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Chapitre II : La nature du problème posé par les brevets dans l’accès aux médicaments dans

II.3. La nécessité de la protection des brevets

II.3.1. Le système des brevets, un mal nécessaire

Le bilan de ces vingt premières années du système généralisé des brevets révèle certaines dérives qui relèvent davantage de la politique des brevets que du droit des brevets lui-même et qui entravent l’accès des populations pauvres aux nouveaux médicaments. La double nature du médicament, produit de santé et objet de brevet, rend complexes les mesures à mettre en place pour assurer les droits des titulaires des brevets tout en assurant des investissements de nature à servir à la fois l’intérêt général et les intérêts particuliers (Guesmi, 2011 : 554). La réflexion de Pogge et son équipe suffit pour exprimer cette complexité des brevets. Pour eux, « although monopolies are much criticised by economists as being inefficient and by ethicists as interference in the freedom of people to produce and exchange, patents are widely accepted as a necessary evil » (Banerjee & al. 2010 : 166).

Les économistes ont une explication plus convaincante pour donner les raisons pour lesquelles les brevets sont nécessaires dans l’organisation sociale. En effet, North51 et son école des droits de propriété considèrent que c’est le renforcement et la protection des droits de propriété intellectuelle qui sont les facteurs principaux de la révolution industrielle. North soutient que « economic growth is possible since intellectual property rights are well defined and protected » (North, 2007: 19). Pour lui, le processus d’innovation à grande échelle s’est amorcé dès lors que les individus ont commencé à espérer que leurs découvertes soient financièrement récompensées par le marché. Ainsi, l’accélération de l’innovation et de la productivité associée à la révolution industrielle ont été impulsées par la protection des droits de propriétés intellectuelles, en permettant à l’inventeur de tirer profit de ses efforts et de ses investissements. En effet, North (1981) estime la première révolution industrielle n’est que la prolongation des modes anciens de la découverte et de production, principalement dans le domaine de l’agriculture, et les innovations étaient l’œuvre « d’inventeur isolé et génial, sans grande formation, qui découvre dans son coin un procédé utile » (North, 1981 : 41). Par contre, la grande nouveauté de la période de la révolution industrielle (1890-1900) est l’apparition des recherches scientifiques réalisées en équipes ou en laboratoires, au sein des entreprises ou en liaison avec elles, c’est-à-dire une institutionnalisation de l’innovation. Il en déduit que le développement industriel en Angleterre est clairement la conséquence d u système de brevets,

51 Douglass North a été colauréat (avec Robert Fogel) du prestigieux prix Nobel d’économie en 1993 pour ses travaux de l’analyse historique de l’économie et le rôle des institutions dans le décollage économique (Nobel prizes foundation, 2014).

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puisque c’est, d’après lui, l’introduction et le développement des droits de propriété intellectuelle, en particulier les brevets, qui encouragent l’innovation à travers la récompense ou la rémunération qu’ils permettent (Norh, 1981 : 67-69). D’une certaine façon, on peut y voir la confirmation des thèses des institutionnalistes qui attribuent à la mise en place d’une législation sur les brevets un rôle fondamental dans la création de conditions favorables à la révolution industrielle, tant en Angleterre qu’aux États-Unis et dans l’Occident en général (North & Thomas, 1973).

Ainsi, pour cette école des droits de propriété menée par North, il n’existe pas de différence entre la propriété physique et la propriété intellectuelle. S’il n’y avait pas le droit de propriété, un agriculteur défricherait sa parcelle, la fertiliserait, sèmerait et quand la récolte est mûre, il assisterait les autres s’emparer les fruits de ses efforts et, ne disposant ni de titre de propriété sur sa parcelle, ni sur sa récolte, l’agriculteur n’aurait aucune voie de recours (Lévêques & Ménière, 2003 : 7-23). De la même façon, le rôle de la propriété s’applique aussi aux créations de l’esprit qui sont des biens immatériels. En effet, sont immatériels les biens issus de la connaissance : la science, l’information et les droits intellectuels (Ambrosi, 2012), dont font partie les droits ou biens protégés par les brevets. En investissant son temps et son argent à faire la recherche, il ne doit pas être dépouillé des fruits de ses efforts par d’autres qui n’ont rien entrepris. Vu le caractère spécial52 des innovations qui peuvent être copiées sans que leurs titulaires en soient dépouillés, les règles traditionnelles du marché qui régissent les échanges ne peuvent pas s’appliquer. Pour le cas des médicaments, le problème est en effet de concilier les intérêts antagonistes en présence dans le fonctionnement du système des brevets pharmaceutiques. A priori étrangère aux notions de commerce et d’échange, la santé s’est retrouvée sur le marché par le biais des brevets, dont le fonctionnement semble réserver l’usage des médicaments brevetés à ceux qui ont les moyens d’en payer le prix. Toute la particularité du sujet

