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Chapitre 3. L’Ouest et l’ Est dans l’histoire du Japon

5. La culture Genroku 元禄

Les uns chantant, chacun à sa guise, d’autres buvant avec des femmes, ou encore des moines de la montagne avec leurs novices, des dizaines de milliers de gens se retrouvaient là, sans la moindre algarade, car les habitants de Kyôto son ainsi faits, quand soudain un groupe de samuraï du nord se heurta violemment à une bande non moins rude d’hommes du Kantō 154. (Ihara Saikaku 井原西鶴 1689)155

Se répandre en amabilités envers quelqu’un qu’on se propose de mettre à contribution, le couvrir de cadeaux, lui prodiguer les flatteries, ce sont là manières du Kamigata. Le Kantō est une région où l’on n’a aucune considération pour ces amitiés de circonstance, alors qu’à quelqu’un, par contre, avec qui l’on aurait des relations suivies et confiantes, on donnerait or et argent, ce qui va de soi, mais sa vie même s’il le fallait156. (Ihara Saikaku 1696)157

Dans ses notes de traduction pour ces deux œuvres, Sieffert mentionne que « les gens de guerre du Nord et de l’Est (le Kantō, la région d’Edo) passent pour frustes et batailleurs, et par

153 Dans la 79e partie du Hon'ami gyōjōki 本阿弥行状記. 154 Traduit par René Sieffert (1990, 129).

155 « Le crime révélé par le son du luth » dans Enquêtes à l’ombre des cerisiers. 156 Traduit par René Sieffert (1990, 224).

conséquent sont à la fois craints et méprisés par les bourgeois raffinés du Kansaï » (1990, 267). Il note aussi que « Si les gens de la région de Kyoto et d’Osaka, le Kamigata ou Kansaï, méprisent les manières rudes de ceux d’Edo, ces derniers, par contre, se gaussent de celles des villes rivales, qu’ils jugent trop polies pour être honnêtes » (275).

En écrivant sur son expérience au Japon entre 1690 et 1692, le médecin et voyageur allemand Engelbert Kaempfer notait qu’il y avait deux empereurs, l’un ecclésiastique et l’autre séculier (1906, lvi). Ses notes datent de l’ère Genroku qui s’étend de 1688 à 1703, ce qui correspond à l’époque du 5e shogun Tsunayoshi (1680-1709). Cependant, on dit que la culture

Genroku aurait commencé quelques années plus tôt et se serait terminée quelques années plus tard. Mais en général, on s’entend pour dire que la culture de cette époque est caractérisée par les activités des chōnin (la population urbaine). En comparaison avec l’ère Kan’ei, les activités culturelles exercées par les chōnin à l’ère Genroku ne s’adressent pas uniquement à la classe supérieure. Et cette fois-ci, c’est plutôt la ville d’Osaka qui en est représentative. Selon le manuel scolaire japonais Yamakawa shuppan, avec les quelques décennies de paix instaurées par le système bakuhan sous le shogunat Tokugawa, les chōnin du Kamigata ont créé une culture humaniste et opulente; à la différence de la culture de la cour et de la classe guerrière, la culture de chōnin mettait l’accent sur le côté pragmatique. Parmi les artistes les plus représentatifs de ce mouvement, on note le créateur d’estampes Hishikawa Moronobu (1618-1694), le peintre Ogata Kōrin (1658-1716), l’écrivain Ihara Saikaku (1642-1693), le maître haïku Matsuo Bashō (1644-1694), et le dramaturge Chikamatsu Monzaemon (1653-1725). Hishikawa Moronobu a créé les illustrations pour le récit d’Ihara Saikaku, Un homme amoureux de l’amour (1682) (Kōshoku ichidai otoko 好色一代男), paru à Osaka puis à Edo. Le journal de voyage Nozarashi kikō (1684-85) de Matsuo Bashō, originaire d’Iga, est aussi rédigé à cette époque. Ogata Kōrin, quant à lui, provenait d’une famille marchande de Kyoto et avait pour mécènes les maisons aristocrates et guerrières. Il a été plutôt actif en tant que peintre après l’obtention du titre honorifique hokkyō en 1701, titre que l’on attribuait traditionnellement dans la religion bouddhiste, mais aussi de façon honorifique aux peintres. De la même façon, la plupart des oeuvres de Chikamatsu Monzaemon ont été écrites après 1703. Donc, la période couverte par ces créateurs était plutôt large, et leurs parcours assez différents.

