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Jusqu’à la guerre entre l’Ouest et l’Est, et l’installation du shogunat Tokugawa

Chapitre 3. L’Ouest et l’ Est dans l’histoire du Japon

2. Jusqu’à la guerre entre l’Ouest et l’Est, et l’installation du shogunat Tokugawa

On considère que le shogunat Tokugawa est le premier à avoir complété l’unification stable et pacifique du pays pendant ses 264 années de gouvernance (Lewis 2007). C’est Oda Nobunaga qui initie le projet d’unification du Japon. Après sa mort en 1582, le projet est mené à bien par son lieutenant Toyotomi Hideyoshi, surtout après le siège d'Odawara en 1590, où il vainc le clan Hōjō qui dominait la région du Kantō. Toyotomi Hideyoshi construit le luxueux et princier château d’Osaka sur le site du temple Ishiyama Honganji que Oda Nobunaga avait détruit pour épuiser la classe de moines-guerriers bouddhistes à l’époque médiévale. Pour tenter de conquérir la Corée, Toyotomi Hideyoshi envoie des troupes menées par des daimyō (grands seigneurs de domaines) qui considèrent cette charge comme un fardeau trop lourd à porter, ce qui fendille l’hégémonie de Toyotomi Hideyoshi. En fait, la mobilisation pour la conquête de la Corée confirme le fait que Toyotomi Hideyoshi n’a pas réussi à s’emparer totalement du pouvoir à l’Est du Japon (Aoki 15-20). Sa mort donne donc lieu à des rivalités entre les grands seigneurs

du pays. Il en résulte la bataille de Sekigahara, en 1600. L’armée de l’Est, commandée par Tokugawa Ieyasu, désigné par Hideyoshi depuis 1590 pour « contrôler le Kantō » (Kantō no gi 関東の儀), défait l’armée de l’Ouest, les troupes loyales à Toyotomi Hideyori, le fils de Hideyoshi installé au château d’Osaka. Ainsi, Tokugawa Ieyasu, ex-lieutenant de feu Toyotomi Hideyoshi, a enfin la chance de voir l’œuvre unificatrice du Japon déposée entre ses mains.

En 1603, pour asseoir son pouvoir, Tokugawa Ieyasu demande à l’empereur d’être nommé Seii taishōgun (général en charge de la conquête des barbares137) puisque sa position de

simple général de Hideyoshi, dont le fils héritier est toujours en vie, ne lui confère pas une autorité suffisamment haute pour être reconnu tant par les autres daimyō que par les autorités parallèles telles que les temples. Il choisit d’être nommé ainsi par l’empereur en considération de sa relation de pouvoir avec la force de l’Ouest et de ses tentatives pour y étendre l’influence de son autorité, suivant ainsi la tradition de la politique buke138 que le clan Minamoto avait

installé depuis le 12e siècle à l’est du Japon pour y établir un gouvernement militaire, le bakufu

(gouvernement sous la tente) 139. Ieyasu fait du village d’Edo (l’actuelle Tokyo) la nouvelle

capitale où il établit ses quartiers généraux. C’est à cette époque que le shogunat Tokugawa construit le système de gouvernance appelé bakuhan140 pour concilier et exercer son autorité sur

les deux forces existantes : le bakufu et les han (domaines). Cette démarche se concrétise grâce à un système de double maîtrise : maîtrise de la classe militaire et maîtrise de la noblesse. Il exerce son autorité sur les guerriers avec le buke shohatto, lois régissant la noblesse militaire141,

en particulier la règle du sankin-kōtai, un système de résidence alternée qui oblige les daimyō à passer une partie de l’année à Edo et le reste du temps sur leur domaine. Pour assurer leur obéissance, la règle implique que les femmes et les enfants des daimyō doivent demeurer à Edo

137 Traduction littérale.

138 C’est ainsi que l’on nommait la noblesse militaire rattachée au bakufu, par opposition au kuge, la noblesse de

la Cour rattachée à l’empereur.

139 Désigne à l’origine le gouvernement militaire établi à Kamakura en 1185 par Minamoto Yoritomo. Celui-ci

passe ensuite entre les mains de différentes familles, très rapidement des Hōjō qui en assurent la régence, puis des Ashikaga et enfin des Tokugawa. Entre ces différentes étapes, le style de gouvernement s’est transformé. Le

bakufu prend fin en 1867 avec le taiseihōkan (大政奉還), le retour du pouvoir à l’empereur.

140 Terme créé à partir de baku (abréviation de bakufu) et han (domaine).

141 En se basant sur le serment écrit par les daimyō en 1611 envers le bakufu d’Edo, la première buke shohatto est

toute l’année142.Outre le bakuhan, le shogunat Tokugawa tente aussi de s’assurer une certaine

mainmise sur l’aristocratie en imposant la kuge-shū hatto 公家衆法度 (la loi des 5 articles sur les nobles de la cour) en 1613.

