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La réforme du secteur ferroviaire français : une ouverture en trompe l’œil ?

Bibliographie du chapitre 2

Chapitre 3 : Les réformes du transport ferroviaire fondées sur l’open access

3.1. L’évolution du cadre général

3.1.1. L’état des réformes en Europe

3.1.1.3. La réforme du secteur ferroviaire français : une ouverture en trompe l’œil ?

Le vote de la directive 91/440 est intervenu au moment précis où la SNCF, jusque-là relativement préservée, commençait à connaître une situation financière difficile du fait de son endettement croissant largement lié au développement de la grande vitesse. À titre d’illustration, on peut citer que l’endettement au 31 décembre 1994 représentait plus de trois fois le montant des recettes commerciales de l’année (154 milliards de francs pour un CA de 41,4 milliards de francs). On se situait donc clairement dans un contexte de crise financière, et ce malgré une évolution encourageante des trafics tirés par la progression du TGV. La crise couvait également dans les relations avec les Régions, du fait de l’envolée des charges (dans laquelle l’endettement croissant avait toute sa part, bien qu’il ne soit en rien lié au trafic régional) et de la mise en péril des bilans conventionnels annuels (cf. Zembri, 1997). Le processus de régionalisation a bien failli capoter entre 1993 et 1995. La réforme impulsée par l’UE aura été vue comme une occasion de mettre le système ferroviaire à l’abri de cette tendance mortifère, après une première période (1991-1996) durant laquelle la France avait pris un net retard dans sa mise en œuvre. Il aura fallu entre temps la grande crise sociale de l’hiver 1995-1996 (deux mois de grève à la SNCF) pour se rendre compte que la solution aux problèmes de l’exploitant ferroviaire historique français ne passait pas seulement par des coupes dans les effectifs salariés et dans le réseau90 Les décisions prises entre 1996 et 1997 ont marqué une rupture dans la vision du problème par l’exécutif national : la relance de la régionalisation et la mise en oeuvre de la réforme du système ferroviaire français en découlent.

La loi du 13 février 1997, votée six ans après la promulgation de la directive 91-440 qu’elle transcrit en droit français, vise à la fois à séparer la gestion de l’infrastructure de celle de l’exploitation, à relancer le processus de régionalisation par une expérimentation91 assortie d’une augmentation significative de la contribution financière de l’État et à désendetter durablement l’exploitant. La réforme de 1997 ne prévoit pas explicitement l’ouverture du marché ferroviaire à la concurrence. Il s’agit avant tout de clarifier les responsabilités dans l’endettement de la SNCF intégrée et de mettre fin à une logique de « donnant donnant » incarnée par des Contrats de Plan qui ne sont contraignants que pour cette dernière, sans lui donner les moyens de développer ses services et de maintenir son infrastructure à niveau. Le réseau ferré et la dette correspondante (chiffrée à 125

88 Source : DBAG, Geschäftsbericht (rapport d’activités) 2005, p. 59.

89 Ibid.

90 Le projet de Contrat de Plan État/SNCF 1995-1999 prévoyait la fermeture de 6000 km de lignes ferroviaires voyageurs jugées trop déficitaires ainsi que des mesures d’économies drastiques dans le fonctionnement de l’entreprise (20 % des effectifs cheminots devaient disparaître) et dans l’entretien du réseau, en contrepartie d’un allègement partiel de la dette.

milliards de francs soit 19,05 milliards d’€) sont logés dans le nouvel établissement public RFF. La SNCF gère et entretient le réseau moyennant une rémunération annuelle de la part de RFF, d’où le terme de gestionnaire d’infrastructure délégué (GID).

La SNCF conserve certes la partie de dette qui n’est pas liée à la construction d’infrastructures nouvelles (68 milliards de F, soit un peu plus de 10 milliards d’euros), mais la plus grande partie a été transférée au nouveau gestionnaire de réseau. De ce fait, elle regagne des marges de manœuvre financières pour mener une politique commerciale plus dynamique. RFF se voit en revanche alourdi dès le départ par une dette considérable, ce qui lui confère a contrario une très faible marge de manœuvre92. Si l’on compare au cas allemand abordé précédemment, RFF, établissement public autonome, est à même sur le papier de jouer son rôle de gestionnaire d’infrastructure impartial, et ne peut être soupçonné de collusion avec l’opérateur historique. En témoigne dès le départ la nécessité de devoir batailler avec la SNCF pour l’accès à l’information (notamment sur l’état réel du réseau, le fonctionnement des Installations terminales embranchées, etc.) ou le partage des actifs ferroviaires (bâtiments et installations). Les empoignades entre Jean-Pierre Duport, le second Président de RFF, et Louis Gallois, PDG de la SNCF, largement portées sur la place publique, ont marqué le début des années 2000.

