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Chapitre II : La nature du problème posé par les brevets dans l’accès aux médicaments dans

II.3. La nécessité de la protection des brevets

II.3.2. L’équilibre entre les brevets et la santé

En général, le brevet est le fruit d’un « contrat social » passé entre la société et l’inventeur : la société propose aux citoyens de faire des recherches, de mettre au point de nouveaux procédés ou produits et de les divulguer et, en échange, l’inventeur obtient de la part de la société une protection et un monopole d’exploitation pendant un temps déterminé. Ce titre qui lui attribue ce monopole est fait pour l’inciter à partager sa découverte avec la société dans son ensemble et ainsi faire avancer la science et la technologie au bénéfice de tous. Ainsi, si le brevet vise à protéger les intérêts de son titulaire, l’intérêt général fait également partie intégrante du brevet (Corre a, 2009 : 10).

Pour cela, les brevets pharmaceutiques doivent être reconnus, mais doivent également être aménagés pour préserver la vie et la santé des populations. Les titulaires de ces brevets doivent avoir des droits sur les fruits de leurs efforts et investissements, mais ils doivent également tenir compte de l’intérêt général dans leurs affaires, en ayant conscience de la particularité du domaine concerné par leur brevet. En effet, leur monopole exclusif doit les obliger à faire affaire tout en gardant à l’esprit qu’ils ne peuvent pas abuser de leur position de monopole, en profitant de la détresse des personnes ayant besoin de leur création (les médicaments). Selon Correa (2009 : 35), les titulaires des brevets pharmaceutiques sont comparables au capitaine d’un bateau de sauvetage qui est appelé à venir en aide à une personne se trouvant sur un radeau échoué au milieu de l’océan. S’il se met à réclamer une somme exorbitante pour son sauvetage, il s’agirait d’un abus pour profiter de la situation de détresse de la victime. Il n’existe aucune justification d’exiger plus que le prix décent pour ce service, ce prix dépendant de l’effort que le service a demandé (Correa, 2009 : 35). Les produits pharmaceutiques brevetés doivent être traités de la même manière.

Comment donc concilier la recherche et la santé en établissant l’équilibre entre la protection des intérêts légitimes des titulaires des brevets pharmaceutiques et l’accès aux médicaments, également légitime, pour les patients utilisateurs ? Certainement pas en considérant les besoins des malades comme des exceptions, ou en interprétant les droits des brevetés de façon large et les exceptions de manière étriquée. La jurisprudence canadienne a même élargi les droits des utilisateurs des droits de propriété intellectuelle. Dans une décision rendue en 2004, au sujet des droits d’auteur, la Cour suprême du Canada a refusé de considérer comme une exception le droit

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des utilisateurs de se servir des œuvres protégées par les droits d’auteur. Elle a jugé que le « droit des utilisateurs fait partie intégrante de l’équilibre recherché par le système des droits d’auteur » (Remiche & Cassiers, 2010 : 156). Les droits du titulaire et ceux de l’utilisateur doivent donc recevoir l’interprétation juste, sans privilégier l’un au détriment de l’autre. Ainsi, lorsque le brevet porte sur un médicament, il doit non seulement satisfaire aux exigences économiques, mais également intégrer des impératifs de santé publique. Énoncés dans des termes généraux de disponibilité et d’accessibilité, ces impératifs prennent un accent d’urgence lorsqu’il s’agit des médicaments (Guesmi, 2011 : 22, Remiche & Cassiers, 2010 : 157).

