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Le Modernisme du Hanshin-kan et Tanizaki

Chapitre 4. Les « Kansaïens (Kansaï-jin) », la langue et le monde littéraire

2. La littérature

2.4. Le Modernisme du Hanshin-kan et Tanizaki

Le sentiment d’exotisme que ressentait Tanizaki au Kansaï, qui est en fait la nostalgie pour son Edo perdu, suscite une sorte de dégoût chez certains, car on ignore la contemporanéité quand on se concentre uniquement sur ce qu’on a perdu à cause de la modernité. On ignore le fait qu’Osaka était reconnue comme première grande ville du Japon en 1925, à l’époque de Tanizaki. Le malaise qu’éprouvaient les littéraires du Kansaï prend tout son sens quand on regarde l’interprétation que certains ont faite de son ouvrage à l’extérieur du Japon. Par exemple, dans le plat verso de la traduction française de Le goût des orties (Regnault-Gatier et Anzaï 1959) on peut lire : « […] Osaka, la Chicago nippone, mais qui a gardé quelques aspects de son folklore ancestral », comme si l’un devait automatiquement exclure l’autre. On peut y lire aussi : « Le personnage central de ce roman, écrit en 1928, est un Japonais occidentalisé, déraciné, ayant rompu avec la tradition culturelle et religieuse de son pays ». Avec les mots « occidentalisé » et « déraciné » pour décrire un Japonais qui a quitté Tokyo pour s’installer à Osaka, on nous fait comprendre qu’aux yeux des Occidentaux, Tokyo est moderne et Osaka est moins avancée. Pourtant, aux yeux des Japonais, le thème de l’ouvrage n’est pas une question de modernité. Tanizaki compare Tokyo à Osaka comme on pourrait comparer les États-Unis à l’Europe (Asahi Shinbun 2008). Et ensuite « Après le tremblement de terre de Tokyo de 1923, il [Tanizaki] s’installe à Kyoto et se consacre à sa vocation littéraire », même si Tanizaki et sa femme native d’Osaka ont vécu plus d’années dans le hanshin-kan qu’à Kyoto. Ici, l’auteur de ces lignes met l’accent sur le court passage de Tanizaki à Kyoto pour laisser entendre que celui- ci s’est inspiré uniquement de cette ancienne capitale qui a « échappé à la modernité » et qui est « restée enfermée dans le passé » pour expliquer la « japonité » de Tanizaki aux yeux des Occidentaux.

De nos jours, on pourrait croire que Kyoto détient le monopole sur la « tradition japonaise », mais on oublie que la ville s’est efforcée d’assimiler la technologie moderne pour conserver ses attraits. À la fin de l’époque Tokugawa, la ville de Kyoto a été durement touchée par le désordre (Oka 2007) et les bouleversements politiques qui ont accompagné la Restauration de Meiji. Pour en sortir, la ville de Kyoto instaure la première

centrale hydroélectrique du Japon grâce au projet du Canal du lac Biwa237 en 1884 et le projet

de l'exposition industrielle238 en 1885 avec la construction d'une reproduction partielle du Palais

Heian sur un nouveau site (Wasserman 1996). Aussi, Kyoto devient la première ville du Japon à avoir installé le tramway en 1895. On voit à cela que bien qu’elle soit dite « traditionnelle », Kyoto ne manque pas d’aspects technologiques et modernes. À l’inverse, Osaka, bien que vue comme une grande ville moderne, n’a pas perdu son charme traditionnel.

L’interprétation de Tanizaki dans un contexte plus large présente un problème. Si le passé perdu se trouve au Kansaï et si le Kansaï devient l’image de ce que Tokyo a perdu, alors on enferme le Kansaï dans le passé, en ce sens qu’on le considère comme moins moderne, donc moins avancé que Tokyo. Pourtant, le Kamigata, le Kansaï actuel, a longtemps été le centre du Japon. Sous Tokugawa, avant l’époque Meiji, le Kamigata contenait deux des trois pôles, tels que représentés par l’expression « santo 三都 (trois capitales) » qui désignait Edo, Osaka et Kyoto à cette époque.

Dans Dawn to the West de Keene (1988), Tanizaki et Kawabata239 représentent la

« maturité » de la littérature japonaise du 20e siècle. Ils sont de ces auteurs japonais pour qui le

retour à la tradition est inévitable. Selon Keene, Tanizaki a abandonné l’occidentalisme une fois pour toutes avec son ouvrage Manji (Svastika) (1928). Cependant, plus récemment, Tyler (2008, 9) réfute cette interprétation en soulignant que Tanizaki et Kawabata ont été activement impliqués dans la création de la fiction moderniste dans leur carrière respective. Selon lui, Yukiguni (Le Pays de neige) (1935), de Kawabata, peut facilement être lu comme un roman moderniste et Manji (Svastika) est plus une parodie moderniste de la littérature pour femmes qu’une histoire enracinée dans le passé des Japonais.

Le Hanshin-kan, où s’est développé le modernisme, était au départ une zone de maisons de campagne et éventuellement il s’est transformé en quartier résidentiel et banlieue d’Osaka,

237 Le canal part d’Ōtsu (dép. Shiga), à l’extrémité méridionale du lac, et se dirige vers le sud à travers la région

montueuse qui sépare les deux départements (Kyoto et Shiga). Le projet a visé à faciliter l’irrigation, et surtout à devenir une voie commerciale. En quittant Otsu, le canal entre dans un tunnel de plus de deux kilomètres de longueur et il franchit encore deux tunnels, l’un de 120 mètres, l’autre de 900 mètres avant d’atteindre Kyoto (Villaret 1889, 205).

238 Une exposition destinée à montrer le développement des cultures japonaises et étrangères.

grâce à la connexion ferroviaire et à la construction d’une route nationale. Ajoutons à cela la présence d’Occidentaux et la fondation d’écoles par les missionnaires étrangers en raison de la proximité du port de Kobe. Tsuchiga (1997) affirme que cette zone possède déjà au début de l’ère Showa (1926-1989) des éléments de modernité auxquels le reste de la société japonaise ne devra faire face qu’après la Seconde Guerre mondiale : la séparation des lieux de travail et d’habitation, la richesse économique ainsi que l’occidentalisation du mode de vie.

« Pour moi, le vrai Kansaïen est une personne qui a une façon de penser kansaïenne, et non simplement une personne qui habite au Kansaï. On choisit d’être Kansaï-jin. […] J’ai dit tout à l’heure qu’il y a une culture distincte dans chaque ville du Kansaï, notamment à Kei-han-shin, et qu’on la conserve précieusement, mais j’ai l’impression qu’elle commence à s’estomper. Néanmoins, l’entité culturelle, le Hanshin ou le Keihanshin, sinon le Kansaï, résistera pour le moment en tant qu’« antithèse » de Tokyo. Même s’il y a une uniformisation au Japon et même si on se soumet à Tokyo, le Kansaï va toujours perpétuer la culture. […], mais je pense qu’un jour la culture à l’intérieur du Kansaï sera uniformisée quand il deviendra une région autonome. Le Kansaï est un combustible culturel. Économiquement cependant, la région est aussi grande que le Canada; ce fait nous oblige à faire des compromis sur la politique, par exemple sur la politique des aéroports du Kansaï, et à partager les cultures à l’intérieur du Kansaï pour que le Kansaï résiste. On le fait tout en soulignant les traits régionaux, c’est-à-dire, comme on dit souvent « vivre à Kobe, travailler à Osaka et sortir/étudier à Kyoto ». La reconnaissance est importante. La reconnaissance des traits régionaux. » (Dohman)