Les données du problème ont changé après l’adoption du Second paquet ferroviaire en 2001, avec la perspective à moyen terme d’une ouverture du marché et de l’arrivée de nouveaux entrants directement concurrents de la SNCF. La réforme française est compatible avec ces nouveaux objectifs, sous réserve que la SNCF devienne un opérateur comme les autres et ne soit pas en mesure d’entraver la progression des nouveaux entrants. Le fait que les demandes de sillons ou que les demandes d’habilitation du matériel roulant des nouveaux entrants demeurent instruites par la SNCF (en tant que gestionnaire d’infrastructure délégué) pose notamment problème, et a été dénoncé à de multiples reprises. Même si elle assure qu’il y a une « muraille de Chine » entre la direction de l’Infrastructure qui instruit les demandes et les services commerciaux, certains chargeurs se sont publiquement étonnés d’avoir été démarchés par Fret SNCF immédiatement après des demandes de sillons émises pour leur compte par un opérateur alternatif93. Pour sortir de ce climat de suspicion, les gouvernements n’ont eu de cesse de créer des instances « indépendantes » destinées à porter un regard impartial voire critique sur les conséquences de la réforme, puis une fois le marché en instance d’ouverture, pour assurer un traitement équitable des différents exploitants. Mais les dispositifs successifs peinent à convaincre.

La première en date de ces instances est le Conseil supérieur du service public ferroviaire (CSSPF), installé par le Ministre Jean-Claude Gayssot en juin 1999, et dont le premier Président a été le député PS d’Indre-et-Loire Jean-Jacques Filleul94. Il compte 45 membres : parlementaires, représentants de l’État, représentants de la SNCF et de RFF, représentants des salariés des deux EPIC, des usagers et des chargeurs. Chargé d’évaluer la réforme de 1997, il s’est illustré par des rapports sur la situation économique et financière du système ferroviaire français. Le premier rapport, paru en septembre 2001, montre que l’endettement du système ferroviaire français dans son ensemble (SNCF+RFF+service annexe d’amortissement de la dette ferroviaire) s’est stabilisé à un haut niveau (258 milliards de francs / 39,33 milliards d’€), ce qui est alarmant compte tenu des chiffres d’affaires et capacités d’autofinancement des deux établissements publics. Le CSSPF produit également sur demande du gouvernement des avis sur des réformes en cours ou sur des textes européens (huit en tout depuis 1999). Il a ainsi été consulté sur les modalités de

92 Voir infra., 3.1.2.2.

93 Voir notamment : Kempf (Guillaume), « Fret : la concurrence à l’épreuve du terrain », Ville et Transports, 06/12/2006, p. 62-67.

94 Lequel, vraisemblablement pour rassurer les syndicats de la SNCF, se proclame très volontiers fils et petit-fils de cheminots.

gestion des capacités du réseau à travers la question de l’affectation des horairistes de la SNCF (cf. encadré ci-dessous).

La production de rapports et d’avis semble s’interrompre en 2005, avec un document consacré aux dessertes ferroviaires voyageurs interrégionales. Le site Internet du CSSPF (http://www.csspf.fr) n’a pas été remis à jour depuis juillet 2005, ce qui atteste d’une mise en sommeil de cette institution.

Un débat significatif des tensions nées de la réforme : la question des horairistes

L’approche de l’ouverture du marché du fret international (échéance : 16 mars 2003) a suscité un débat sur l’affectation des 450 horairistes de la SNCF, qui seraient amenés à construire les sillons pour les nouveaux entrants, avec tous les risques que l’on imagine sur l’égalité de traitement des différents demandeurs. RFF demandait le rattachement pur et simple de ces personnels hautement stratégiques à son établissement, en se réclamant de l’article 14 de la directive européenne 2001/14, qui stipule que : « le gestionnaire de l’infrastructure accomplit les procédures de répartition [des]

capacités. » La SNCF, soucieuse de ne pas laisser RFF opérer les arbitrages décisifs entre

opérateurs, mais aussi (et surtout) entre ses différentes activités en interne (Fret, TER, Grandes lignes), conteste cette lecture de la directive au motif que RFF est également partie prenante puisqu’il consomme des sillons pour les trains de travaux. Par ailleurs, le processus de construction est complexe. Il fait à la fois appel à des horairistes nationaux (150), régionaux (50) et à des agents en poste au sein des 22 PC circulation et des grandes gares, qui assurent l’adaptation locale ou en temps réel des graphiques théoriques.

