• Aucun résultat trouvé

La concentration à Tokyo comme « système japonais »

Chapitre 2 : Le jibanchinka du Kansaï

2.1 La concentration à Tokyo comme « système japonais »

La montée de la valeur des informations difficilement accessibles et le caractère dirigiste du gouvernement japonais sont indissociables. Ce caractère dirigiste fait partie intégrante du « système japonais ». C’est ce qui explique le « miracle du Japon » et le rôle joué par les bureaucrates dans ce phénomène108.

Cette connexion importante établie entre le gouvernement et le secteur privé est étudiée par plusieurs chercheurs, notamment par Chalmers Johnson (1982). Dans son ouvrage, il explique comment le ministère de l'Économie, du Commerce extérieur et de l'Industrie du Japon (MITI) essaie de contrôler les entreprises. Il cite l’exemple de JETRO109, fondé en 1951 par le

maire d’Osaka et le président de la CCIO, et financé en grande partie par les industriels du Kansaï, qui est passé aux mains du MITI en 1958 quand la part de financement de celui-ci excédait finalement celle des départements. « Except during its earliest days, when it was the brainchild of Osaka business leaders, JETRO has always been an operating arm of the MITI

107 Dans les années 50, les tensions existaient déjà entre l’industrie du textile japonais et américain. À partir de

1965, la balance commerciale entre les États-Unis et le Japon est renversée. En 1972 est signé le U.S.-Japanese agreement on textile trade.

108 L’importance des bureaucrates dans la politique japonaise est évaluée différemment selon les politologues. Dès

1952, le professeur Tsuji Kiyoaki de l’Université de Tokyo a publié ses études sur le système de la bureaucratie japonaise 日本官僚制の研究. Il soutient que ce système, qui a survécu à la Seconde Guerre mondiale, a plus de pouvoir décisionnel que les politiciens. Muramatsu Michio, de l’Université de Kyoto, a publié en 1981 une étude du système bureaucratique japonais de l'après-guerre 戦後日本の官僚制 dans laquelle il soutient l’importance de la délibération politique entre les bureaucrates et les politiciens du parti libéral-démocrate sous le régime de 1955.

(Johnson 1982, 231). » Ayant consacré un chapitre à l’incitation administrative, il démontre comment les bureaucrates ont acquis les moyens d’exercer leur pouvoir d’une façon informelle dans ce réseau de communication structuré. Le politologue Jin-Wook Choi a qualifié ce réseau d’homogène, parce qu’il est exclusif et verticalement fermé. Dans son article paru en 2007, Choi explique ce qualificatif en citant en exemples les phénomènes d’amakudari et de zoku-giin qui sont, selon lui, propres au Japon.

Amakudari, « la descente du ciel », désigne le phénomène par lequel des bureaucrates ministériels intègrent les entreprises privées ou semi-privées après leur retraite de la fonction publique. Ce moyen d’accumuler des informations via un médiateur est profitable pour les entreprises privées et utile pour les ministères comme moyens d’implanter les incitations administratives. De plus, ce système fonctionne, en partie, pour assurer un poste de cadre aux bureaucrates de niveau supérieur après leur retraite. Le gouvernement a annoncé à quelques reprises son intention de réformer le système dans le but de prévenir la corruption, mais Choi (2007) doute de l’efficacité de cette réforme, car les membres du parti au pouvoir, soit le Parti libéral démocrate110 à l’époque, sont des zoku-politiciens, terme qui désigne les membres de la

Chambre des représentants ou de la Chambre des conseillers qui influencent les politiques reliées à leur domaine d’expertise. Ils sont souvent d’anciens bureaucrates d’un secteur en particulier. Dans l’exemple de corruption noté par Choi au sein du triangle entre l’administration, la politique et les affaires, les zoku-politiciens, anciens bureaucrates, obtiennent des informations confidentielles par le ministère des Finances en échange de faveurs. Un autre exemple connu de l’administration fermée est le dangō qui désigne une sorte de cartel dans une situation de marché oligopolistique souvent observé dans le domaine de la construction. Ceci est relié aux anciens bureaucrates.

