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Le Katsura rikyū à l’Ouest et le Nikkō tōshōgū à l’Est

Chapitre 3. L’Ouest et l’ Est dans l’histoire du Japon

4. La culture Kan’ei 寛永

4.1. Le Katsura rikyū à l’Ouest et le Nikkō tōshōgū à l’Est

L’ère Kan’ei s’étend de 1624 à 1643, soit au début de l’époque Edo. Aujourd’hui, on compare souvent deux sites historiques importants de cette époque : le Katsura rikyū 桂離宮 à l’ouest et le Nikkō-tōshōgū 日光東照宮 à l’est. Le Katsura rikyū est la Villa impériale de Katsura fondée vers l’an 1615 par le Prince Hachijō Toshihito, fils sous tutelle de Toyotomi Hideyoshi et petit frère de l’empereur Go-Yōzei. La construction des parties plus importantes de cette résidence impériale secondaire a été effectuée par son fils Toshitada à partir de 1641. L’autre site, le Nikkō-tōshōgū, est un sanctuaire shintoïste construit en l'honneur de Tokugawa Ieyasu à partir de 1617, un an après sa mort. De nos jours, on s’entend pour dire que la comparaison entre les deux sites historiques a été diffusée par les écrits sur le Japon de l’architecte allemand Bruno Taut (1880-1938). Il a notamment vanté la beauté éternelle de la Villa impériale de Katsura et de ses éléments japonais hérités du sanctuaire d'Ise, tandis qu’il a porté un jugement très sévère sur le Nikkō-tōshōgū, accusant ce dernier d’être « kitch » et d’avoir hérité des éléments négatifs de l’architecture bouddhique emprunté superficiellement à la Chine. En inversant la réputation de ces deux bâtiments en faveur de la Villa impériale de

Katsura, Taut est aujourd’hui reconnu pour avoir lancé « la redécouverte de la beauté japonaise146 ».

Inoue (1986) analyse la montée en popularité de la Villa impériale de Katsura et explique que c’était surtout la vulgarisation faite par Taut qui a attiré les lecteurs japonais. Au-delà du monde architectural japonais, les écrits de Taut sont populaires parmi les intellectuels de la culture japonaise, tels que Watsuji Tetsurō. Il est ainsi devenu porte-parole de la beauté de la « tradition » japonaise : la Villa impériale de Katsura représente la modestie et le Nikkō-tōshōgū représente la somptuosité. Taut critiquait l’architecture entraînée par les modes et les courants qu’il juge éphémères. Il était plutôt à la recherche de quelque chose d’universel (Taut, 1976, 9) : un exemple d'architecture classique, un monument éternel. Selon lui, il est presque impossible de créer quelque chose d’aussi simple et élégant que la Villa impériale de Katsura.

Cependant, selon Inoue, à l’époque de Taut, dans cette atmosphère sobre de la Seconde Guerre mondiale, la villa n’était pas considérée si modeste. En effet, on y retrouve des

chigaidana (étagères ornementales) et des petites décorations élégantes telles que de la ferronnerie, des poignées de tiroirs artisanales et des motifs aux couleurs vives sur les portes à glissière. Devant ce supposé symbole de la beauté japonaise, Inoue dénonce plutôt l’accessibilité à ce site touristique; comme la villa fait partie des biens impériaux, l’accès y est très limité et les règles de visite sont changeantes, tandis que le Nikkō-tōshōgū est ouvert au public.

Néanmoins, on se pose encore la question : pourquoi les deux sites créés à la même époque par le même monde artistique ont-ils donné à Taut deux impressions si différentes. C’est l’interrogation de départ de l’architecte Miyamoto Kenji (18, 1997) qui analyse aussi ces deux sites. Effectivement, Miyamoto observe dans les deux constructions une influence de la Renaissance européenne tardive, amorcée avant l’époque Edo, importée par le commerce avec les Portugais et les Espagnols. Autrement dit, d’un point de vue architectural, les deux bâtiments partagent plus de similarités que de différences, surtout par l’utilisation de la perspective vista et du nombre d'or147. Miyamoto a conclu qu’on ne peut expliquer les commentaires de Taut que

par la philosophie des constructions. Il faut aussi prendre en considération le contexte historique

146 Traduction libre du titre du livre publié en japonais en 1962 par le traducteur Shinoda Hideo 篠田英雄 à partir

de différents textes en allemand de Taut.

entourant la construction de ces deux sites. Selon Miyamoto, comparativement à la villa, le Nikkō-tōshōgū représenterait le vainqueur. Il a été construit directement sous l’étoile Polaire immobile qui représente le souverain de l’univers (Gerhart 1999, 77), tandis que la villa n’est munie que d’une plate-forme pour admirer le passage de la lune. Effectivement la critique de Taut envers le Nikkō-tōshōgū est dirigée vers l’art du dominateur et le goût faste et artificiel des décorations abondantes (Taut 1976, 23). Il démontre de l’admiration pour la Villa impériale de Katsura qui lui semble beaucoup plus sobre et modeste que les palais et les châteaux d’Europe qui font l’étalage de la supériorité de la classe privilégiée (1976, 151).

