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Les théories économiques à l’épreuve des faits aux États-Unis et ailleurs

Bibliographie du chapitre 1

Chapitre 2 : La déréglementation du transport aérien

2.2. Une mise en difficulté généralisée, mais avec des impacts variables, des compagnies classiques

2.2.1. Les théories économiques à l’épreuve des faits aux États-Unis et ailleurs

Du point de vue de la théorie économique42, puisque c’est elle qui guide les choix des gouvernants, le point de vue dominant à la veille de la libéralisation aux États-Unis était celui exprimé entre autres par Alfred Kahn devant le Congrès (1977) : la déréglementation devait déboucher sur une compétition quasi-parfaite avec un grand nombre de compétiteurs dont l’émergence est favorisée par la faiblesse des coûts fixes non récupérables, la faible importance des économies d’échelle et la-quasi absence d’obstacle à l’entrée sur le marché43. La théorie des marchés contestables (énoncée notamment par William Baumol) venait étayer cette vision des choses en postulant que la simple menace d’arrivée d’un nouvel entrant sur le marché serait en mesure d’empêcher les acteurs

42 Ce paragraphe synthétise les apports des travaux des géographes Andrew Goetz et Christopher Sutton, bons observateurs de la déréglementation aux États-Unis, très aptes à faire le lien entre la théorie économique, les comportements des acteurs et les évolutions effectivement observées sur le terrain. Voir notamment à ce sujet Goetz & Sutton, 1997 et Goetz, 2002.

43 « I do not honestly believe that the big airlines are going to wipe out the smaller airlines, if only because every

dominants d’exercer pleinement leur pouvoir monopolistique. Cette théorie repose sur un argument unique : si un monopole fait des profits, il doit exister des entreprises voulant entrer sur le marché pour prendre une partie de ces profits en vendant un peu plus et moins cher que le monopole en place. La menace que fait peser cette entrée potentielle oblige le monopole à se comporter comme s'il était effectivement en concurrence parfaite, et à vendre au coût marginal. Le monopole ne se distingue alors plus de la situation de concurrence.

Pourtant, les évolutions constatées n’auront pas confirmé ces assertions de départ. Les grands opérateurs ayant su réorganiser leur offre et rationaliser leur structure de coûts ont pu générer d’importantes économies d’échelle et d’envergure, en s’appuyant sur la densité des réseaux. Si cent avions valent bien cent fois le prix d’un seul en termes de coûts d’exploitation, ils génèrent plus de revenus du fait de l’importance du choix de destinations offert et du surcroît de fréquentation qui en résulte. Le « hubbing » sur lequel nous reviendrons plus loin, a été le facteur majeur de génération de ces effets très positifs, ce qui donne à penser que le choix de cette structure de réseau a été déterminant pour la viabilisation des opérateurs dans un contexte déréglementé. Mais il faut aussi citer dans les facteurs de réussite la maîtrise des capacités d’accueil des aéroports (de nombreuses compagnies se sont assuré des rentes de situation dans des aéroports bien placés par le biais de contrats de location des installations à long terme) et celle des systèmes intégrés de réservation. L’importance des réseaux permet en outre de fidéliser davantage la clientèle, davantage intéressée par les programmes de fidélité pour lesquels les opportunités de gain et de consommation des stocks de miles sont les plus vastes. Alfred Kahn a dû reconnaître qu’il avait été induit en erreur en 1988, et qu’il y avait bien des économies d’échelle et de densité.

Autre facteur qui s’est révélé sous-estimé par les tenants de l’ouverture rapide du marché : les obstacles à l’entrée sur le marché. Il est tout à fait imaginable qu’un nouvel entrant loue un avion (action réversible à tout moment et n’impliquant pas d’importantes immobilisations du capital), se déclare intéressé par l’exploitation d’une liaison, et l’exploite effectivement sans rencontrer d’obstacles majeurs. Mais, dans la réalité, des barrières invisibles pouvaient perturber cette marche théoriquement tranquille (Levine, 198744) :

-la maîtrise des terminaux et portes d’embarquement des aéroports « stratégiques » par les compagnies en place, avec des conventions d’occupation longue durée,

-le contrôle des créneaux de décollage et d’atterrissage dans les grands aéroports par les compagnies en place, avec un très faible taux de rotation,

-l’existence de grands systèmes d’information et de réservation sur lesquels il faut être référencé pour être visible, généralement maîtrisés par des acteurs majeurs du marché45, -l’existence de programmes de fidélisation qui rendent peu attractifs des opérateurs avec une offre limitée, surtout pour des voyageurs d’affaires,

-l’existence de systèmes de commissions aux agences de voyages46.