110 En septembre 2009 s’est produite une alternance : le Japon, qui depuis juillet 2007 avait des chambres de

majorités différentes, a vu sa Chambre basse passer au Parti démocrate (Minshutō) qui s'était imposé comme principal parti d'opposition à la fin des années 1990. En 1993, lors de l’élection qui met fin au régime de 1955, quelques scissionnistes, notamment Hatoyama du PLD, forment le parti Sakigake. D’autres politiciens, comme Kan Naoto, provenant de factions du Parti socialiste rejoignent ce parti. En 1996, Hatoyama, Kan et d’autres politiciens, comme le scissionniste du Parti socialiste-démocrate Okazaki Tomiko, fondent le Parti démocrate. En absorbant les politiciens du Parti socialiste, le Parti démocrate augmente le nombre de ses membres. En 1997, le Parti du renouveau se dissocie et Ozawa (ancien secrétaire-général du PLD, membre influent de la faction Takeshita et assistant de Kanemaru) fonde et dirige le Parti libéral qui fusionne avec le Parti démocrate en 2003.

La réglementation de la loi sur la fonction publique 国家公務員法 interdit à une entreprise privée d’embaucher, durant les deux années suivant immédiatement sa retraite, un bureaucrate qui, dans les cinq années précédant son retrait de la fonction publique, a travaillé dans un département relié au secteur d’activité de l’entreprise. Cette loi ne s’applique pas dans le cas où le jinjiin 人事院 (National Personnel Authority) juge qu’il n’y a aucune possibilité de fuite d’informations confidentielles. Dans la version de la loi modifiée en juin 2007, l’interdiction est levée et le lobbying par les anciens bureaucrates auprès des ministères pour lesquels ils ont déjà travaillé111 est considéré comme une offense criminelle.

Les intérêts de Choi (2007) sont d’analyser comment le système politique japonais, qui a mené au succès économique du pays, engendre la corruption politico-économique. En faisant cela, il confirme que « le réseau de contacts au Japon est beaucoup plus prédominant et déterminant aux niveaux social, économique et politique que dans les pays occidentaux. La relation entre le gouvernement et le secteur privé ne fait pas exception. » (932). Dans ce contexte de relations très étroites et fermées entre le monde économique et politique du Japon, il va de soi que là où se trouve une concentration politique, se trouve aussi une concentration économique, en l’occurrence à Tokyo. Depuis l’époque Meiji, le gouvernement encourage la collaboration État-entreprise pour rattraper plus rapidement l’Occident et devenir une puissance à la fois économique et militaire. Après la défaite du Japon lors de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement tente de se concentrer principalement sur l’économie, ce qui renforce la collusion entre l’État et les entreprises. Aux yeux des gens de l’époque, c’est ce système qui a mené au « succès économique » du Japon et c’est la raison pour laquelle il persiste toujours.

Le système bureaucratique japonais est indispensable à l’État qui l’a créé. Kōno Tarō, politicien de quatrième génération du Parti libéral-démocrate (Schoppa 2006), parle au nom de quelques-uns en disant sur un ton sardonique : « Le Japon est le dernier pays socialiste sur la planète. […] Il n’échappe pas à la corruption expérimentée par ses homologues ». Sarcasme à part, le système japonais partage un point commun avec les pays socialistes : une bureaucratie

111 En 2009, le gouvernement du Parti démocrate a interdit le « amakudari », mais l’application concrète de cette

politique reste ambiguë. Dès l’entrée en vigueur de cette loi, un service est mis en place (le kanmin jinzai kōryū

sentā 官民人材交流センター) pour aider les bureaucrates à se tailler une place dans le secteur privé plutôt que de laisser chaque ministère placer ses employés à la façon amakudari. En 2010, le mandat de ce service se limite au placement de ceux qui sont obligés de quitter leur poste, par exemple à cause de la suppression de ce dernier.

centralisée. Dans le cas du Japon, cette bureaucratie centralisée est indissociable du système d’éducation hiérarchique qui a pour sommet l’ancienne université impériale : l’Université de Tokyo.

