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Chapitre III : Les flexibilités de l’Accord sur les ADPIC et leurs limites à résoudre le problème

III.1. Les exceptions générales en faveur de la santé publique

III.1.1. Les différentes exceptions générales opposables aux brevets

Les exceptions générales que les pays peuvent invoquer pour prendre des mesures favorables à la santé de leurs populations sont de plusieurs ordres. Ils peuvent en premier lieu tirer profit des délais accordés aux pays du Sud pour la mise en œuvre des obligations prévues par l’Accord sur les ADPIC en ce qui les concerne. Pour les PMA, ils disposent des marges de manœuvre assez étendues, mais on verra que cela n’implique pas grand -chose dans les faits. Ensuite, des exceptions ont été expressément prévues en cas de problèmes de santé, que ce soit dans le cadre de l’Accord sur le commerce des marchandises (article XX du GATT) ou de l’Accord sur les ADPIC lui-même. En effet, l’article 8.2 de cet Accord autorise l’adoption de mesures nécessaires pour protéger la santé publique et l’article XX (b) du GATT de 1994 autorise les parties contractantes à appliquer des mesures nécessaires à la protection de la santé publique, même si celles-ci vont à l’encontre de leurs obligations générales. Ces deux exceptions générales seront traitées successivement dans les points suivants; et les difficultés qui rendent chacune de ces exceptions inefficaces seront évoquées pour chacune d’elles.

a. Les dérogations permises aux pays en développement et aux PMA

Il s’agit de l’extension de l’une des exceptions aux principes généraux de l’OMC, le « traitement spécial et différencié » en faveur des pays en développement et les pays les moins avancés, pour ce qui concerne l’Accord sur les ADPIC. En principe, le régime de cet Accord s’impose à tous les États membres de l’OMC. Toutefois, cet Accord prévoit différentes périodes de transition pendant lesquelles les membres peuvent reporter l’application des dispositions de l’Accord, compte tenu de leur niveau de développement économique. Les pays en développement avaient jusqu’en 2000 pour se conformer à l’Accord, soit une période de 5 ans à partir de l’entrée en vigueur de l’Accord (article 65 de l’Accord sur les ADPIC). Les pays qui n’offraient pas la protection conférée par les brevets de produit dans certains domaines de technologie, tels que l’Inde, l’Égypte et le Brésil, disposaient de cinq ans supplémentaires pour appliquer l’Accord dans ces domaines (ONU, 2009 :

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12). Les PMA ont bénéficié d’un délai supplémentaire de dix ans pour sa mise en œuvre (article 66 de l’Accord sur les ADPIC). Cette période transitoire, qui a expiré en décembre 2005, s’est révélée insuffisante pour s’adapter au nouveau régime prévu par cet Accord, surtout en ce qui concerne les médicaments.

C’est pour cela que, lors de la Conférence de Doha de 2001, il a été convenu que les membres les moins avancés ne seront pas obligés, en ce qui concerne les produits pharmaceutiques, de mettre en œuvre ou d’appliquer la section 5 de la deuxième partie de l’Accord sur les ADPIC qui porte sur les brevets, ni de faire respecter les droits que prévoit cette se ction, jusqu’au 1er janvier 202155. Par ailleurs, les membres ont convenu que, même après cette date, et sans préjudice d’extensions ultérieures envisageables, chaque PMA membre pourra demander à titre individuel d’autres prorogations pour ce qui est des médicaments et cela d’une manière indéterminée. Ces dérogations se traduisent dans les faits par une exemption d’accorder les brevets ou leur protection en ce qui concerne les inventions portant sur les produits pharmaceutiques (Carreau, 2010 : 358; Correa, 2009 : 82).

L’exemple de l’Inde montre que le fait d’exploiter pleinement les périodes de transition permet d’élargir l’accès aux médicaments en favorisant le développement de l’industrie pharmaceutique nationale spécialisée dans la fabrication de médicaments génériques. En effet, l’Inde, alors qu’elle importait dans les années 70 la plupart de ses médicaments à des prix élevés, est devenue le fournisseur de médicaments génériques à des prix abordables aux autres pays en développement (ONU, 2009 : 13). Si des pays en développement, comme l’Inde, ont su se prévaloir de la période de transition pour n’accorder la protection des brevets de produit qu’en 2005, à l’expiration de la période de transition, d’autres ont adopté une protection des médicaments par les brevets de produit avant le délai qui leur était imparti. Or, alors même qu’ils ne peuvent pas se comparer à l’Inde, fût-elle des années 1970, plusieurs PMA se sont conformés à l’Accord sur les ADPIC avant l’échéance de la période de transition. Ainsi, presque tous les pays africains membres avaient déjà aligné leur législation sur les dispositions de l’Accord sur les ADPIC en 2002, alors qu’ils