Par ailleurs, contrairement à l’esprit véhiculé par l’Accord sur les ADPIC, Reichman et Hasenzahl (2003 : 4) notent que « l’intérêt public, assurant un large accès aux inventions brevetées, doit être considéré comme plus important que l’intérêt particulier des détenteurs de ces brevets ». Pour eux, « ce n’est pas l’innovation en tant que telle qui participe à la réalisation de l’intérêt général, mais sa diffusion et sa disponibilité pour le grand public » (Remiche & Kors, 2007 : 228-233). Dans le domaine de la santé, plus que dans tout autre, le brevet doit viser l’intérêt général à travers la diffusion et la disponibilité des médicaments accessibles pour les utilisateurs, au lieu de servir d’arme de stratégie économique des laboratoires. L’obligation de divulguer l’invention étant l’une des composantes du régime des brevets, il doit être fait que soit mieux garanti l’accès à l’innovation portée par le brevet. Il faut que cet accès soit véritablement la contrepartie du monopole d’exploitation. Le brevet ne doit pas être un outil d’exclusion, mais plutôt un droit d’être rémunéré pour l’accès qu’il aménage à l’invention et aux produits issus de celle-ci. Conçu pour que l’innovation procure un bénéfice collectif, le brevet ne doit assurer une rétribution au breveté que si les tiers y accèdent véritablement (Guesmi, 2011 : 502). La protection et la diffusion, donc l’accès, c onstituent les deux faces de la même médaille. L’Accord sur les ADPIC donne l’impression d’avoir pris seulement en compte « une seule face » du brevet, en assurant une protection à l’inventeur, sans toutefois tenir compte de l’autre « face », celle de l’intérêt général des pays membres et de leurs populations, sans distinction de revenus ou de classes53.

53 En effet, le régime actuel des brevets instaure des classes sociales, celle qui est composée des personnes riches et qui ont les capacités de payer les médicaments dont ils ont besoin, quel que soit le prix fixé par les titulaires des brevets et la classe des pauvres qui sont exclus de fait de l’accès aux médicaments en raison de la faiblesse de leur pouvoir d’achat et de la déficience des systèmes sociaux de leur pays.

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En effet, les normes élaborées à l’OMC semblent privilégier plus la dimension « propriété privée » du breveté que l’idée de bien commun ou de l’intérêt général. Ces deux dimensions du brevet semblent avoir été dissociées et se sont perdues de vue au moment de la négociation de l’Accord sur les ADPIC, seuls les droits du breveté ont été reconnus avec une portée effective, laissant de côté les bénéfices pour la société. En effet, les aspects économiques profitables aux entreprises ont été valorisés, tandis que les devoirs du titulaire de brevets à l’égard de la société se sont estompés, créant un déséquilibre, au bout du compte, illégitime (Guesmi, 2011 : 285). En traitant les médicaments comme de simples marchandises, le secteur de la santé comme un marché et les patients comme de simples consommateurs, l’Accord sur les ADPIC subordonne l’intérêt général aux intérêts privés, compromettant par ce fait le bien-fondé même du brevet (Guesmi, 2011 : 287-288).

Si le terme « intérêt général » est relativement défini et bien compris sur le plan national, il n’est pas consacré au niveau mondial et les accords de l’OMC ne s’y réfèrent dans aucun de ses textes d’une manière expresse54. On peut cependant l’appréhender comme le « bien-être collectif », dont on retrouve l’esprit dans les objectifs que les membres se sont fixés dans les différents accords, à commercer par le préambule de l’Accord instituant l’OMC sur lequel sont fondées les actions de l’organisation et ses membres. On verra dans la suite cette thèse que cet élément « intérêt général », sur le plan international, doit être pris en compte pour envisager une solution durable aux problèmes posés par les brevets pharmaceutiques. Dans cette perspective, la présente recherche propose la mise en place d’un fonds mondial pour assurer le bon fonctionnement du système des brevets pour l’intérêt de tous.