Le CSSPF, saisi, produit un avis le 16 mai 2001. Il s’avère qu’un organisme de répartition des capacités (ORC) indépendant et soumis à une obligation de résultat est nécessaire : RFF peut jouer ce rôle mais il est également possible de créer un ORC en dehors de RFF. L’ORC, quel que soit son statut peut :

Hypothèse 1 : reprendre l’ensemble des horairistes de la SNCF,

Hypothèse 2 : reprendre seulement les 150 « super-horairistes » opérant les arbitrages à l’échelle nationale,

Hypothèse 3 : embaucher des experts horairistes en mesure de contrôler le travail de la SNCF, qui deviendrait un bureau d’études subordonné à l’ORC. Ces experts pourraient attester auprès des nouveaux entrants du respect de la règle de l’égalité de traitement.

C’est une hypothèse 2 édulcorée qui a prévalu : RFF a intégré 30 « super-horairistes » issus de la SNCF, et fixe les règles du jeu à travers un Document de référence du réseau ferré national produit

annuellement95. La SNCF instruit les demandes de sillons pour le compte de RFF et adresse ses

demandes propres, après arbitrages internes, via un service sillons. On remarquera que tout repose

sur l’existence d’une « muraille de Chine » interne à la SNCF entre Infrastructure et Activités96, ce qui

n’est pas forcément garanti. La solution retenue n’a pas été jugée satisfaisante par les nouveaux entrants.

Le décret du 7 mars 2003, transcrivant en droit français le paquet ferroviaire européen de 2001 dix jours avant l’ouverture du marché du fret international, crée dans son article 29 une instance d’arbitrage : il s’agit de la Mission de contrôle des activités ferroviaires. Directement rattachée au Ministère de l’Équipement, elle est composée d’un membre du

95 Dans un souci de transparence, ce document est téléchargeable sur le site Internet de RFF (http://www.rff.fr). Il doit être disponible au plus tard quatre mois avant la date d’ouverture des réservations de sillons pour le service annuel à venir.

96 Cette séparation est imposée par l’article 21 du décret du 7 mars 2003, en ces termes : « La Société nationale

des chemins de fer français prend, sous le contrôle de Réseau ferré de France, les mesures nécessaires pour assurer l'indépendance fonctionnelle du service qui réalise les rapports techniques, afin de garantir l'absence de toute discrimination dans l'exercice de ces fonctions. Ce service respecte la confidentialité des informations à caractère commercial qui lui sont communiquées pour les besoins de ces rapports. »

Conseil d’État, d’un membre de la Cour des Comptes et d’un membre du Conseil général des Ponts et Chaussées97. Le rôle de la mission est double :

· Elle est chargée en premier lieu d’instruire, pour le compte du ministre chargé des transports, les réclamations présentées devant celui-ci avant un éventuel recours juridictionnel par tout demandeur d’accès au réseau ferré national s'estimant victime d’un traitement inéquitable ou discriminatoire.

· Elle est investie en second lieu d’une mission plus large d’observation des conditions d’accès au réseau ferré national et peut, à ce titre, présenter au ministre toute recommandation de nature à faciliter l’accès à l’infrastructure et l’ouverture du marché. Pour accomplir ses tâches, la mission dispose de pouvoirs d’investigation lui permettant de procéder à l’audition de toute entreprise « plaignante », de l’administration ainsi que des établissements publics de l’État (SNCF, RFF notamment) ; La mission peut inviter à participer à ses travaux toute personne intéressée à la résolution d’une affaire. Elle peut obtenir communication de rapports ou de documents susceptibles de l’éclairer dans son activité.

Elle n’a produit à ce jour qu’un rapport d’activité, portant sur la période septembre 2004 – décembre 2005. Il n’y a pas eu de réclamation à instruire sur ces seize mois, qui ont vu quatre nouveaux opérateurs demander des licences d’exploitation sur le réseau français, pour du fret international.

La question de l’attribution des sillons étant réglée (il n’y a pas eu de grief de la part des nouveaux entrants sur ce point, si ce n’est sur l’absence de réactivité de la chaîne d’instruction des demandes), il a fallu s’attaquer à celle de l’attribution des certificats de sécurité aux nouveaux entrants. Dans le dispositif retenu initialement, RFF sous-traite à la SNCF l’instruction des demandes et l’agrément du matériel roulant. On se retrouve une nouvelle fois dans une situation où l’opérateur historique est à la fois juge et partie, avec des soupçons de partialité. La difficile homologation des locomotives EMD Class 66, modèle créé dans le courant des années 1990 pour le marché britannique par le constucteur nord-américain General Motors (Electro Motive Division)98, très prisé des nouveaux entrants pour sa robustesse et sa fiabilité, constitue un précédent qui n’est guère à l’avantage du tandem RFF – SNCF (cf. encadré ci-dessous). Il va donc falloir trouver une instance indépendante de la société nationale pour rassurer les nouveaux entrants potentiels.