55 La période de transition a été rallongée à plusieurs reprises, la dernière en date étant celle de juin 2013 qui repousse la protection des brevets pharmaceutiques en 2021, sans préjudice d’autres dérogations (OMC, 2013). Les pays les moins avancés membres pourront en effet demander d’autres prorogations des périodes de transition aussi longtemps que leur situation l’exigera, comme cela est prévu à l’article 66 : 1 de l’Accord sur les ADPIC (Déclaration de Doha, §7).

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n’y sont pas tenus, au moins jusqu’en 2021 en ce qui concerne les médicaments et les produits pharmaceutiques (OMC, 2013).

Il est vrai que, dans la plupart des PMA, les dispositions de l’Accord sur les ADPIC ne sont pas encore entrées en vigueur en ce qui concerne les médicaments. Cette dérogation accordée aux PMA n’est d’ailleurs pas remise en cause par les laboratoires pharmaceutiques, car ils ne craignent pas de concurrence de leur part, dans la mesure où ils n’ont pas les moyens technologiques de reproduire leurs médicaments. C’est pour cela que, dans ces pays, les problèmes d’accès aux médicaments sont apparus et se sont amplifiés malgré l’existence de cette dérogation. Et pour cause, les PMA, comme pour un grand nombre de pays en développement, n’ont pas les infrastructures pour produire localement les médicaments dont ils ont besoin. Leur niveau économique est d’ailleurs si faible que ni les malades, ni les gouvernements ne peuvent prendre en charge le coût des médicaments, même génériques. Les pays émergents qui en étaient capables, eux devaient assurer la protection des brevets et, en cas de nécessité, produire pour eux -mêmes, comme on le verra dans la troisième section de ce chapitre. Les PMA pouvaient-ils faire recours à l’article XX du GATT 1994 pour régler le problème d’accès aux médicaments ?

b. L’article XX (d) du GATT 1994 : Exceptions générales pour les mesures nécessaires pour préserver la santé publique.

L’article XX (d) du GATT 1994, figurant sous l’intitulé « exceptions générales », établit un principe général d’exemption des obligations découlant des accords de l’OMC, en permettant aux États membres d’établir des exceptions nécessaires pour assurer le respect des lois et règlements qui ne sont pas incompatibles avec les dispositions du GATT, par exemple les lois et règlements qui ont trait à la protection des brevets, marques de fabrique et droits d’auteur (article XX d du GATT 1994). En effet, « sous réserve que ces mesures ne soient pas appliquées de façon à constituer soit un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable entre les pays où les mêmes conditions existent, soit une restriction déguisée au commerce international, rien […] ne sera interprété comme empêchant l’adoption ou l’application par toute partie contractante des mesures […] nécessaires à la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou à la préservation des végétaux » (article XX b du GATT 1994).

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Cette disposition peut être interprétée comme permettant aux États une double façon d’agir : elle peut servir de base légale pour refuser la brevetabilité ou de déroger aux obligations liées aux brevets. Dans le premier cas, peut être exclue de la brevetabilité (c’est-à-dire qu’un enregistrement pourra être refusé), une invention en lien avec l’ordre public entendu au sens large (la protection de la santé et de la vie humaine y comprise). Les produits pharmaceutiques peuvent donc être exclus de la brevetabilité, si le pays prouve que cela est susceptible d’engendrer des perturbations de l’ordre public visé par l’article XX du GATT 1994 (Carreau, 2010 : 364). Sans pour autant être dénoué de tout intérêt, le refus de breveter les inventions portant sur les médicaments ne règlerait pas le problème de l’accès aux médicaments. Il serait également difficile de démontrer que l’octroi d’un brevet sur les médicaments constitue une menace à l’ordre public, à moins que ledit médicament contienne des substances nocives ou dangereuses pour la santé, ce qui n’est pas le problème sous analyse dans le cadre de la présente étude.