52 En examinant les raisons pour lesquelles un système de concurrence parfaite n’atteint pas une allocation de ressource optimale, Arrow (1962) s’attarde sur la présence de l’indivisibilité, l’impossibilité d’appropriation, et l’existence de l’incertitude. Il préconise que l’activité inventive possède ces trois éléments. Selon lui, l’existence d’incertitude influence de manière décisive l’allocation des ressources : l’information est un bien économique, dans la mesure où celui qui la détient peut obtenir d’importants bénéfices (Remiche & Kors, 2007 : 162). En outre, étant donné qu’une quantité donnée d’information est un bien public (la consommation d’un individu n’empêche pas la consommation des autres individus), les difficultés d’allocation se présentent dans le cas de l’indivisibilité (Arrow, 1962). En même temps, si l’on tient compte que les coûts d’apprentissage et de transmission de l’information sont très faibles, une allocation optimale demanderait que, une fois produite, l’information soit distribuée de manière illimitée et gratuitement, comme n’importe quel bien libre (Arrow, 1962). Si les conditions susmentionnées sont remplies, un problème se posera en ce qui concerne le stimulant : le détenteur de l’information ne disposerait pas de stimulant pour la vendre (son prix serait nul), mais se trouverait en présence d’une allocation efficace des ressources. Par conséquent, la seule manière pour que l’information soit un bien appropriable et qu’elle soit diffusée dans la société est l’édiction de mesures légales, comme c’est le cas des brevets, qui permettent au détenteur de l’information d’avoir le monopole (Remiche & Kors, 2007 : 163).

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réside dans ces relations entre la santé et le marché et la nécessité de trouver l’équilibre entre les avantages du brevet et les exigences de santé (Guesmi, 2011 : 23).

Par ailleurs, la nécessité de protéger les brevets s’inscrit dans la perspective du respect des droits de la personne humaine. En effet, l’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule dans son alinéa que « chacun a le droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur » (DUDH, 1948). Ce droit est inaliénable, et ceci est aussi vrai pour les personnes agissant individuellement ou ceux qui sont organisés en corporation pour unir les moyens dans le but de faire des recherches. La nécessité d’instaurer les droits de propriété intellectuelle se trouve donc justifiée par le devoir des pouvoirs publics de protéger la propriété privée.

En principe, les formules et procédés brevetés sont accessibles au public partout et pour tous. Elles constituent une importante source d’information technologiq ue qui se trouve à la disposition de tous. Ces informations peuvent en effet être utilisées à leur tour par d’autres pour faire avancer la recherche. De leur côté, les inventeurs gagnent à utiliser le brevet plutôt que le secret dans la mesure où il les protège également contre les innovations similaires réalisées indépendamment (Le Buhan, 2011 : 6). Le brevet a donc pour but de garantir à l’inventeur qu’il ne sera pas dépouillé de son savoir-faire par des concurrents, sans que ceux-ci aient participé à la mise au point de ce nouveau produit. La protection réalise ainsi un compromis entre l’incitation à innover d’une part et la diffusion des résultats obtenus d’autre part.

Les rédacteurs de l’Accord sur les ADPIC n’avaient pas besoin de chercher d’autres ob jectifs pour convaincre de la nécessité des brevets ou d’autres droits, objectifs qui sont difficilement réalisables. Le but de ce travail n’est pas de montrer que le modèle actuel des brevets est à abandonner, mais qu’il est dans l’impasse et qu’il est et reste perfectible. Pour cela, et ceci dans la suite d’autres auteurs (Verschave, 2004 : 273 ; Guesmi, 2011; Correa, 2011), on va s’attacher à montrer dans la deuxième partie de cette thèse qu’une autre voie est possible et qu’elle serait non seulement logique, mais plus efficace dans ses résultats que les autres propositions déjà faites jusqu’à ce jour. Même pour le modèle actuel, les membres de l’OMC ont conscience qu’il faut instaurer l’équilibre entre la protection des brevets et la promotion du progrès pour le bien-être social.

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