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Les stratégies gagnantes : variété, densité et quantité d’offre avant tout

Bibliographie du chapitre 1

Chapitre 2 : La déréglementation du transport aérien

2.2. Une mise en difficulté généralisée, mais avec des impacts variables, des compagnies classiques

2.2.2. Les stratégies gagnantes : variété, densité et quantité d’offre avant tout

Suite à l’ensemble des réformes sur lesquelles il est possible d’avoir un minimum de recul, on constate que des opérateurs en place sont sortis renforcés de la confrontation, et qu’une partie des nouveaux entrants a pu prospérer.

Si nous prenons l’exemple des États-Unis, sur les dix compagnies majeures qui concentraient 87 % du marché en 1978, cinq ont effectivement survécu : American, United, Delta, Northwest et Continental, en absorbant pour partie les activités de celles qui ont disparu.

Figure 2.21. Chronologie de la concentration des transporteurs aériens basés aux États-Unis (sources multiples)

La figure 2.21 ci-dessus montre que deux compagnies préexistantes ont particulièrement bien profité de la déréglementation pour se renforcer. Il s’agit de Delta et d’American Airlines.

American est en 200649 la première compagnie aérienne mondiale, avec un trafic total de 99,835 millions de passagers et une des plus fortes proportions de clientèle internationale (21,3 %) de toute l’industrie du transport aérien des États-Unis. Son siège se situe au Texas, à proximité immédiate de l’Aéroport de Dallas Fort Worth. Ses opérations sont organisées à partir de cinq hubs : Dallas/Fort Worth, Chicago O’Hare, Miami, Saint Louis et San Juan de Porto-Rico, avec de très fortes composantes transcontinentale, caribéenne et latino-américaine. Outre le hubbing, adopté en 1981, le point fort de la compagnie est le développement dès 1960, en coopération avec IBM, d’un logiciel de réservation baptisé Sabre, qui a été ensuite largement développé pour devenir l’un des plus utilisés au niveau mondial, y compris par des transporteurs ferroviaires comme la SNCF50. Ce système de distribution globale (GDS) a été adopté par les voyagistes à partir de 1976. Il faisait apparaître les horaires et les tarifs de nombreuses compagnies. Une étude interne à American Airlines menée en 1981 a relevé que les agents de voyages sélectionnaient dans un cas sur deux la première ligne de résultats issue de leurs requêtes, et qu’ils n’allaient

49 Source pour l’ensemble des trafics de cette sous-partie : IATA, WATS 2006.

50 C’est sur la base de SABRE que le logiciel Socrate, très décrié lors de sa mise en place en 1993, a été conçu.

American TWA United Continental Northwest Eastern Western Delta Pan Am Braniff American TWA United Continental Northwest Eastern Delta Pan Am American TWA United Continental Northwest Delta 1978 1990 1995 2002 American United Continental Northwest Delta † 1981 † 1991 PZ-2007

pas au-delà du premier écran à 92 % : l’algorithme a donc été modifié pour faire apparaître systématiquement les vols de la compagnie en premier, ce qui a pu se faire au détriment de nouveaux entrants comme New York Air, ou d’autres compagnies importantes comme Continental. Une enquête sur cette pratique anticoncurrentielle a été ouverte par le Congrès des États-Unis en 2003 et a débouché sur des injonctions qui ont dû être respectées. La compagnie a prospéré en ouvrant de nombreuses lignes et en rachetant des actifs de concurrents moins chanceux : Air California, Reno Air, une partie des lignes d’Eastern Airlines en 1990 et enfin une partie substantielle du réseau de TWA en 2001. Comme ses consoeurs nord-américaines, la compagnie a connu des difficultés après septembre 2001 (17 trimestres déficitaires mais pas de demande de protection sous le régime du chapitre 11), avant de rebondir très récemment.