Figure 11 : Kinai/Kamigata, provinces de Suruga et de Mikawa

La double maîtrise du pouvoir se reflète dans la structure politique du bakufu. Comme c’était le cas sous la dominance de Toyotomi Hideyoshi, Tokugawa Ieyasu veut s’assurer de commander sur deux plans, l’Est et l’Ouest. Comme il base son pouvoir à l’Est, il doit redoubler d’efforts pour établir le shogunat Tokugawa dans l’Ouest. Pour ce faire, il cède le titre de shogun

142 Règle ajoutée dans le Bukeshohatto en 1635. Le « Iri deppō ni de onna 入鉄炮出女 (l’entrée des fusils et la

sortie des femmes) » est le mandat donné aux points de contrôle en 1635 et signifie qu’il y avait deux choses importantes à ne pas laisser passer au-delà des limites d’Edo : personne ne pouvait entrer avec des fusils et aucune femme de daimyō n’avait le droit de sortir.

d’Edo à son fils et s’installe à Sunpu où il exerce son autorité sous le titre de Ōgosho143. Il choisit

Sunpu pour se rapprocher de l’Ouest, cette partie du pays où son autorité n’est pas encore assise, à ce premier stade du shogunat Tokugawa. Dans ce contexte, le bakufu établit le poste d’Ōsakajōdai (le représentant du château d’Osaka), en 1619, et ordonne la reconstruction du château d’Osaka qui avait été détruit lors de la campagne de l'été 1615, au moment où le shogunat Tokugawa en avait extirpé le clan Toyotomi. Le deuxième shogun, Tokugawa Hidetada, investit dix ans pour remodeler le château selon ses goûts, en exigeant l’aide des daimyō de l’Ouest, exerçant ainsi son autorité sur tout le Kamigata (la région comprenant aujourd’hui les villes d’Osaka et de Kyoto). On désigne la capitale où réside l’empereur par le terme « kami 上 » (haut) et le bakufu choisit le terme « kamigata-suji 上方筋 » (les axes du haut) pour représenter les cinq provinces du Kinai (Yamato, Yamashiro, Settsu, Kawachi, Izumi) et les trois provinces (Ōmi, Tanba, Harima) qui se situent à l’ouest de la province de Mikawa. Dans la même lignée, « kamigata-shū 上方衆 » (partisans du Kamigata) désigne tous les daimyō de l’Ouest qui, aux yeux de Tokugawa, sont toujours fidèles à la mémoire du clan Toyotomi.

La procédure de remodelage du Château d’Osaka évite donc un soulèvement de la part des anciens vassaux et donne l’impression que le retour au pouvoir du clan Toyotomi est impossible (Aoki 1994; 35). L’Ōsakajōdai a pour fonction la « surveillance » des daimyō de l’Ouest, et souvent, en carrière avancée, le daimyō qui occupe cette position est nommé Kyōtoshoshidai, chargé de « surveiller » le chōtei (la cour impériale). On reconnait la pertinence du poste d’Ōsakajōdai lors de la rébellion de Shimabara, au sud de la ville de Nagasaki actuelle, menée par des paysans chrétiens en 1637 : stratégiquement, pour réprimer la rébellion, il est plus efficace d’envoyer des troupes à partir d’Osaka plutôt que d’Edo. En conséquence, l’Ōsakajōdai se voit attribué certains pouvoirs décisionnels pour régler les conflits dans l’Ouest. Le pouvoir du shogunat Tokugawa s’affermit sous le règne du troisième shogun, Iemitsu (Gordon 2003, 13), grâce à sa politique isolationniste. Il faut toutefois noter que, même si le shōgunat Tokugawa a finalement réussi l’unification du Japon après l’époque des pays en

143 Titre donné au shôgun qui, en théorie, lègue ses pouvoirs à son fils, mais qui, en pratique, continu de tirer les

guerre, l’ancienne unité géographique, la province, est conservée, c’est-à-dire l’unité administrative de l’ancien système établi par l’empereur au 8e et 9e siècle, et coexiste en parallèle

avec le nouveau système de domaines (le bakuhan).

Le double contrôle que doit exercer le bakufu transparaît aussi dans l’économie. L’unification du pays sous le shogunat a certes favorisé l’intégration de l’économie, mais un déséquilibre entre l’Est et l’Ouest se fait toujours sentir ; par exemple, le service des affaires maritimes a deux divisions pour contrôler les bateaux de riz, celle d’Edo à l’Est et celle d’Osaka à l’Ouest. La juridiction de ces dernières a pour frontière une ligne « verticale » tranchant le Japon en deux, utilisant la ville de Toba comme point de séparation. Cette division se fait sentir entre autres par le système de koku-daka 石高144. Ce système de détermination de valeur est

basé sur la consommation moyenne de riz par personne par année et occupe une place importante dans le cadre de l’administration du Bakuhan. Pour la convertir en unité de mesure, le bakufu encourage les guildes utilisant déjà le hakari (balance) et le masu (boisseau) en autorisant officiellement l’utilisation du hakari dans les 33 pays de l’Est, et l’utilisation du masu dans les 33 pays de l’Ouest145. Aussi, Ieyasu entreprend la production de monnaie en or, bien

que la monnaie en argent circulait déjà dans l’ouest du Japon. Le poste d’agent de change, établi d’abord à Osaka, est créé pour contrôler l’étalon-or et l’étalon-argent pendant que les deux monnaies circulent partout au Japon ; néanmoins, les prix sont indiqués en argent à l’Ouest et en or à l’Est.