44 Michael Levine a été un acteur-clé de la déréglementation aux États-Unis en étant tour à tour membre du CAB entre 1978 et 1979, puis cadre dirigeant de trois compagnies aériennes (Continental, New York Air puis Northwest). Juriste de formation, il n’a jamais rompu le lien avec le milieu académique, exerçant à Yale où il fut doyen de la Faculté de Management entre 1988 et 1992, puis à Caltech et à l’Université de Californie du Sud.

45 Ce type d’obstacle existe également dans le domaine du ferroviaire voyageurs en open access. Un contentieux avait éclaté entre Connex et la DBAG suite au retrait des horaires des trains du nouvel entrant de la base horaires de l’opérateur historique, évidemment la plus consultée par les candidats au voyage. Cf ; infra, 3.3. cela dit, l’explosion ultérieure des usages grand public d’Internet a pu relativiser cet obstacle.

46 Là aussi, l’explosion des transactions directement réalisées par Internet a pu relativiser ce dernier obstacle : les nouveaux entrants se sont appuyés à plein sur ce média, court-circuitant ainsi les circuits de distribution traditionnels, et obligeant les compagnies classiques à en faire autant, pour ne pas se ringardiser. Au final, les

Si ces barrières deviennent trop dissuasives, il est à craindre que les bénéfices de la réforme soient anéantis en se retrouvant avec un nombre trop limité d’acteurs sur le marché. Le risque est grand qu’après une phase initiale et intense de concurrence agressive (généralement sur les prix), le marché se stabilise avec un nombre limité de survivants pouvant pratiquer des prix élevés et reconstituer ainsi leurs marges, sans que l’on puisse leur reprocher d’agir sur un marché protégé. C’est ce que l’on a pu observer par exemple sur le marché domestique français, avec le renforcement au final d’Air France, en situation de monopole sur la quasi-totalité des lignes dès 2002 (Zembri, 2003 & 2006). En toute hypothèse, une intervention forte du régulateur deviendrait nécessaire, ce qui nous ramènerait à un marché régulé par la puissance publique.

La théorie des marchés contestables, également mise en avant par les partisans de la réforme du transport aérien en 1978, a été tout autant battue en brèche par la réalité des faits. Ainsi que le rappelle Andrew Goetz (2002, p. 4 et 5), un certain nombre de conditions doivent être satisfaites pour valider cette théorie :

-les nouveaux entrants sur le marché doivent pouvoir accéder aux mêmes technologies et aux mêmes économies d’échelle que les compagnies en place : cela n’est pas évident dans la mesure où les situations monopolistiques se retrouvent le plus souvent sur des lignes à trafic moyen voire faible, et où les exploitants en place peuvent compter sur un réseau généralement étoffé pour réaliser leurs économies d’échelle et de densité. Il faudrait donc que le nouvel entrant potentiel soit de taille comparable et dispose d’un réseau de taille au moins égale à celui du titulaire actuel,

-l’entrée et la sortie du marché ne doivent pas générer de coûts : il faut donc déjà disposer des capacités de transport nécessaires à l’exploitation et des moyens au sol nécessaires, la conquête d’un nouveau marché se faisant alors au coût marginal,

-l’exploitation ne doit pas générer d’immobilisations et de charges irrécupérables que le nouvel entrant aurait de grandes difficultés à amortir par les revenus courants d’exploitation,

-enfin, le temps de réaction de la compagnie en place doit être suffisamment long pour que le nouvel entrant rentabilise auparavant son entrée sur le marché. Certes, les réflexes des dinosaures sont réputés lents, mais cela paraît irréaliste, ce d’autant plus que dans les cas d’arrivée de nouveaux entrants sur un marché, les réponses des compagnies en place ont été immédiates, voire anticipées. Il suffit de se référer à la réaction d’Air France sur ses lignes intérieures « millionnaires » en 1996 : les nouveaux entrants, qui se sont vus opposer une fréquence inégalable, n’ont pas pu réaliser le moindre bénéfice d’exploitation, même la première année, et leur position s’est rapidement révélée intenable.