L’affaire des Class 66 : un obstacle technique à l’ouverture du marché ?

Cette affaire a donné lieu à la première plainte déposée auprès de la Mission de contrôle des activités ferroviaires en 2006. Deux nouveaux entrants souhaitent utiliser des locomotives General Motors

EMD de type JT42CWR99, déjà largement répandues en Europe (cf. tableau 3.15 ci-dessous). Le

premier, EWSI, filiale française de l’opérateur britannique de fret EWS, y parvient en 2005 à l’issue de 18 mois de procédure. Le second, l’allemand Rail4Chem, voit son dossier enterré pour « manque de maturité de la demande », mais n’en est pas directement informé. L’EPSF n’existant pas encore, la procédure se déroulait encore entre RFF et la SNCF. Le retard important occasionné oblige Rail4Chem à renoncer à l’open access et à traiter avec Fret SNCF pour le parcours français.

Fatigué de relancer RFF et la SNCF qui se renvoient la balle, l’opérateur saisit alors la MCAF qui, après enquête, constate que le dossier préliminaire de sécurité, qui aurait dû être monté par la SNCF suite à sa saisine par RFF, n’a jamais été produit.

97 En pratique, pour garantir la représentation effective des trois institutions, ces dernières ont désigné à la fois un titulaire et un suppléant, ce qui fait que six membres sont habilités à participer aux travaux de la MCAF.

98 Les premiers exemplaires avaient été commandés par l’entreprise Foster Yeoman, gros entrepreneur de travaux publics qui a le premier voulu se doter de ses propres moyens de traction lorsque le marché britannique a été ouvert.

99 L’appellation « Class 66 » provient de l’immatriculation de ces engins sur le réseau du Royaume-Uni : 66001 à 66250, 66401 à 66410, 66501 à 66581, 66601 à 66618 et 66701 à 66722.

Le dossier a été retransmis à l’EPSF, selon la nouvelle procédure, et est toujours en cours d’instruction à la fin de l’année 2006.

Tableau 3.15 : L’importance du parc des JT42CWR (Class 66) sur les rails européens (situation 2006)

Pays Opérateur(s) Nombre d’engins

Royaume-Uni EWS DRS Freightliner GB Railfreight 250 10 99 22

Belgique Dillen & Le Jeune Cargo 10

Pays-Bas ERS 13

Allemagne Rail4Chem

HGK RBB

CB Rail (engins non loués)

4 6 1 5

Total 420

Cette instance est créée par la Loi Perben sur la sécurité et le développement des Transports (Loi 2006-10 du 5 janvier 2006) : il s’agit de l’Établissement public de sécurité ferroviaire (EPSF). Les missions de cet établissement sont100 :

-d’instruire les décisions du Ministère chargé des Transports en matière de sécurité des installations ferroviaires et d’interopérabilité (mise en œuvre au niveau national des Spécifications techniques d’interopérabilité – STI) ;

-de gérer les autorisations de circulation sur le réseau ferré national pour ce qui concerne la sécurité. L’EPSF attribue les certificats de sécurité exigés tant pour le gestionnaire de l’infrastructure que pour le GID et les exploitants (validité : 5 ans). Il peut restreindre, voire suspendre un certificat de sécurité si les règles ne sont pas respectées ;

-d’accorder les autorisations d’exploitation sur de nouveaux tronçons du réseau ou des sous-systèmes substantiellement modifiés ;

-de tenir le registre des types de matériel roulant autorisés ;

-de centraliser les informations sur tout manquement à la sécurité, tout incident ou accident survenant sur le réseau. En outre, RFF et les entreprises ferroviaires doivent communiquer à l’EPSF un rapport sur la sécurité couvrant l’année civile écoulée. Ces informations permettent à l’EPSF d’élaborer un rapport annuel relatif à la sécurité des circulations ferroviaires (date limite fixée par décret au 30 septembre).

Le caractère récent de l’installation de l’EPSF interdit encore tout bilan sur les modifications qui auront pu être apportées au parcours d’homologation des nouveaux entrants. Il n’en demeure pas moins que le marché français est considéré comme l’un des moins ouverts de l’UE, bien que respectant à la lettre les directives de l’UE.