Néanmoins, ce qu’on remarque à l’époque Genroku est l’apparition d’un nouveau type de marchand. À cette époque, Kyoto, qui a abrité la population la plus nombreuse jusqu’à l’époque Kan’ei, commence à céder sa place à Edo. De plus, la démographie d’Osaka dépasse celle de Kyoto. Osaka, avec sa baie semi-fermée qui donne sur l'extrémité orientale de la mer intérieure de Seto et sur l’Océan Pacifique par le chenal Kii suidō, est le centre de ce réseau et, de ce fait, le centre économique de la région et du Japon158; on l’appelle Tenka no daidokoro, le

garde-manger de l’État. Ce centre de circulation des marchandises prend encore plus d’importance avec l’institutionnalisation du bakufu à Edo. Par exemple, le sankin-kōtai (système de résidence alternée des daimyō), implanté en 1635, modifie non seulement la démographie, mais aussi la structure économique. Comme les daimyō ne sont pas producteurs, leurs séjours fréquents à Edo sont à l’origine de l’apparition d’un vaste marché. Cette situation stimule la consommation et la circulation des marchandises (1990 Bernier). En parallèle, plusieurs endroits au Japon, tels que les ville-sous-châteaux de Kanazawa et Nagoya, se développent pour atteindre une population de près de 100 000 âmes (Hayami 1992). Pour la formation des ville-sous-châteaux, il faut prendre en considération la stabilisation des quatre classes telles que définies par le bakufu à l’aube d’une période de paix: guerriers, paysans, artisans et marchands.

Une ville-sous-châteaux159 est composée de trois parties : les maisons des guerriers,

celles des chōnin (les artisans et les marchands) et les temples (shintoïstes et bouddhistes). Les temples sont placés à l’extrémité de la ville. Les maisons de la classe guerrière sont construites selon l’ordre du statut de ses habitants, les plus hauts gradés plus près du château, ce qui coupe les guerriers de la terre. Il s’agissait aussi d’une politique des Tokugawa pour éviter le renversement de pouvoir (gekokujō). Avant cette époque, ils habitaient dans les villages et

158 Au début de l’époque Tokugawa, le transport du riz à partir de la région du Hokuriku s’effectuait par voie

maritime via le lac Biwa puis par voie terrestre jusqu’à Kyoto et Osaka. Mais le développement des voies maritimes occidentales passant par le détroit de Shimonoseki et la Mer intérieure de Seto offraient une option plus viable. Plus tard, cette même voie maritime s’étendra jusqu’à Hokkaido.

159 Avant l’établissement du bakufu, durant l’époque Sengoku (l’âge des provinces en guerre), les châteaux

étaient plutôt construits sur la montagne. Les daimyos les utilisaient durant la guerre, mais habitaient dans leurs maisons sur les plaines en temps normal. Avec l’établissement du système bakuhan de Tokugawa, les intérêts des daimyos sont orientés davantage sur la meilleure gestion de leur domaine plutôt que sur l’élargissement de leur territoire par des moyens militaires. Dans ce contexte, les châteaux ont commencé à être construits surtout dans les plaines.