54 L’intérêt général mondial est à définir, circonscrire en lui donnant un contenu. On peut l’appréhender comme étant l’intérêt commun aux Nations et aux peuples. Cette définition pose deux problèmes. Premièrement, il n’existe pas encore d’autorité supranationale pour s’occuper de cet intérêt planétaire. Or, l’intérêt général, à l’interne comme à l’international, n’est pas viable sans la puissance publique pour défendre les biens publics affectés à cet intérêt commun. L’intérêt public mondial requiert donc un service public mondial pour gérer, au profit de toute l’humanité, les biens qui sont affectés à sa réalisation. Il existe déjà « les fonctionnaires internationaux », ce qui implique que la fonction publique internationale n’est pas une fiction. Il reste seulement à définir leurs compétences et préciser et renforcer son mandat et son rôle, en y incluant, s’il le faut, ce qui fait défaut à ce jour pour le bien commun de tous. Deuxièmement, les intérêts entre les pays divergent. Que ce soit dans le domaine des brevets ou n’importe quel autre, les intérêts des pays du Nord ne sont pas forcément les mêmes que pour les pays en développement. Si pour les premiers leurs intérêts résident dans le renforcement des droits des brevets pour garder leurs parts de marché, les pays du Sud craignent que le renforcement du droit international de la propriété intellectuelle se fasse à leurs dépens, au moment où ils ont besoin d'accéder et utiliser les connaissances disponibles pour promouvoir leur économie et le bien-être de leurs populations.

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Mais avant d’arriver à cette proposition et en guise de conclusion de ce chapitre, l’histoire des brevets indique qu’à leur origine se sont affrontées deux visions et justifications de leur existence. La première vision, relevant du droit, défendait l’idée que l’invention est attachée à la personne de l’inventeur qui, à ce titre, doit bénéficier d’un droit non amendable à bénéficier des fruits de sa création. La deuxième vision, qualifiée d’utilitariste par certains, invoquait quant à elle les considérations d’ordre économique. Selon elle, l’inventeur doit être récompensé et encouragé en raison des contributions qu’il apporte à la société. L’Accord sur les ADPIC reprend cette idée utilitariste des brevets. Il reconnaît au breveté un monopole d’importation et de commercialisation de ses produits. Mais en consacrant l’équivalence entre l’exploitation industrielle et l’exploitation commerciale du brevet, ce qui n’était pas le cas dans les conventions internationales existantes avant l’entrée en vigueur des accords de l’OMC en 1995, l’Accord sur les ADPIC reconnaît au breveté le droit exclusif d’exploitation en dehors de toute obligation de production dans le pays qui délivre le brevet. Cette disposition a eu pour conséquence de priver aux pays en voie de développement les moyens d’acquérir des savoirs relatifs à la nouvelle technologie brevetée (Guesmi, 2011 : 286). Malgré leur adhésion à l’Accord sur les ADPIC, ces pays sont préoccupés par les effets des brevets sur leur accès à la technologie de nature à entraver leur développement. Ainsi, au lieu d’encourager les innovations et stimuler le transfert des technologies et des investissements, le système des brevets de l’OMC n’a eu que pour effet d’engendrer l’augmentation des prix de médicaments à la suite de l’interdiction de produire les génériques des médicaments brevetés, privant ainsi des soins aux populations aux faibles revenus des pays en développement.

Les analyses précédentes montrent la fragilité de toute généralisation du système des brevets dans les économies ayant des degrés de développement différents. Elles montrent q ue les pays en développement n’ont pas bénéficié, en termes de bien-être, du système actuel des brevets, en particulier dans le secteur de la santé (Remiche & Kors, 2007 : 178-179). Au contraire, les difficultés de soigner leurs populations se sont posées d’une manière accrue, en grande partie à cause de l’explosion des prix des médicaments brevetés et, par conséquent, des dépenses de santé. Pour faire face à ces difficultés, certains ont proposé de recourir aux flexibilités contenues dans l’Accord sur les ADPIC. On va voir dans le chapitre qui suit que ces flexibilités sont inefficaces ou inapplicables dans la plupart des pays en développement, surtout dans les moins avancés d’entre eux.

Chapitre III : Les flexibilités de l’Accord sur les ADPIC et leurs limites