C’est en analysant le contexte politique et historique entourant la construction de ces deux bâtiments qu’on peut en expliquer les divergences. En 1585, à l’aube de l’émergence de l’État du shogunat Tokugawa, Toyotomi Hideyoshi choisit le titre de kanpaku, (Hori 2009, 89), le plus haut poste de conseiller dans l’ordre aristocratique, tandis que Tokugawa Ieyasu est nommé shogun en 1603, le titre le plus élevé dans l’ordre militaire. Ces deux titres sont accordés par l’empereur. La relation entre Toyotomi Hideyoshi et la cour impériale n’est sans doute pas simple, mais l’enjeu n’est pas le même que pour Tokugawa Ieyasu. En obtenant le titre de kanpaku, jusqu’alors décerné uniquement à l’une des cinq maisons aristocratiques, Toyotomi remplit mieux que ses prédécesseurs le rôle de gérant de la politique, puisqu’en tant que successeur de Oda Nobunaga celui-ci exerce un meilleur contrôle sur les guerriers. C’est ce contrôle sur les clans militaires qui permet à Toyotomi de rétablir l’autorité impériale. Après la mort de Toyotomi Hideyoshi, son fils Hideyori continue son ascension dans l’ordre aristocratique, et ce, plus rapidement que les Tokugawa, ce qui implique que la cour impériale fonctionne en faveur des Toyotomi. Le clan Toyotomi est accepté des aristocrates de la cour (Yoshida Y. 2005) et fait donc partie du système impérial, tandis que le shogunat Tokugawa tente d’altérer ce même système et de museler le pouvoir de l’empereur en limitant celui des aristocrates et en orientant les activités de la cour vers des domaines extérieurs à la politique, notamment les arts et les sciences.

En plus de faire appliquer sa double maîtrise avec les lois sur la noblesse militaire et aristocratique, il tente de limiter le pouvoir de l’empereur avec deux nouvelles lois en 1615, Kinchū narabi ni kuge shohatto (la loi pour l’empereur et la loi pour les nobles de la cour impériale). Le conflit entre le shogunat Tokugawa et la cour est palpable notamment dans

l’affaire des « robes violettes » où l’acte de certification des religieux bouddhistes, traditionnellement ordonnée par l’empereur, passe aux mains du bakufu, causant ainsi l’indignation et l’abdication de l’empereur Go-mizunoo148 en 1629. Si on considère que la

bataille déterminante de Sekigahara en 1600 divise les allégeances entre l’armée de l'Est et l'armée de l'Ouest, alors l’affrontement au plan symbolique des deux centres de pouvoir devient plus clair; un centre de pouvoir repose sur l’ancien (la cour impériale à Kyoto) et l’autre sur le nouveau (le bakufu à Edo). Il s’agissait donc en fait d’une lutte de pouvoir entre l’Ouest et l’Est. De là la dernière volonté de Tokugawa Ieyasu avant sa mort et qui a inspiré le projet de construction du Nikkō-tōshōgū :

Je deviendrai en ce lieu la divinité tutélaire des huit provinces du Kantō. Date : 4e jour du 4e mois de la 2e année de Genna

Signé : Konchiin Sūden À l’attention de : Itakura Iga-no-kami Katsushige149

Tokugawa Ieyasu, divinisé, prend le titre posthume de Tōshō daigongen, la Grande Divinité qui illumine l’Est, pour surpasser Toyotomi Hideyoshi dont le titre posthume était Toyokuni daimyōjin, la Grand Divinité du pays d’abondance, et pour renforcer la position du shogunat Tokugawa face à l’autorité impériale à Kyōto. La construction du Nikkō-tōshōgū à Nikkō est aussi une tentative d’équilibrer les forces idéologiques entre la trinité impériale (l’Empereur, Kyoto, et le sanctuaire d’Ise) et la trinité shogunale (le shogun, Edo, et le sanctuaire de Nikkō) (Ooms 1985, 57-62 ; 162-186). Peut-être est-ce aussi dans cet esprit que son tombeau fait face à l’Ouest (Aoki 1994, 35). L’analyse, ou l’impression, de Taut était probablement juste, car il était inconvenant pour la cour impériale de créer quelque chose de plus luxueux que le Nikkō-tōshōgū; il fallait plutôt éviter de démontrer le peu de luxe que la villa possédait. Au

148 On parle de la Villa impérial de Katsura, mais l’empereur Go-mizunoo a aussi construit la Villa impériale de

Shūgakuin 修学院離宮. Avec Sentō-gosho 仙洞御所, un autre bâtiment dédié à l’empereur Go-mizunoo, elles sont considérée représentatives de l’architecture de l’époque.

149 Shintei honkō kokushi nikki 新訂 本光国師日記, vol.3, p.382a; WB. « Ieyasu and the Founding of the

Tokugawa Shogunate » dans Sources of Japanese tradition: From earliest times to 1600, Volume 2, p.25. (Willem 2005).La traduction anglaise de ce livre utilise la 3e personne (he) au lieu de la 1re personne (je). Cette

traduction française libre utilise la 1re personne puisque la plupart des citations japonaises sont habituellement

fond, ce n’est pas tant la fonction des deux bâtiments qui était différente plutôt que le fait que les pouvoirs souverains de la cour impériale étaient restreints.

4.2. Les chōshū (ou machishū) 町衆 comme meneur de la culture Kan’ei