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Chapitre IV : Les solutions non juridiques proposées pour résoudre le problème d’accès au

IV.1. Les solutions fondées sur la particularité des médicaments

IV.1.1. L’exclusion de la brevetabilité des médicaments

Sur le marché des médicaments dans les pays du Sud, la majorité des malades ne sont pas disposés à payer leurs soins médicaux, compte tenu du faible niveau de leurs revenus et de l’absence de prise en charge publique des dépenses de santé. Le coût social du brevet est donc trop élevé et on peut légitimement se demander l’opportunité de protéger l’innovation dans ces pays si, réservées aux plus riches, ces inventions ne profitent pas à tous ou à la société en général. Cette section ne va pas revenir sur les considérations éthiques ou morales du droit des malades à avoir accès aux médicaments, mais va insister sur les arguments des détracteurs du système des brevets qui s’attaquent aux fondements mêmes de leur protection dans certains cas. Selon Scherer et consorts (2002), lorsqu’il existe des obstacles (financiers, techniques ou autres) à l’imitation de l’invention (ce qui est le cas pour les pays les moins avancés et beaucoup d’autres pays en développement), il est inutile d’y appliquer la protection des brevets, même pour une courte période. Ainsi, pour lui, un système international uniforme des brevets qui prévoit des délais longs, outre de conférer une rétribution démesurée et souvent injustifiée à l’inventeur, n’instaure réellement aucune protection dans au moins la moitié des pays de la planète, d’où la proposition de Scherer de supprimer purement et simplement les brevets dans ces pays (Remiche & Kors, 2007 : 164-165). Il s’agit d’une solution extrême et qui pourrait paraître farfelue à premier abord. Mais, même si elle est critiquable à plusieurs égards puisqu’elle est en contradiction avec les buts et les o bjectifs des accords de l’OMC et du système des brevets, les défenseurs de cette solution radicale se fondent sur un argumentaire très solide et étrangement logique.

a. Les fondements théoriques de la suppression des brevets

Certaines études, notamment celles d’économistes103, montrent que la propriété intellectuelle est défavorable au développement économique d’une part et qu’un fort système de protection de la propriété intellectuelle n’est pas nécessairement le meilleur moyen de favoriser l’innovation d’ autre part (Arrow, 1962 ; Chin, & Grossman, 1990). Premièrement, les droits exclusifs conférés par les brevets sont contraires à la libre concurrence et à l’économie de marché fondée sur le libre -échange

103Il convient de noter que la plupart des économistes montrent que les droits de propriété en général, y compris l’ensemble des droits de propriété intellectuelle et les brevets en particulier, jouent un rôle important dans le processus de développement économique et du progrès social. Pour une littérature sur le rôle et la place des brevets dans la croissance économique et la création des richesses, les travaux de North et son école des droits de propriété sont la référence (voir supra aux pages 91 et 92). Ce sont d’ailleurs ces bienfaits qui motivent et justifient l’institution du régime des brevets.

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et la liberté d’entreprendre. Adam Smith et Ricardo, qui sont les chantres du libre marché et du libéralisme économique, dénoncent toute forme de protectionnisme ou de monopole. Pour eux, le monopole conféré par les brevets est une exception à la libre circulation des biens et à la libre entreprise. S’il devenait la règle, il entraverait le fonctionnement normal du marché et fausserait la concurrence qui est le moteur de l’économie marchande telle que la pensée libérale l’organise (Guesmi, 2011 : 419). Ainsi, les pères du capitalisme s’opposent aux brevets q u’ils assimilent à une protection tarifaire et qu’ils considèrent comme les vestiges d’anciens privilèges accordés par le Prince (Guesmi, 2011 : 69).

Deuxièmement, les brevets constituent plus un outil d’assurance des parts de marché et de garantie de la rentabilité des investissements qu’un instrument au service de l’innovation (Guesmi, 2011 : 11). Pour certains, l’impact des brevets n’agit que sur le stock de médicaments existant sur le marché au moment de la reconnaissance de la protection du brevet, mais n’a aucun effet dynamique sur le développement des nouveaux médicaments. Nogués (1993) a analysé les bénéfices engendrés par les brevets dans les pays en développement, tels que leur influence sur le transfert de technologies et l’investissement direct étranger, leur impact sur la recherche et l’innovation dans les pays du Sud, etc. En aucun cas, il n’a rencontré l’évidence empirique soutenant l’existence des progrès ou des changements bénéfiques remarquables dans ces domaines qui peuvent être attribuables aux brevets (Remiche & Kors, 2007 : 172-173).

