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Le changement des artères de distribution industrielles

Chapitre 2 : Le jibanchinka du Kansaï

1.3 Le changement des artères de distribution industrielles

Regardons maintenant cette situation sous une perspective plus globale. Comment l’économie des régions s’est-elle développée avec l’avancement du capitalisme au Japon? En 1955, le produit national brut du pays a rejoint le niveau d’avant la Seconde Guerre mondiale. Cette même année, la couche sociale des paysans et pêcheurs (37,7 %) indique à peu près la

même importance que celle des travailleurs/ouvriers (44,0 %)100. Cette dernière classe

représente 63 % de la population active dans les zones métropolitaines101.

Un quart de siècle plus tard, en 1980, la classe sociale des paysans et pêcheurs ne couvrait que 9,9 % de la population active alors que celle des travailleurs/ouvriers passe à 64,7 %. De ce 64,7 %, 35,9 % occupaient un travail non productif 102 et représentaient 41,2 % de la population

active nationale et 68,9 % de la population active des zones métropolitaines. Ces chiffres font foi de la croissance des secteurs de la distribution, de l’administration, de l’information, de la culture, de l’éducation et de la recherche dans le système économique du Japon. D’ailleurs, la classe capitaliste composée de travailleurs autonomes 個 人 事 業 主 et d’administrateurs d’entreprises a aussi connue une croissance, passant de 2 % en 1955 à 6,3 % en 1980. Cette dernière augmentation est une conséquence des effets de la réforme d’après-guerre : l’augmentation du nombre de compagnies, plus faciles à fonder dans ce contexte, la dissociation des propriétaires d’entreprises et de leurs actions en bourse, ainsi que l’agrandissement majeur des compagnies. Ces deux derniers facteurs favorisent le développement des secteurs administratifs de ces compagnies dans une atmosphère d’oligarchie financière.

En 1980, le nombre de travailleurs non productifs représente plus du double de celui des travailleurs productifs. Ceci démontre que le système économique du Japon a atteint l’étape de la post-industrialisation et de la prépondérance du secteur des services. Par exemple, dans le secteur secondaire, nous observons une croissance du nombre de travailleurs dans le domaine de l’électronique. De plus, deux facteurs suscitent le développement et l’élargissement du secteur de la recherche et du développement (R et D) dans les entreprises japonaises : l’intensité de la compétition sur le marché ainsi que l’arrivée de certaines industries, dont celles de la haute technologie (ex. : l’électronique, l’informatique et la biotechnologie), qui engendrent, entre autres, l’automatisation de la production manufacturière et de la bureaucratie. Cette restructuration et cette modification dans la division du travail à l’intérieur des entreprises sont à l’origine de nouveaux changements dans la structure régionale. Les sièges sociaux d’une

100 À cette époque, on compte quatre grandes classes sociales: les capitalistes, les artisans et les marchands, les

paysans et les pêcheurs, les travailleurs/ouvriers.

101 Selon la définition d’Iwai Hiroshi 岩井浩 de l’Université du Kansai, il s’agit des départements de Tokyo,

Kanagawa, Aichi, Osaka, Kyoto et Hyogo.

102 Le terme réfère à la théorie d’Adam Smith (« Chapitre 3 Du travail productif et du travail non productif. - De

grande partie des entreprises migrent à Tokyo pour les raisons suivantes, qui seront explorées en détail plus tard dans ce chapitre : la proximité avec le gouvernement, l’acquisition aisée d’informations sur d’autres compagnies, et la concentration des affaires financières et internationales. Inévitablement, les nouvelles entreprises de développement et de recherche, telles que les entreprises en démarrage et les compagnies de logiciels spécialisés, s’installent autour de ces sièges sociaux, et c’est dans cette même région périphérique qu’on retrouve, en majorité, les usines de hautes technologies, par exemple les usines de semi-conducteurs.

Les combinats des zones maritimes subissent une régression, et le nombre de travailleurs en industrie dans les régions entourant la mer intérieure de Seto, d’Osaka à Oita, diminue. Par contre, le nombre de travailleurs en industrie augmente dans les régions de Tōhoku, dans le Kantō non littoral, et dans le sud de Kyūshū. À Tokyo, le nombre de travailleurs en industrie diminue de façon considérable au profit du domaine de l’administration et de celui de la recherche et du développement. Dans le cadre de ce changement spatial dans la production industrielle et dans l’administration, on note un écoulement des profits de la production des régions vers Tokyo; d’une part, sous la forme de salaires versés aux employés des sièges sociaux et, d’autre part, par le biais des impôts sur le revenu déboursés par le siège social des entreprises au profit du département où il se situe. Selon les statistiques du Bureau de la planification économique (Yokota 1990; Keizaikikakuchō 1987), 3 400 milliards de yens sont transférés à Tokyo depuis Tōkai, Kinki, et Chūgoku en 1983. Toujours selon ces statistiques, le département d’Osaka, dont la ville du même nom est considérée comme l’autre centre administratif hébergeant des sièges sociaux prestataires de transferts de revenu tels que mentionnés ci-dessus, est plutôt devenue expéditeur depuis 1977. Bref, sans compter les années où Aichi a fait exception, seul le Kantō apparaît comme destinataire dans ces statistiques. Par contre, ces données émanent principalement de Tokyo. En fait, Tokyo absorbe même les revenus du reste de la région du Kantō. Ainsi, la structure spatiale de l’industrie du Japon devient unipolaire, le tout concentré à Tokyo. Le système de distribution démontre aussi la même tendance. Selon les recherches de Yokota (1990), Tokyo et Osaka étaient les deux gros noyaux où se rejoignaient les différentes artères de distribution au début des années 1960. Cependant, dès 1980, Tokyo est devenue le pôle définitif.