En 2011, parmi les fonctionnaires publiques de type I 国家公務員I種, 182 des 528 bureaucrates dans le domaine sciences et agriculture et 262 des 699 bureaucrates dans le domaine de l’administration des lois et de l’économie sont diplômés de l’Université de Tokyo (Asahi shinbun 2012)112. Le chiffre concernant l’administration des lois et de l’économie a

diminué récemment si on le compare avec les 305 bureaucrates diplômés en 2003. Cette diminution ne reflète pas le taux de réussite à l’examen de la fonction publique, mais plutôt une baisse de popularité récente pour ce métier au profit du secteur privé. Effectivement, beaucoup de présidents d’entreprises importantes sont diplômés de l’Université de Tokyo113 (Vogel 2006).

Selon Mainichi Communications, certains préfèrent les grandes entreprises étrangères puisqu’elles offrent un meilleur salaire (Mainichi Shinbun 2010).

Toujours en 2011, 137 des 722 membres de la Chambre des conseillers et de la Chambre des représentants sont diplômés de l’Université de Tokyo, suivie par l’Université Waseda (94) et Keiô (62)114. L’Université de Tokyo115 occupe aussi le premier rang116 dans la liste des lieux

112 En 2011, il y a 763 universités au Japon : 86 universités nationales, 81 universités publiques et 596 universités

privées (Japon. MEXT. 2013)

113 Selon le calcul de Vogel (2006), 401 des 1 454 entreprises les plus importantes ont un président diplômé de

l’Université de Tokyo, suivis par 140 diplômés de l’Université de Kyoto et 72 de l’Université Hitotsubashi. Notez que les donnés récente ont changé un peu récemment. Le magazine President (2011) démontre un certain recul pour l’Université de Tokyo et la préséance de l’Université Keio, institution privée offrant l’éducation depuis le niveau primaire. En général, on observe dans le palmarès de ce magazine une diminution du nombre de présidents diplômés des universités publiques. Pour les quatre années mentionnées plus bas, voici les cinq premières entrées de ce palmarès des universités ayant produit le plus de présidents de compagnies cotées en bourses, en commençant par le nombre le plus élevé.

En 1985 : Université Tokyo (413), Keio (160), Kyoto (144), Waseda (134), Hitotsubashi (76) En 1995 : Université Tokyo (369), Keio (237), Waseda (150), Kyoto (149), Hitotsubashi (67) En 2000 : Université Keio (299), Waseda (177), Tokyo (170), Nihon (84), Kyoto (71) En 2011 : Université Keio (280), Waseda (178), Tokyo (155), Nihon (86), Kyoto (66)

114 Suivie de l’Université de Kyoto (35), Université Nihon (30), Université Chūō(21).

115 À travers les années, l’Université de Tokyo a changé plusieurs fois de nom : Université de Tokyo (1877-1886),

Université impériale (1886-1897), Université impériale à Tokyo (1897-1947) et Université de Tokyo (depuis 1947).

116 Université de Tokyo : 16 premiers ministres, Université de Waseda : 7, Université Keiō : 2, Université Meiji :

2, Université de Kyoto : 2, École de Hepburn (Université Meiji Gakuin d'aujourd’hui) : Université Sophia : Université de Seijō : 1, Université Hitotsubashi : 1, Université océanographique de Tokyo : 1, Université de Seikei : 1, Université Gakushūin : 1, Université de Technologie de Tōkyō : 1. Ces chiffres couvrent la période commençant avec le premier ministre Katō Takaaki, le premier japonais issu du système d’éducation moderne à posséder ce titre, jusqu’à aujourd’hui avec le premier ministre Noda Yoshihiko (2011-présent).

de formation des premiers ministres117 du Japon; on en dénombre un total de 15, suivi par

l’Université Waseda avec sept premiers ministres. Évidemment, ces totaux excluent les premiers ministres nés à la fin de l’époque Tokugawa où le système universitaire n’existait pas encore et Tanaka Kakuei118 qui n’a jamais fréquenté l’université. Mais ce qui est remarquable, c’est qu’ils

sont tous diplômés d’universités situées à Tokyo, à l’exception de Ikeda Hayato (1960-1964) et de Konoe Fumimaro119 (1937-39 et 40-41), tous deux diplômés de l’Université de Kyoto.

L’éducation japonaise est fondée sur une hiérarchie ayant pour sommet l’université de