D’autres auteurs ont élaboré le cadre théorique qui examine les effets que produit sur le bien-être l’extension de la protection des brevets à tous les pays, y compris dans les moins avancés. En utilisant le modèle de l’offre et de la demande, Deardorff (1992) part de l’hypothèse que les inventions sont réalisées dans un pays et que ces technologies, une fois inventées, sont librement disponibles. Ensuite, il a calculé le surplus du consommateur et le bénéfice du monopole résultant de deux situations : « protection restreinte », c’est-à-dire une protection dans un seul pays; et « protection étendue », c’est-à-dire une protection dans plusieurs pays. En comparant les deux situations, il constate que, lorsqu’une proportion élevée de la production et de la demande se concentre dans le pays inventeur, et que la protection est étendue à d’autres pays, le stimulant nécessaire à l’activité inventive est faible par rapport à l’importance de la distorsion monopolistique engendrée. Deardorff (1992) a estimé les pertes de surplus du consommateur que la reconnaissance

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des brevets pharmaceutiques avait provoquées en Argentine. Pour ce pays, les pertes variaient entre 278 et 925 millions de dollars américains par an dans les années 1990. En se basant sur ces observations, Deardorff (1992) recommandait déjà à cette époque de ne pas inclure les pays pauvres dans un accord qui envisagerait d’intégrer la protection des brevets au GATT, devenu plus tard l’OMC (Remiche & Kors, 2007 : 1968-199).

Deardorff (1992) poursuit son analyse avec les fondements philosophiques et politiques du système international des brevets. Il s’interroge sur les arguments relatifs aux brevets en mentionnant la contradiction entre les objectifs du GATT, donc de l’OMC, consistant à ouvrir les marchés et promouvoir la libre circulation des biens et des services, d’une part, et celui de consacrer le monopole des nouvelles technologies au bénéfice de quelques-uns, d’autre part. Il conclut qu’à moins que la technologie ne soit transmissible, il n’y a pas de raisons d’étendre géographiquement la couverture des brevets, jusqu’à y inclure les pays qui n’ont pas les possibilités de copier ces nouvelles technologies (Remiche & Kors, 2007 : 169-170). Malgré ces arguments assez soutenus et convaincants, ils ne sont pas assez forts pour justifier la remise en cause de la protection des brevets, même dans les domaines médical et pharmaceutique.

b. Les critiques à la suppression des brevets pharmaceutiques

Il y aurait, selon les détracteurs des brevets, plusieurs façons de procéder pour supprimer les brevets ou atteindre les effets équivalents. La suppression peut être directe, par l’édiction des mesures qui stipulent expressément que les brevets ne seront plus accordés, soit temporairement ou d’une façon permanente dans un pays donné. Si une telle mesure concernait tous les brevets, elle serait contraire aux accords de l’OMC auxquels plusieurs pays ont adhéré. Outre que les avantages des brevets sont nombreux (North, 1981), il est aussi difficile d’imaginer que la suppression soit universelle, puisque les pays développés ont intérêt à garder une protection accrue des inventions. Il faut cependant noter qu’une telle mesure serait licite dans le cas des PMA au moins jusqu’en 2021, pour ce qui est des produits pharmaceutiques, voire aussi longtemps qu’ils le demanderont individuellement après cette date (OMC, 2013). Mais, comme on l’a mentionné dans le deuxième chapitre, la suppression et la non-reconnaissance des brevets portant sur les médicaments dans ces pays ne changeraient rien, puisque les brevets pharmaceutiques ne sont de toute façon pas délivrés dans ces pays actuellement. Pourtant l’accès aux médicaments dans ces pays reste problématique

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puisqu’ils n’ont pas, comme indiqué auparavant, les moyens de reproduire ces médicaments sans l’assistance technique et financière des pays riches, ce qu’ils ne feront certainement pas si les pays du Sud suppriment la reconnaissance des brevets, au regard de leurs intérêts et de ceux de leurs firmes.

Pour les pays en développement qui ont ce genre de capacité, le choix de se retirer de l’Accord sur les ADPIC ou de supprimer la protection des brevets dans leurs législations n’est plus possible en raison du principe de l’engagement unique104, sauf à se retirer totalement de l’OMC et se mettre au ban de la communauté internationale en s’excluant des échanges commerciaux multilatéraux. Il est difficile d’envisager un tel scénario pour un pays déjà membre de l’OMC. En outre, permettre aux pays en développement de déroger à la règle de protection des brevets, en copiant allègrement les produits pharmaceutiques, serait mettre en œuvre un système parallèle de production et de distribution des médicaments, comme c’était le cas avant l’entrée en vigueur de l’Accord sur les ADPIC pour ces pays (Guesmi, 2011 : 255). Par ailleurs, pourquoi se retirer du système des brevets alors qu’il n’existe pas de conflit entre les brevets et la santé qui justifierait la remise en cause de la brevetabilité des médicaments ? Il faut plutôt chercher des solutions pour le cas précis de l’accès aux médicaments dans les pays défavorisés et non pas remettre en cause tout le système. Dans cette perspective, d’autres ont proposé d’exercer un contrôle sur les prix des médicaments.