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Les perdants : erreurs stratégiques et excès d’ambition

Bibliographie du chapitre 1

Chapitre 2 : La déréglementation du transport aérien

2.2. Une mise en difficulté généralisée, mais avec des impacts variables, des compagnies classiques

2.2.3. Les perdants : erreurs stratégiques et excès d’ambition

On pourrait dire, pour être en phase avec ce qui précède, que les compagnies qui éprouvent les plus grandes difficultés à se maintenir sur le marché sont celles qui ont refusé d’adopter une structure de réseau en hub and spokes et de gérer finement les tarifs en fonction du remplissage, qui avaient un réseau trop mono-scalaire ou qui ont refusé d’intégrer une alliance. La vérité est moins simple que cela, et l’on peut avoir l’impression, au-delà de ces considérations qui ne doivent pas être pour autant évacuées a

priori, que l’éviction du marché sanctionne surtout des erreurs de stratégie voire de

gestion.

Sur le marché américain, on peut noter plus de 200 cessations anticipées d’activité de nouveaux entrants56, et cinq disparitions de « majors » implantées antérieurement, qu’il peut être intéressant d’étudier plus en détail (tableau 2.21), en distinguant les causes finales de disparition (qui peuvent être une absence chronique de trésorerie ou la baisse de trafic consécutive à une crise majeure) des causes profondes, plus structurelles et davantage en rapport avec des choix stratégiques effectués par les dirigeants de ces compagnies. Sur les sept cas que nous avons sélectionné (les cinq « majors » plus deux nouveaux entrants), six disparitions sont liées à des erreurs de stratégie combinées à une conjoncture difficile, voire au rachat après une première ou une seconde banqueroute par des « raiders » davantage soucieux de revendre les actifs que de les développer. Les cas les plus significatifs sont ceux de TWA et d’Eastern.

54 Skyteam s’appuie ainsi en Europe sur les hubs de Paris CDG (AF), Amsterdam (KLM), Prague (CSA), Milan et Rome (Alitalia). OneWorld offre de la même façon des carrefours à Londres (BA), Madrid (Iberia), Helsinki (Finnair) et Budapest (Malev). Cette dimension continentale ne doit pas être négligée car la majorité des passagers transportés le sont à l’échelle européenne.

55 Voir aussi sur les Alliances le chapitre 5.

Tableau 2.21. Les causes de disparitions d’une sélection d’acteurs principaux du marché américain (sources diverses)

Compagnie Période de

vie Cause finale de disparition Cause(s) profonde(s)

Braniff 1928-1982 Endettement insupportable Politique d’expansion trop

ambitieuse à partir de 1978 : réseau domestique étendu de 50 %, échec de l’exploitation de

Concorde entre Dallas et Washington (15 % de

remplissage)57.

Pan Am 1927-1991 Détournement du vol 73 au

Pakistan (1986) et attentat contre le vol 103 à Lockerbie (1988) ont des effets désastreux sur la fréquentation ;

Chute des recettes liée à la première Guerre du Golfe.

Réseau trop mono-spécifique (international) et arrivée trop tardive sur le marché domestique en rachetant trop cher National Airlines.

TWA 1925-2001 Première banqueroute en 1992

et seconde en 1995 : la société

est en survie et vend

régulièrement des actifs. Erreurs de gestion manifestes.

Réseau trop mono-spécifique

(transatlantique prédominant) et arrivée trop tardive sur le marché domestique (ouverture du hub de Saint-Louis en 1982).

Eastern 1926-1991 Coûts de production et

endettement trop élevés ;

Difficultés de trésorerie

amenant à réduire les avantages

sociaux du personnel, et

provoquant un conflit très dur ;

Vente des actifs « par

appartement » à partir de 1989

dans des conditions très

désavantageuses.

Réseau durement concurrencé par les « low costs » comme People Express et ayant le malheur de partager le hub d’Atlanta avec Delta, nettement mieux armée pour la compétition.

Western 1925-1986 Réseau attractif pour une

compagnie d’envergure

continentale : 3 tentatives de rapprochement avant celle de Delta Air Lines.

Réseau trop régional ; Expansion difficile vers la côte Est.

People Express 1981-1987 Difficultés d’intégration du

personnel de Frontier Airlines (conflits sociaux) et recettes insuffisantes pour couvrir le service de la dette.

Politique d’achats générant une dette insupportable ;

Tarification fixe jusqu’en 1985 et adoption trop tardive du YM et de programmes de fidélisation. Midway Airlines 1979-1991 Chute des recettes liée à la

première Guerre du Golfe Reprise difficile d’un second hub à Philadelphie, racheté en 1990 à

Eastern, en concurrence directe avec US Air.