Delta Air Lines est la troisième compagnie aérienne au monde en 2006 avec 73,584 millions de passagers dont 86,2 % en trafic intérieur. Elle a l’avantage de s’appuyer sur le hub le plus important au monde, l’aéroport d’Atlanta. Elle dessert 302 destinations dans le monde, et atterrit dans les 50 états de la Fédération, plus les dépendances comme Porto Rico et les îles Vierges. La compagnie est née en 1924 en Géorgie, État dans lequel son siège a toujours été localisé. Elle a connu une forte phase de croissance dans les années 1970, en grande partie à l’international, et a battu un record de trafic en 1979, soit l’année après l’ouverture du marché à la concurrence (plus d’un million de passagers mensuels embarqués dans un seul aéroport). La compagnie est réputée avoir lancé le premier programme de fidélisation connu en 1981. Désireuse d’intensifier son réseau, elle a fédéré à partir de 1984 plusieurs51 petites compagnies régionales « feeder » alimentant ses hubs sous le label Delta Connection et exploitant des appareils de petit module (moins de 100 places). D’autres compagnies suivront son exemple comme American Airlines, KLM ou Air France. En 1987, la santé financière de Delta l’autorise à acquérir Western Airlines, ce qui lui permet d’avoir deux hubs supplémentaires à Los Angeles et Salt Lake City. En 1991, elle rachète à Pan Am, peu de temps avant sa faillite définitive, ses lignes vers l’Europe et son réseau intra-européen centré sur Francfort52, ce qui lui confère une place de choix sur l’Atlantique. Les années 1990 et 2000 voient son expansion se poursuivre à l’international, notamment vers l’Amérique Latine puis plus récemment vers l’Asie. En 2000, Delta est membre fondateur de l’Alliance Skyteam avec entre autres Air France. La compagnie organise ses dessertes à partir de quatre hubs : Atlanta, Cincinnati, Salt Lake City et New York. Elle n’a pu éviter de se mettre temporairement sous le régime du chapitre 11 de la Loi sur les faillites, entre avril 2005 et avril 2007, suite à la crise qui a durement frappé le transport aérien outre-Atlantique après les attentats de 2001. Durant cette période de relative faiblesse, elle a fait l’objet fin 2006 d’une vaine tentative de rachat par US Airways, acteur qui doit l’essentiel de son développement à la déréglementation.

D’autres compagnies se sont développées avec succès comme America West, qui a fini par racheter en 2005 un autre acteur du marché qui s’était beaucoup développé dans la période post-libéralisation, US Airways (ex-US Air).

America West est une pure création post-déréglementation. Ses premiers vols ont été opérés en 1983 au départ de Phoenix, qui deviendra l’un des deux hubs de la compagnie avec Las Vegas. Bien que fondée selon un modèle économique original combinant polyvalence des agents et actionnariat salarié très développé, la compagnie s’est initialement positionnée comme étant « full service », pour se démarquer de Southwest Airlines, pure low cost du moins au début (cf. infra, 2.3.1). Sa croissance a été très rapide, au point de générer d’importantes difficultés financières temporaires entre 1985 et 1988.

51 On en compte huit à l’heure actuelle, mais les effectifs instantanés ont varié à plusieurs reprises.

52 Cette particularité est héritée de la guerre froide, durant laquelle Pan Am a été l’une des rares compagnies autorisées à desservir Berlin. Elle a largement contribué à la desserte de Berlin après la construction du Mur en août 1961 (avec jusqu’à 650 vols par semaine). Ce hub a été démantelé en 1997.

Après une tentative ratée de rachat de la navette d’Eastern Airlines (Boston – New York – Washington) en 1988, la compagnie se développe à l’international vers le Mexique et le Japon, avec un succès très relatif. Suite à la première guerre du Golfe qui voit le trafic baisser subitement, America West se met sous la protection du chapitre 11 de la loi sur les faillites. Elle en sort en 1994, après une forte réduction de son réseau domestique et l’abandon des relations long courrier. De nouveaux développements sont opérés vers la côte Est avec l’ouverture d’un troisième hub à Colombus (Ohio), qui est finalement fermé en 2005 pour ne pas faire double emploi avec ceux de Philadelphie et de Charlotte, hérités d’US Airways.