participaient à l’agriculture. Mais, dans la ville-sous-château, ils deviennent des fonctionnaires et passent de producteurs à consommateurs. Les maisons des chōnin sont situées entre celles des guerriers et les temples. La création de la ville-sous-château est essentielle pour maintenir l’ordre social basé sur les quatre classes imposées par le bakufu, et chaque domaine « contrôle » la population paysanne puisqu’il peut facilement les couper du marché. Les marchands mènent leurs affaires dans la ville et seulement ceux qui détiennent un permis peuvent aller vendre leurs produits dans les villages. De plus, le domaine exige que certains produits majeurs, notamment le riz, le soya et le coton, (Ōishi 1970, 38) soient vendus uniquement dans la ville-sous-château. Ainsi, dans ce système, chaque marchand détient un permis et est assuré de vendre à la classe guerrière au début de l’époque Tokugawa. Mais, à l’époque Genroku apparaissent les marchands qui ne dépendent pas nécessairement des ventes à la classe supérieure. C’est le résultat de l’augmentation des surplus de marchandise de la classe paysanne (Ōishi 1970, 54); l’amélioration de la productivité entraîne un surplus de produits que les paysans commencent à vendre aux marchands qui voient leur réseau de consommateurs s’accroître grâce à de nouvelles marchandises plus diversifiées. Le nouveau type de marchand profite du monopole de la circulation de ces surplus.

Le magazine perpétuel du Japon (Nihon Eitaigura 日本永代蔵) d’Ihara Saikaku, publié à cette époque, témoigne de l’émergence d’un nouveau type de marchand (Naramoto 1975, 16), représenté notamment à Edo par la maison marchande Echigoya, fondée par Mitsui, et à Osaka par la maison marchande Yodoya. Mitsui commence à distribuer ses marchandises aux marchands des différentes régions en plus de ses ventes sur place, contrairement aux anciens marchands qui faisaient des ventes sur commande et visitaient leurs clients avec leurs produits. Mitsui introduit aussi les échanges monétaires et les prêts. On attribue son succès en partie aux marchands de Kyoto qui continuent d’offrir leur soutien en fournissant des vêtements à la division d’approvisionnement de Mitsui à Kyoto. Quant à Yodoya, celui-ci introduit les opérations à terme (sakimono torihiki 先物取引)160 dans le marché du riz. On attribue ces

changements au développement dans le système de distribution. À cette époque, beaucoup de

160 Opération financière de base qui est caractérisée par un décalage de temps entre le jour de la négociation, celui

produits proviennent de l’ouest du Japon. À Edo, on appelait kudari-mono 下りもの (traduit littéralement par « produits descendus » ou « produits d’en haut ») les produits envoyés du Kamigata (kami 上 = haut), notamment le coton, l’huile, le saké, et la sauce de soya. Ils sont transportés par les navires de type higakikaisen qui mettent en moyenne un mois pour arriver à Edo (Osaka maritime museum 2003) 161.

Relativement à l’apport civilisationnel, Shimauchi (25, 2009) mentionne le détournement du centre culturel japonais vers l’Est, de Kyoto à Edo. Pour ce faire, Edo invite les hommes cultivés de l’Ouest et crée des postes tels que chargé d’études du shintō et maître de poésie (kagaku-gata 歌学方), institués respectivement par Yoshikawa Koretaru en 1682 et Kitamura Kigin en 1689. Cependant, cela ne signifie pas la migration de la culture vers l’Est, mais plutôt le prélude du développement de la ville d’Edo. Le spécialiste de la culture d’Edo, l’historien Nishiyama Matsunosuke (1997, 11), professeur émérite de l’ancienne Université d’éducation de Tokyo, affirme que :

À partir du milieu du 17e siècle, Edo devenait un centre culturel au Japon faisant rapidement concurrence avec Kyoto, considérée comme le centre culturel depuis l’ère Heian. À partir de cette époque, on distingue donc deux cultures entièrement différentes : la culture du Kamigata, la région comprenant les villes de Kyoto et d’Osaka, et la culture d’Edo162.

6. La culture Kasei et les Edokko