui préfèrent la main-d'œuvre la plus qualifiée. Ces pays d'accueil puisent dans le réservoir de “ cerveaux ” des pays d'origine.

Allan M. Findlay (1993)46 réfute la thèse selon laquelle les migrations de travailleurs qualifiés seraient imputables aux écarts de salaires entre les pays. Il explique les mouvements internationaux de main-d'œuvre qualifiée, d'une part par la conséquence de la séparation géographique et fonctionnelle des activités de production des entreprises transnationales et, d'autre part par le désir des pays en développement de se doter d'une infrastructure nationale, industrielle, militaire et de services. La mobilité internationale des cadres répond à un besoin spécifique sur le marché interne de l'emploi ou à une demande de mutations entre unités d'une même entreprise47. Toutefois, les marchés nationaux externes existent même s'ils semblent beaucoup moins structurés que les marchés internes des entreprises transnationales.

Dans cette perspective, la mondialisation des activités humaines en particulier économiques, commerciales et financières joue un rôle primordial. Elle a, entre autres conséquences, contraint les États à se rassembler autour de blocs continentaux (la Communauté économique européenne (CEE), l’Alliance de libre échange nord américain (ALENA), l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), etc.). Ce processus de régionalisation a élargi les espaces économiques et accru la mobilité des populations au sein de ces espaces. Les entreprises ne sont pas en reste car pour maintenir ou accroître leur part de marché et donc leur compétitivité dans une économie mondiale de plus en plus intégrée, elles sont obligées de promouvoir les migrations entrepreneuriales – par exemple, envoi de cadres à l’étranger pour étudier les marchés potentiels.

45 P. Aydalot [1980]. Dynamique spatiale et développement inégal, 2e édition, Collection Approfondissement de la Connaissance Economique, Paris, Economica, 352 p, p. 197.

46 Allan M. Findlay [1993]. “ Les nouvelles technologies, les mouvements de main-d'œuvre très qualifiée et la notion de fuite des cerveaux ”, in SOPEMI [1993]. Migrations internationales : le tournant, Rapport Annuel 1992, Paris, OCDE, 298 p, pp. 165-177.

47 La mondialisation des activités productives, commerciales et financières et l'intensification de la concurrence qui en est suivie ont notamment contraint les grandes entreprises à créer leur propre marché interne de l'emploi et à modifier l'organisation de leurs activités productives (on parle à ce propos de nouvelle division internationale du travail). On assiste ainsi à l'éclatement des anciens marchés nationaux en une série de marchés internes aux grandes entreprises (Allan M. Findlay, 1993, p. 170).

Ce tour d’horizon des différents modèles explicatifs de la migration montre l’énormité des difficultés à saisir la diversité et la complexité des phénomènes migratoires, très variables selon les espaces géographiques, les époques et les populations. Aussi, nous avons remarqué une certaine parenté entre les différentes analyses passées en revue en ce sens qu’elles fondent – de manière implicite ou explicite – la décision migratoire sur l’arbitrage rationnel entre coûts et avantages. Ce constat révèle l’influence et la prééminence du modèle néo-classique sur les autres analyses explicatives de la migration.

Ces modèles d’analyse nous aident néanmoins à comprendre certains aspects de la migration même s’ils ne sont généralement pas testables dans le temps et dans l’espace. Par ailleurs, il importe de voir les conséquences des mouvements de main-d’œuvre car si les pays récepteurs, en particulier les pays développés, ont érigé de nouveaux obstacles à l’immigration, c’est parce que vraisemblablement celle-ci ne comporte pas que des avantages.

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