Il ne faut pas négliger l’éventualité de « comportements prédateurs » de la part des compagnies en place : augmentation de l’offre pour générer une surcapacité globale, réductions tarifaires en-dessous du prix de revient, etc. Ces pratiques ont pour effet d’empêcher le nouvel entrant de s’implanter sur le marché, ce dernier ne pouvant pas supporter d’entrée une guerre des prix de forte intensité ni suivre l’augmentation des capacités. Ce type de tactique est supportable pour la compagnie dominante si celle-ci a par ailleurs un réseau suffisamment bénéficiaire pour compenser par péréquation les pertes qui ne manqueront pas de survenir. L’US DOT a été sollicité à plusieurs reprises pour mettre fin à de telles pratiques, et s’est forgé une doctrine d’intervention, fondée sur trois critères déterminants : concomitance entre l’augmentation des capacités et une baisse importante des prix, volume de places vendues à bas prix par la compagnie en place supérieur à la capacité totale offerte par le nouvel entrant, ou supérieur au volume des

commissions aux agences ont pratiquement disparu, ces dernières devant désormais facturer en sus au client leur prestation.

tarifs réduits proposés par ce dernier dans l’hypothèse où il offre plusieurs classes tarifaires. La satisfaction d’un seul de ces critères suffit à déclencher une enquête.

On pourrait ajouter que l’entrée sur un marché nécessite des budgets de communication et de publicité importants que la compagnie en place n’a pas besoin de mettre en place, du moins à un volume comparable : sa notoriété est installée.

D’où des résultats qui ont pu être jugés partiellement décevants. Si la concurrence demeure intense sur les grands axes où opèrent trois transporteurs et plus, avec des baisses de prix à la clé et des efforts en termes de qualité de service et de fidélisation des passagers, sa moindre intensité sur de nombreuses autres lignes n’a guère profité à la clientèle, sauf s’il s’agissait de segments de rabattement sur une relation plus concurrentielle vendue simultanément, en demeurant au sein du même système d’offre47. Or, la concurrence n’a pas été constamment au même niveau d’intensité compte-tenu d’un important turnover observé dès les premières années de mise en œuvre des réformes. Les lignes à trois compétiteurs ou plus d’aujourd’hui ne sont pas forcément celles d’hier. La seule régularité observée est que les lignes longues, avec des flux transportés importants, sont davantage sujettes au niveau maximal de compétition que les autres. La croissance importante du trafic sur ces lignes leur a conféré une importance relative permettant de dire qu’une majorité de voyageurs avaient bénéficié de baisses de prix non négligeables. Ainsi, l’US DOT observait en 1990 que 55 % de l’ensemble des voyages s’étaient effectués sur des paires origines-destination (OD) desservies par trois transporteurs et plus, contre 28 % en 1979. Cette proportion a ensuite diminué durant les années 1990, le Transportation Research Board l’estimant en 1997 à 35 % seulement. Une grande partie des paires OD ne connaît donc pas le niveau minimal de concurrence qui permettrait d’enregistrer des diminutions tarifaires effectives et durables. C’est notamment le cas lorsqu’il s’agit de paires joignant une ville moyenne à un grand aéroport hub dominé par une compagnie. La littérature nord-américaine a ainsi tenté de définir des « poches de souffrance » (pockets of pain), qui avaient davantage souffert de la déréglementation qu’elles n’en avaient bénéficié (Goetz, 2002, p. 7-8). Un tiers Est des États-Unis était largement concerné, la principale explication d’une limitation de la concurrence étant la saturation des aéroports hubs de cette partie du territoire : New York Kennedy et La Guardia, Washington Reagan National, Atlanta et Chicago O’Hare48.

Les réformes n’ont donc pas débouché sur les résultats attendus : les marchés ne sont pas réellement ouverts et les prix n’ont pas baissé partout. Cela renvoie à des obstacles techniques, qui seront abordés dans le chapitre 7 (capacité des grands aéroports), mais aussi à la sous-estimation des stratégies menées et des rapports de forces entre acteurs qui ont pu s’établir, le plus souvent au détriment des entrants sur le marché.

Cela dit, on ne peut pas conclure d’emblée à la survie et au renforcement généralisés des grandes compagnies et à l’échec de l’ensemble des nouveaux acteurs du marché. La réalité est plus contrastée que cela du fait de la diversité des stratégies mises en œuvre, que nous allons maintenant essayer de démontrer et d’illustrer.

47 Ainsi, voyager sur Paris – Brive ou Francfort – Brême, respectivement dans le système d’offre Air France et Lufthansa, peut être très coûteux si le client ne va pas au-delà, et quasiment gratuit si le parcours total est New-York – Brive ou Singapour – Brême.

48 Rappelons que les deux derniers aéroports cités sont respectivement premier et second mondiaux en termes de trafic passagers, avec 84,846 millions de passagers pour Atlanta et 76,249 millions de passagers pour O’Hare en 2006 (source : Airports Council International).

2.2.2. Les stratégies gagnantes : variété, densité et quantité d’offre avant