TWA est, comme Pan Am, une compagnie fondamentalement tournée vers l’international et l’intercontinental. Compagnie porte-drapeau de fait, elle a longtemps négligé le rabattement de ses passagers à partir du reste des États-Unis. La déréglementation voit de nouveaux compétiteurs, qui disposent pour leur part d’un solide réseau domestique, se lancer sur les « chasses gardées » de TWA et de Pan Am : United, Delta, American Airlines se lancent sur le juteux marché de l’Atlantique Nord à partir de leurs hubs bien alimentés, et parviennent à marginaliser les deux compagnies dominantes en très peu de temps,

57 Il s’agissait du prolongement de vols transatlantiques Air France et British Airways sous numéros de vol Braniff, avec un équipage américain. Les appareils étaient limités à une vitesse subsonique (mach 0,95) pour le survol du territoire des États-Unis, ce qui ne conférait guère d’avantages par rapport aux appareils classiques effectuant la desserte en parallèle, qui circulaient pour leur part avec un taux de remplissage satisfaisant. Cette expérience n’a duré qu’un an et elle a été un désastre financier.

parfois en leur rachetant des lignes58. Dans les deux cas, ces dernières essaient de rebondir en reconstituant après coup un réseau national avec un hub qui n’est pas forcément bien positionné, et dont le prix d’acquisition ou de constitution a été trop élevé. S’y ajoute dans le cas de TWA un manque de clairvoyance caractérisé de la part de ses dirigeants, persuadés qu’il n’y a rien à gagner sur le Pacifique ni en transportant du fret. Il en résulte un déclin rapide, ponctué par plusieurs mises en quasi-faillite (TWA a été trois fois sous le régime du chapitre 11 de la Loi américaine sur les faillites en 1992, 1995 puis en 2001). Le cas d’Eastern pose également le problème des stratégies menées, mais s’y ajoute un facteur éminemment géographique qui est l’implantation de la compagnie : concentrée sur la côte Est et basée en partie à Atlanta, fief de Delta, la compagnie vit un long calvaire durant les années 1980. Elle s’est engagée de surcroît dans une politique de renouvellement et de développement de sa flotte dès le début du processus de déréglementation, qui ont eu pour résultat un endettement important sans réelle contrepartie en termes de recettes. Elle en sera réduite à vendre des actifs encore valorisables comme la navette Boston – New-York – Washington à l’homme d’affaires Donald Trump (elle sera rebaptisée en toute simplicité Trump Shuttle), et à exercer des pressions sur le personnel qui auront pour résultat de déclencher un conflit social majeur qui précipitera la fin de la compagnie.

En Europe, deux disparitions de compagnies nationales sont intervenues suite au processus de déréglementation : Swissair et Sabena. Nous avions eu l’occasion (Zembri, 2003) de montrer comment, sur le marché français, SAir Group, maison-mère de la compagnie nationale suisse, n’a eu de cesse de racheter tout ce qui pouvait l’être sans se poser la question des synergies qui auraient pu être dégagées (Air Liberté, Air Littoral et AOM), parvenant à maîtriser 30 % des créneaux de l’aéroport très convoité de Paris – Orly avant de sombrer dans la banqueroute le 2 octobre 2001, en entraînant directement dans sa chute la compagnie porte-drapeau suisse, l’ensemble de ses filiales françaises et européennes (dont Crossair et Sabena), et perturbant les activités des compagnies dans lesquelles elle détenait des positions minoritaires (TAP Air Portugal, Portugalia, Volare, LOT, Air Europe et LTU). Les milieux d’affaires de Suisse alémanique ont réussi à reconstituer sur la base de la filiale régionale Crossair une compagnie de taille plus réduite basée à Zurich et à Bâle, baptisée Swiss, mais qui n’a vécu de façon autonome que quelques années. En 2005, Swiss a été vendue à Lufthansa, mettant un point final à l’existence d’une compagnie nationale suisse. Un procès a débuté en janvier 2007, pour déterminer les responsabilités respectives des dirigeants de l’ancienne Swissair dans une banqueroute retentissante, largement provoquée par une stratégie d’expansion incontrôlée qui aurait été inspirée par le cabinet d’audit MacKinsey. Cette stratégie dite du chasseur (hunter strategy), adoptée en 1997, visait à détenir à coups de rachats 20 % de part de marché à l’échelle du continent européen (Dobruszkes, 2007, p. 192).

La compagnie nationale belge Sabena était en pertes régulières du fait du maintien d’un réseau disproportionné par rapport au marché bruxellois (ibid., p. 190). Largement soutenue par l’État belge qui commençait à s’en lasser dès le milieu des années 1980, la Sabena a été l’objet de tentatives de rapprochement avec SAS, KLM, British Airways, Air France, puis enfin avec Swissair en 1995. Sabena a ensuite été victime d’une politique de développement de l’offre à marche forcée inspirée par son actionnaire suisse, avec une augmentation de son offre de 81 % entre 1996 et 2000 (Ibid., p. 193). Au final, « la

stratégie de croissance de Swissair, démesurée et passivement suivie par les Belges, s’est avérée fatale et suffit, semble-t-il, à expliquer à elle seule la faillite, malgré les handicaps structurels de Sabena et des comportements prédateurs de Swissair »(Ibid, p.

194).

58 Pan Am a ainsi cédé son réseau transatlantique à United, puis le reste de ses lignes intercontinentales et Européennes à Delta.

Sur les débris de la défunte Sabena, et sur la base de sa filiale DAT non concernée par la faillite, des fonds privés belges ont, un peu à l’image de ce qui s’est passé dans les milieux d’affaires suisses alémaniques, reconstitué une compagnie de format réduit, SN Brussels Airlines, qui a exploité une flotte représentant le tiers de celle de la Sabena sur la moitié des destinations antérieurement desservies. En 2006, elle a fusionné avec l’autre compagnie (low cost) basée sur l’aéroport de Bruxelles-National, Virgin Express.