US Airways pour sa part est issue d’une compagnie régionale opérant dans le Nord-Est des États-Unis, Allegheny Air Lines. En 1979, elle est rebaptisée US Air pour ne plus avoir de nom à connotation régionale, et elle engage une expansion soutenue à partir d’un hub créé de toutes pièces à Pittsburgh. En 1987, US Air rachète Pacific Southwest Airlines et Piedmont Airlines, ce qui lui permet d’exploiter deux hubs supplémentaires à Baltimore et à Charlotte. L’expansion se poursuit à l’international avec l’ouverture de lignes vers trois destinations ouest-européennes. La compagnie se rapproche en 1990 de British Airways, avec laquelle elle opère des vols en partage de code et les deux compagnies font programme de fidélisation commun. Cette alliance est rompue en 1996. À cette occasion, US Air devient US Airways. Elle rachète la Trump Shuttle (l’ancienne navette d’Eastern Airlines déjà évoquée plus haut) en 1997, avant de tenter une fusion avec United en 2000-2001 qui n’aboutit pas. Après septembre 2000-2001, les comptes se dégradent et US Airways doit se mettre sous la protection du chapitre 11 entre 2002 et 2003. Le hub de Pittsburgh est démantelé au profit d’une proportion plus importante de vols point à point. Les comptes se dégradent une nouvelle fois en 2004, ce qui provoque un second passage sous le régime du Chapitre 11. La compagnie fusionne finalement en 2005 avec America West, qui adopte toutefois la raison sociale d’US Airways pour l’ensemble des opérations de la nouvelle entité. Cette dernière compte quatre hubs (Phoenix, Las Vegas, Charlotte et Philadelphie). Elle dessert 241 destinations dans trente pays, avec une flotte de 357 avions.

On peut donc considérer qu’il y a eu de belles réussites aux États-Unis suite à la déréglementation de 1978, tant de la part de compagnies en place qui se sont renforcées que de nouveaux entrants qui ont su trouver leur place au point de tenter de racheter des « majors » à partir de la fin des années 1990. On constate que ces compagnies ont adopté rapidement des structures de réseau en « hub and spokes », ce qui permet en 1990 à Pierre Mouhot de lier le dynamisme des compagnies à l’existence de ces carrefours aériens. Ces derniers permettent en même temps d’être en situation de quasi-monopole53 sur les aéroports élus et sur la plupart des lignes y aboutissant, et de concurrencer efficacement via le hub d’autres compagnies au lieu de les affronter sur les mêmes axes. La concurrence s’effectue entre les systèmes centrés sur les différents carrefours : Pierre Mouhot (1990) constate que New York La Guardia est relié en direct aux hubs de douze compagnies, ce qui relativise la domination locale de Delta. On se concurrence ainsi de façon diffuse et à distance (fig. 2.22).

Figure 2.22. Monopole apparent et réalité de la concurrence par les hubs : schéma théorique

53 La ou les deux compagnie(s) basée(s) peu(ven)t transporter jusqu’à 90% des passagers d’un aéroport hub. Pierre Mouhot cite en 1990 dans cette catégorie d’aéroports dominés Atlanta, Chicago O’Hare, Dallas Fort Worth et denver.

Le second facteur de réussite est l’association de services d’échelles différentes : il doit exister une dimension internationale, combinée à un solide appui sur le marché domestique qui, rappelons-le, est d’échelle continentale. Les deux marchés s’inter-alimentent via des « gateways » positionnés sur les côtes (New York, Miami, Los Angeles, Seattle, etc.) ou dans l’intérieur proche (Atlanta, Chicago, Detroit). Les faiblesses du premier peuvent être compensées par l’expansion du second et vice-versa. Nous verrons plus loin que les compagnies qui ne s’appuyaient pas sur un marché domestique d’importance suffisante n’ont pas survécu à la déréglementation. La maîtrise de segments transcontinentaux peut jouer un rôle favorable, la recette moyenne étant meilleure sur les longs parcours. En Europe, il faut comprendre par réseau domestique le réseau intra-européen de la compagnie. Une bonne situation du hub majeur par rapport à l’ensemble du territoire de l’UE permet d’offrir avec le minimum de pertes de temps un maximum de liens OD. Paris et Francfort se trouvent mieux placées de ce point de vue qu’Helsinki ou Lisbonne.