Figure 8 : Changement de la structure spatiale103

« C’était l’époque à l’aube de télévision. Hawaï était le bout du monde pour nous. À ce moment, la culture de Tokyo que je voyais à la télévision était nouvelle pour moi; on voyait que les gens parlaient très différemment. J’avais donc de l’admiration pour Tokyo comme pour un pays étranger, et son accessibilité me donnait envie de m’y rendre. Aujourd’hui, Tokyo n’est plus comme ça. » (Sasaki) « Quand je cherchais du travail, je ne considérais vraiment pas la possibilité d’aller à Tokyo. Les jeunes d’aujourd’hui doivent y penser à cause de l’accélération de la concentration du travail là-bas. Ce n’était pas le cas pour nous. À l’époque, beaucoup de nouveaux sièges sociaux s’établissaient à Osaka et dans le Kansaï durant la bulle économique des années 1987 et 1988. En plus, j’avais étudié à l’Université de la ville d’Osaka; il n’y avait donc aucune raison pour moi de penser à Tokyo. » (Kato)

« Il est vrai que Tokyo a une plus grande population, mais il paraît qu’elle n’a pas de personnalité distincte. Quand j’y suis allée pour la première fois, je suis revenue à Osaka en colère. J’étais absolument incompatible avec Tokyo. C’était lors de mes recherches d’emploi. C’était pour une compagnie d’Osaka, mais j’ai dû passer l’entrevue à sa succursale de Tokyo. Rien ne me plaisait là-bas. D’abord, je ne comprenais pas pourquoi je devais travailler à Tokyo pour une compagnie kansaïenne. Ensuite, je ne m’entendais pas bien avec les gens de là- bas. Je me suis dit que je ne pourrais jamais habiter dans un endroit aussi aride. En ville, les gens refusaient de me donner des directions, soit par indifférence, soit parce qu’ils ne connaissaient pas leur quartier. » (Kuzunishi)

« La concentration à Tokyo augmente quand l’économie ne va pas bien. […] Ça ne changera pas tant que la structure du gouvernement ne changera pas. Les bureaucrates japonais n’acceptent pas la plupart des demandes par courriel. Pour obtenir n’importe quel permis d’autorisation gouvernemental, par exemple pour créer un nouveau département à l’université, il faut se rendre à Tokyo. Il faut changer ça. La concentration à Tokyo, c’est la concentration des secteurs administratifs. On n’y concentre pas les usines. On les place plutôt aux endroits les moins coûteux. Je peux nommer en exemple le cas du keidanren (l’organisation patronale japonaise). Dès que la branche de Tokyo a quelque chose à annoncer ou à discuter, c’est le président de l’organisation patronale kansaïenne qui doit se déplacer. Beaucoup de chefs d’entreprise d’ici qui passent leur vie à voyager entre Tokyo et le Kansaï le font parce qu’ils veulent demeurer au Kansaï. Sinon, ils n’accepteraient pas de faire ces déplacements fréquents et resteraient à Tokyo. En réalité, ils ne veulent pas y aller, mais ils sont obligés. Normalement, les Kansaïens ne sont pas attirés par le Kantō. […] Il y en a qui veulent aller à Sapporo (Hokkaido) ou à Hakata (Fukuoka) parce qu’ils sont attirés par leur culture. Cependant, il n’y a aucun avantage à aller à Tokyo, autre que le travail. » (Ishihara)

« Depuis toujours, nous avons fait affaire dans le Kansaï uniquement, mais puisque les temps sont devenus difficiles, on a finalement décidé d’ouvrir une succursale à Tokyo. […] Notre compagnie vend des systèmes informatiques et des logiciels, et certains de nos produits se vendent à l’échelle nationale. C’est plus facile d’atteindre le marché d’Hokkaido à partir de Tokyo que du Kansaï. Même si certaines compagnies ont deux honsha [siège social], un à Osaka et l’autre à Tokyo, c’est celui de Tokyo qui fait entrer le plus de profit. » (Tsutsumi)

1.4 Tendance irréversible : le déversement des sièges sociaux vers Tokyo