Plus intéressante est l’autre interprétation de cet article XX du GATT 1994, car sa portée est importante. Elle permet, vu son caractère d’exception, aux membres d’équilibrer les droits et les obligations des titulaires de droits de propriété intellectuelle. Ainsi, chaque membre peut se fonder sur l’article XX (d) du GATT pour prévoir des limites et des exceptions aux droits des brevets (Remiche & Kors & Cassiers, 2010 : 79-80). La régularité de cette « exception générale » aux principes généraux de l’OMC en ce qui concerne les brevets a été invoquée dans deux litiges soumis aux groupes spéciaux du GATT 1994 et la jurisprudence constante a confirmé que la protection des brevets est aussi un domaine dans lequel les parties contractantes peuvent prendre des mesures dérogatoires en vertu de l’article XX du GATT 1994, mesures qui, autrement, ne seraient pas conformes à leurs obligations et engagements dans le cadre de l’OMC (Gervais, 2010 : 20-21). Malgré la licéité de ces exceptions, de même que celles prévues par l’article 8 de l’Accord sur les ADPIC, elles n’ont pas aidé les pays en développement dans la mise en place des dispositions favorables à la santé publique ou ne les ont pas utilisés, en raison, comme on le verra plus loin, des pressions économiques exercées par les pays industrialisés sur les pays qui avaient les capacités de les exploiter.

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c. Les exceptions de l’article 8 de l’Accord sur les ADPIC.

L’Accord sur les ADPIC ne prévoit pas d’exceptions spécifiques en matière de protection de la santé publique des États membres. Il n’évoque celle-ci que dans ses dispositions générales et de façon indirecte. En effet, l’article 8 stipule que « les membres pourront, lorsqu’ils élaboreront ou modifieront leurs lois et réglementations, adopter les mesures nécessaires pour protéger la santé publique et […] pour promouvoir l’intérêt public dans des secteurs d’une importance vitale pour leur développement socioéconomique et technologique, à condition que ces mesures soient compatibles avec les dispositions de l’Accord sur les ADPIC ». Il reconnaît ainsi explicitement le droit des membres d’adopter des mesures nécessaires pour protéger la santé des personnes et des animaux. Cette disposition autorise en fait les mesures pour lutter contre une épidémie ou toute autre menace sanitaire, pour autant que lesdites mesures soient réellement nécessaires et limitées à la lutte contre cette épidémie (Correa, 2010 : 12). Parmi ces mesures susceptibles d’être prises en vertu de cette disposition figure par exemple l’autorisation des importations parallèles ou l’octroi des licences obligatoire notamment pour l’utilisation publique à des fins non commerciales (Remiche & Kors, 2007 : 188-191). On y reviendra ultérieurement.

Ces mesures que prévoit l’Accord sur les ADPIC pour aménager la protection de la santé se sont avérées difficilement applicables et ont été par conséquent peu utilisées. En effet, ces mesures ont été adoptées dans le cadre des négociations du cycle d’Uruguay et dans un contexte assez particulier pour ce qui est de l’Accord sur les ADPIC. Dans la plupart des cas, les dispositions relatives aux droits de propriété intellectuelle ont été adoptées dans le but de répondre plus aux demandes des firmes pharmaceutiques, sans qu’on tienne compte des problèmes des pays en développement. Les firmes pharmaceutiques ont joué un rôle prépondérant dans son élaboration et ont exercé de fortes pressions sur leurs gouvernements pour qu’ils le fassent adopter au sein de l’OMC qui dispose d’un mécanisme de contrainte, l’Organe de règlement des différends (ORD), qui n’existe pas dans d’autres institutions ou conventions qui traitent des droits de propriété intelle ctuelle. De même, nombreux pays en développement (le Brésil, l’Argentine, la Thaïlande, l’Indonésie, etc.) furent l’objet de pressions ou de représailles commerciales de la part des pays du Nord, leurs gouvernements subissant à leur tour les demandes pressantes des lobbies de médicaments (Remiche & Cassiers, 2010 : 180).

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Cependant, les dispositions de l’Accord sur les ADPIC constituent la base sur laquelle des compromis entre les éléments contradictoires au système des brevets sur les médicaments peuvent être établis. En effet, si d’une part ses dispositions réaffirment le rôle des brevets comme incitatifs pour la production de nouveaux médicaments, elles soutiennent qu’en aucun cas la protection des brevets ne peut être invoquée pour bloquer ou limiter l’accès aux médicaments et aux soins (Remiche & Cassiers, 2010 : 234). Quels sont les intérêts légitimes du titulaire du brevet qui pourraient résister aux intérêts légitimes des populations quand ceux-ci sont menacés de mort par une épidémie ou par une grave maladie ? D’ailleurs, l’Accord sur les ADPIC prévoit des exceptions spécifiques pour permettre de aux pays de faire face aux difficultés découlant de la protection des brevets dans sa mise en application.