La réussite peut également reposer sur une tarification étudiée pour favoriser le remplissage des appareils sans nuire à leur rentabilisation. L’ensemble de ces techniques de gestion prix-capacité est regroupé sous le vocable Yield Management (YM), le Yield étant la recette moyenne par passager et par unité de distance ou de temps donnée. La maîtrise des systèmes de distribution, complémentaire du YM, a pu jouer un rôle d’appoint non négligeable. Hormis American Airlines qui instrumentalisait son GDS Sabre pour détourner la demande vers ses vols, on notera que United Airlines avait développé un produit équivalent, Apollo Reservation System, qui a connu une internationalisation poussée après son rapprochement avec Galileo Central Reservation System, développé par des compagnies européennes. Or, il ressortait d’une enquête de l’US DOT que 60 % des agences de voyages des États-Unis utilisaient l’un et/ou l’autre de ces systèmes en 1985 (Button, Haynes & Stough, 1998, p. 59), ce qui conférait un avantage concurrentiel non négligeable aux deux compagnies propriétaires et à leurs affidés.

Les compagnies nationales sorties renforcées de la libéralisation en Europe présentent des caractéristiques similaires. On peut citer notamment Air France, Lufthansa et British Airways. Elles s’appuient sur des hubs puissants, mais généralement uniques : Paris CDG,

H1 D1 D2 D3 D4 D5 D6 D7 D8 D9 D10 D11 D12 H1 D1 D2 D3 D5 D6 D7 D8 D9 D10 D11 D12 H3 D4 D31 D32 D33 D34 D35 D36 D37 H2 D22 D23 D24 D25 D26 D27 D21 D28

1 - des liaisons où la compagnie basée sur le hub H1 est en situation de monopole. Une situation

préoccupante ?

2- Pas si dʼautres hubs permettent à une partie des villes desservies de se voir offrir une ou plusieurs alternatives au passage par H1. Cʼest par exemple le cas ici des

Francfort et Londres Heathrow, qui sont respectivement 7ème, 8ème et troisième aéroports mondiaux. Elles y maîtrisent la grande majorité des créneaux, ce qui dissuade les nouveaux entrants de s’y implanter significativement. Elles sont à l’origine des trois alliances mondiales les plus importantes : Skyteam pour Air France, Star Alliance pour Lufthansa et OneWorld pour British Airways. L’alliance constitue un palliatif efficace pour démultiplier l’effet de réseau et fidéliser davantage de clientèle : on peut ainsi offrir à l’échelle continentale l’équivalent d’une « major » des États-Unis avec plusieurs étoiles complémentaires54, et à l’échelle mondiale des partenariats permettant d’aller à peu près partout comme si le voyageur avait affaire à un prestataire unique (voyage « sans couture »). Des politiques de rachat ciblées ont pu être menées, sur un marché moins fluide présentant beaucoup moins d’opportunités du fait de l’attachement quasi-viscéral des États européens à leur compagnie porte-drapeau (flag carrier) : Air France a absorbé KLM mais a refusé de prendre une participation dans son partenaire Alitalia, Lufthansa a repris Swiss. British Airways a en revanche renoncé à une politique d’expansion par rachat de compagnies régionales qui lui avait permis de concurrencer ses consœurs dans plusieurs pays : Air Liberté a été revendue en 2000, Deutsche BA en 2003.

Cette stratégie d’alliance commence à attirer des transporteurs ferroviaires : les six principales entreprises ferroviaires nationales européennes ont annoncé en juin 2007 la création d’une alliance baptisée Railteam. On ne se situe pas bien sûr à la même échelle, et il n’y a guère de risque de constitution dans l’immédiat d’une alliance concurrente d’importance équivalente mais le principe reste le même, et on peut se demander si Railteam ne s’inscrit pas plutôt dans un contexte de concurrence intermodale en se focalisant sur la grande vitesse et en cherchant à fidéliser davantage des utilisateurs optant alternativement pour le train ou pour l’avion en fonction de leur trajet ou des comparaisons tarifaires au moment de la réservation55.